La Chine Big Brother : surveiller et punir

23 juillet 2019

Temps de lecture : 6 minutes

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La Chine Big Brother : surveiller et punir

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Le système de crédit social chinois espionne et organise la vie des citoyens chinois. Entretien avec Emmanuel Dubois de Prisque, chercheur associé à l’Institut Thomas More et auteur d’une note sur le SCS (juin 2019).

Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé

En quoi consiste le système de crédit social (SCS) chinois ? Est-il appliqué dans tout le pays ou dans certains lieux seulement ?  

Le SCS est un projet au long cours du gouvernement chinois qui doit entrer formellement en vigueur en 2020 et qui vise à « civiliser » la population chinoise grâce à des systèmes d’évaluation du comportement de chacun. Ces évaluations, sous forme chiffrées ou non, entraînent des récompenses et des sanctions. Les mauvais citoyens, jugés indignes de confiance, peuvent être inscrits sur des « listes de noires », sortes de cangues virtuelles, et privés de certains droits : celui de voyager à l’étranger, de devenir fonctionnaire, de voyager en première classe, d’inscrire leurs enfants dans les écoles privées, etc., tandis que les bons citoyens, inscrits sur des « listes rouges » se voient au contraire récompensés  et octroyer des droits particuliers : coupe-file dans les hôpitaux ou procédures d’obtention de visas simplifiées par exemple.

Curieusement, ce projet est né dans le contexte des négociations de l’entrée de la Chine au sein de l’OMC. Les entreprises américaines et européennes qui souhaitaient avant de s’engager en Chine mieux connaître leurs partenaires chinois ont demandé que soit mis en place un système permettant d’évaluer la « qualité » des entreprises sur le modèle des techniques de « scoring » des agences de notation occidentales.

Cependant, sous l’effet de l’idiosyncrasie sino-communiste, le projet en Chine a pris une dimension très différente : il ne s’agit plus seulement d’un instrument économique visant à favoriser le bon fonctionnement du système financier, mais d’augmenter le niveau de vertu de la population chinoise. Il s’agit d’une sorte de projet formation permanente au bon comportement, formation prodiguée par l’État à tous les citoyens par tous les moyens. Le tournant s’est produit vers 2008 : Pékin, au moment de la crise financière américaine, a eu le sentiment que son propre système était supérieur à celui des Occidentaux, en particulier dans ce domaine qui met en jeu des éléments civilisationnels. Les États-Unis avaient été incapables d’évaluer correctement les risques liés aux emprunts immobiliers. La Chine quant à elle serait en mesure de mettre en place un système beaucoup plus efficace, et coercitif pour amener les citoyens à bien se comporter. Aujourd’hui, le père de ce projet, Lin Junyue, peut ainsi fièrement proposer que son système soit exporté vers les pays qui participent aux « Nouvelles routes de la soie ».

Ce projet n’est pas appliqué aujourd’hui partout, mais il devrait l’être à terme. Il prendra des formes très différentes selon les villes, car l’institution responsable du projet semble avoir jugé qu’il était préférable que ce projet bénéficie dans son application d’une certaine souplesse. Le gouvernement semble estimer que c’est au plus près du terrain que les jugements portés sur les personnes seront les meilleurs, les plus « justes ». Le projet a donc été confié aux collectivités locales par le gouvernement central. Il existe aujourd’hui 43 municipalités pilotes où le projet est développé selon des modalités parfois très différentes selon les lieux.

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Vous expliquez que ce système s’appuie sur la haute technologie, mais qu’il repose aussi sur des fondements philosophiques qui structurent la pensée culturelle de la Chine. En quoi est-il le fruit de la pensée chinoise ?

Comme l’affirme le sinologue Édouard Chavannes : « L’Empereur […] en Chine apparaît comme le juge universel du bien et du mal, comme le dispensateur suprême de l’éloge et du blâme, dans le monde visible et dans celui qui est invisible : il est le souverain qui règne à la fois sur les corps et sur les âmes, sur les vivants et sur les morts, sur les hommes et sur les dieux ; en lui se réalise l’étroite union de la politique, de la morale et de la religion, principe fondamental du gouvernement chinois ; il est véritablement le Fils du Ciel, et son omnipotence absolue et sacrée provient de ce qu’il est le mandataire du Ciel sur la terre ».

Le Parti communiste est engagé dans un projet de restauration de la puissance impériale chinoise qui porte avec lui une dimension civilisationnelle évidente. La Chine n’a jamais connu de véritable séparation du politique et du religieux. Dans le judéo-christianisme, le jugement des hommes n’est pas le jugement de Dieu (« La colère des hommes n’accomplit pas la justice de Dieu », dit par exemple saint Jacques dans son épitre). Cette distinction est inconnue de la culture traditionnelle chinoise.

