La géopolitique est un regard poétique posé sur le monde. La poésie permet de comprendre l’essence des choses, des phénomènes, des combats. Avec son nouveau recueil, Tigrane Yégavian poursuit son œuvre poétique, du Levant à l’Occident.
Membre fondateur de Conflits, Tigrane Yégavian est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés au Levant. Il a également publié plusieurs recueils de poème. Article original de Denis Donikian paru dans Écrittératures.
Et si c’était à la poésie d’interpeller les mystères qui entourent toute vie et qui usent de toutes les ruses pour la pousser à mener sa quête de sens sans jamais lui octroyer rien d’autre qu’une inquiétude aussi folle que désespérée ? Chaque poète prend ainsi son bâton de pèlerin pour aller à la rencontre de la merveille qui le met en branle. Pour Rimbaud, ce sera un « bateau ivre », pour Valéry « la mer, la mer toujours recommencée », pour Aragon Elsa, l’Ararat pour Chiraz, l’Arménie pour tel quêteur d’harmonie…
Le corps et le territoire
L’Orient, un Orient inéluctable, devient sous la plume de Tigrane Yégavian, dans son nouveau livre intitulé Double présence (L’Harmattan, collection Accent tonique, 81 pages, 12 €), le pôle qui aimante son écriture. Le lieu qui féconde ses mots sans jamais apaiser ses maux. À savoir ces bouleversements qui traversent de part en part aussi bien le corps qui écrit que le territoire mythique qui fait songe. Reste à se demander si, à s’éloigner de cette orientalomanie nostalgique, la poésie de Tigrane Yégavian ne commettrait pas le risque de l’égarement. Déjà, le recueil précédent, L’Adieu au Levant, plongeait dans l’abîme de la perte. Perte d’une jeunesse qui ne reviendrait plus. Mais cette fois, interroger cette perte conduit les montées de l’âge à une confrontation avec l’absolu. Un absolu qui ne vient à vous que si vous consentez à vous égarer hors de vos habitudes.
Rends-moi cette paix
Qui n’est pas de ce monde
Abolis la frontière entre le rêve et le matin.
J’ai soif d’une lumière qui n’aveugle pas
D’une mer où souffle la brise du pardon.
Garde-moi de toute peur
Et conduis-moi vers le chemin
De mon unité sublime.
Que je puisse la contempler avec toi
Au sommet de notre victoire.
Le mystère et la présence inéluctable
On ne peut dire mieux. Pour Tigrane Yégavian le mystère est habité d’une présence inéluctable vers laquelle tend toute vie. Sachant que toute vie ne vaut que si elle se met en chemin pour restaurer en soi cette présence même. Une présence qui est ici et là, en moi autant qu’ailleurs, en ce sens que l’ailleurs est en même temps le soi. Comme si l’attente était déjà une entente avec ce quelqu’un dont Claudel disait : « Quelqu’un qui soit en moi plus moi-même que moi ».
Viennent alors ces déchirements critiques qui fermentent dans cette part en lui d’appartenance à une nation qui s’est aliénée par un nationalisme cru autant que cruel et qui s’est suicidée par la perte de sa foi première.
La vigne s’est faite rouille
Le sol noircit les âmes
Distille le doute dans les cœurs.
Au pied d’un Ararat dépité et railleur
Que vaut cette nation en lambeaux
Si elle a renié la foi de ses pères ?
Dès lors, c’est l’audace du renouveau qui remplit le chemin. Comme si l’ancienne naissance appelait une naissance essentielle.
Car la nostalgie ne peut exister
Que si la nuit nous a appartenu.
La vie nouvelle tarde
A se glisser dans mes draps.
Mais je n’ai plus peur
De franchir à nouveau ce seuil
Le vœu secret qui innerve les textes limpides et graves de Double présence semblerait de vouloir échapper à la mélancolie qui hantait le précédent recueil. Mais il se traduit aujourd’hui en une forme de conversion radicale. Celle qui consiste à préférer l’intime à l’histoire, la nécessité de vivre ses rêves de lumière plutôt qu’à mimer les redites de la mémoire. Car la poésie oblige à la vérité. La vérité la plus profonde. La vérité qui coule de source et qui restaure le sens. Le courage de Tigrane Yégavian est de se trahir pour se retrouver.
Refuser la grandeur.
Ne pas céder à la tentation.
Telle est notre loi
Refaire nation sur terre
Refaire corps
Avec le pays perdu
Tout cela n’est pas de notre ressort
Mais chanson triste
Où la mémoire seule
Nous sert d’instrument.
(Il n’est pas anodin de noter que le texte auquel appartient cet extrait a été écrit à Erevan)
Une poésie initiatique
Poésie initiatique, en ce sens que s’initie une voie nouvelle. Nous dirons une nouvelle voix de Tigrane Yégavian. Une voix sourde que peu entendront et que peu suivront. Qu’importe. La poésie ne peut se contenter de n’être que lecture. Elle est un acte. Elle met en acte celui qui écrit. Puisse le lecteur de Double présence perdre son innocence et avancer pas à pas, de naissance en naissance.