En outre, les bouleversements socio-économiques provoqués par la croissance économique extrêmement rapide et l’exode rural massif de ces dernières décennies ont profondément troublé la société chinoise. Les antiques réseaux familiaux, les réputations ancestrales dans les villages, les systèmes traditionnels de surveillance réciproque des citoyens mis en place par l’Empire depuis la plus haute antiquité, tout a été bouleversé d’abord par le communisme, puis par le capitalisme, qui est la révolution continuée par d’autres moyens. Le « système de crédit social » vient remettre de l’ordre dans le désordre contemporain, rétablir des distinctions claires entre les bons et les méchants, alléger l’angoisse de ceux qui se demandent s’ils appartiennent à la bonne partie de l’humanité. Comme le disait Céline : « ça serait pourtant pas si bête s’il y avait quelque chose pour distinguer les bons des méchants ».

Cette citation de Céline le prouve, la peur de l’indistinction suscitée par le capitalisme existe en Occident comme en Chine, mais c’est l’Église et la perspective du jugement dernier qui y répondaient chez nous. Le jugement du monde et celui de Dieu ne se confondaient pas. En Occident comme en Chine, le jugement du Ciel est entre les mains du Fils, mais en Chine, le Fils du Ciel possède aussi le pouvoir politique tandis qu’en Occident, le Royaume du Fils de Dieu n’est pas de ce monde…

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Le SCS tente d’être très high-tech et il profite notamment de l’évolution technique du numérique. Mais il fonctionne encore de façon assez obsolète. La Chine a-t-elle les moyens de le mettre en place ?

Ce sera en effet la question à suivre dans les années qui viennent. Il sera très difficile pour le pouvoir chinois d’intégrer les données collectées par les différents secteurs d’activités concernés par le projet : le secteur financier, la police, les géants de l’Internet, etc. Le pouvoir met l’accent aujourd’hui sur la fiabilité du système, et sur la possibilité pour les citoyens qui ont été punis de suivre un parcours de « réhabilitation ».

Vu d’Europe, le SCS nous paraît horrible, orwellien même. Pourtant, nous sommes aussi en train de le mettre en place, sous des noms différents : dénonciation des entreprises qui ne respectent pas les normes gouvernementales, lois anti fake news qui peut aboutir à une définition d’une vérité d’État, etc. Sommes-nous si différents de la Chine ? 

Non, nous ne sommes pas si différents des Chinois en effet. Nous aimons tous que le pouvoir nous récompense et que les méchants soient punis. Ils nous arrivent à tous de souhaiter que nos contradicteurs et nos rivaux soient rejetés dans les ténèbres extérieures de l’hérésie, c’est-à-dire, en termes contemporains, qu’ils soient convaincus de propager des « fake news ». Cependant, en Occident et plus largement dans les démocraties nous avons voulu croire à peu près jusqu’à présent qu’il y avait une place pour la conversation civilisée. Après tout, si je me situe à droite, c’est qu’il y a quelqu’un à ma gauche : je prétends certes détenir la vérité, mais j’admets que ce n’est peut-être pas le cas, qu’à ma gauche quelqu’un est susceptible de dire quelque chose qui mérite d’être entendu. Si je suis au centre, comme la Chine et le Parti communiste chinois sont au centre, tout ce qui est à ma gauche et à ma droite est a priori discrédité, mauvais, rejeté dans les ténèbres extérieures et c’est moi qui incarne le Bien.

La distinction entre la gauche et la droite était constitutive d’une espace de débat civilisé qui n’existe pas en Chine et est en train de disparaître en Occident.

Pourquoi voit-on si peu de monde s’inquiéter de ce système et du contrôle social opéré par la technologie numérique ? Le crédit social n’assure-t-il pas la victoire des États sur les personnes, avec l’assentiment tacite des personnes elles-mêmes ?

Le SCS manifeste la parfaite disparition de la distinction entre le domaine public et le domaine privé puisque tout ce que les Chinois peuvent dire et partager sur Internet et sans doute aussi ailleurs pourra être retenu contre eux (et d’ailleurs aussi pour eux). Il faut croire que nous ne tenions pas tant que cela à cette distinction puisqu’il a suffi que quelques marchands habiles nous proposent leur quincaillerie numérique pour que nous y renoncions d’un cœur léger. C’est le droit d’ainesse contre un plat de lentilles ! En outre, avec la liquidation de notre héritage judéo-chrétien, ce sont certains de nos scrupules qui disparaissent peut-être. Qui aujourd’hui souhaite encore entendre la phrase du Christ dans l’évangile selon saint Jean : « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre ». Il n’est pas tellement certain que nous soyons immunisés contre le goût de punir les opinions et les attitudes qui ne nous déplaisent (souvenons-nous de Philippe Muray qui, il y a déjà deux décennies parlaient de notre « envie du Pénal »). « Balance ton porc » et autres « Me Too » manifestent la permanence de cette « mentalité persécutrice » dont parlait Nathaniel Hawthorne et après lui Philip Roth. Mais tandis qu’en Occident, ce sont les réseaux sociaux qui crient haro sur le baudet, en Chine cette fonction importante est la prérogative du pouvoir. Les Chinois prétendent ainsi qu’ils sont plus justes et mieux organisés que nous…

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À propos de l’auteur
Emmanuel Dubois de Prisque

Emmanuel Dubois de Prisque

Chercheur associé de l'Institut Thomas More. Spécialiste de la Chine et de l'Asie du sud-est. Corédacteur en chef de la revue Mondes chinois. Nouvelle Asie

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