L’œuvre de Carlo Montarsolo (1922-2005), artiste italien aux multiples talents aujourd’hui en pleine redécouverte, comprend plusieurs styles et langages embrassant tout le XXe siècle. L’artiste traverse et s’approprie, avec originale expressivité et richesse chromatique, les grandes leçons de l’art européen du XXe siècle, du réalisme au cubisme, tout en parvenant au naturalisme abstrait, sa production plus fructueuse qui culmine dans une peinture « de la matière », à cheval sur les années 1960-1970. Une peinture abstraite, sensuelle, qui pénètre notre sensibilité avec la même vigueur d’expressions plus figuratives et naturalistes auxquelles elle reste pourtant ancrée. Une peinture cultivée et de grandes qualités artistiques, impliquant la connaissance passionnée d’une culture humaniste vaste et complète, qui rapproche l’Europe à la Méditerranée et la Méditerranée à l’Europe.
Par Federico Romanelli Montarsolo, Président de l’Association Montarsolo
Un art au carrefour entre l’Europe et la Méditerranée
La rencontre entre l’Europe et la Méditerranée est une constante dans l’œuvre de Montarsolo. Une œuvre faite par des cycles dans lesquels on ne trouve pas seulement une récurrence thématique, mais une source d’inspiration, d’un goût réfléchi dans une tension de l’âme. On parle d’une peinture de cycles, mais on devrait plutôt parler d’une recherche des paysages intérieurs, spirituels. D’une recherche culturelle.
Le maître parle de lui dans son livre-vadémécum Un artiste qui raconte l’art, conduisant le lecteur par ses découvertes, remontant à la profonde influence apportée par la précoce et révolutionnaire leçon de Cézanne. Son atelier à Portici – Naples, esquissé comme un « grenier sur l’Europe », est perçu comme un pont frontalier, au-dessous duquel « se passe l’Europe, car aussi un pays d’ancienne culture peut devenir le carrefour de la rencontre entre tradition et avant-garde, culture antique et modernité » (2). C’est en Belgique que l’artiste tire des motifs incisifs pour de nouvelles inspirations, « enlevé » par les œuvres de Braque et Picasso. Rentré à Naples, il y apporte la leçon du cubisme analytique, reversée dans ses compositions géométriques abstraites, marquants une trace profonde en Italie ainsi que dans l’Europe entière. On peut dire que s’inspirant de régions et de grands maîtres de l’Europe, l’artiste rend à l’Europe sa propre œuvre par une empreinte fortement méditerranéenne. Pourtant, le cœur de l’art de Montarsolo, qui continue à franchir de nouvelles routes à partir de la Méditerranée, se trouve précisément dans la création d’un pont, d’un fil rouge qui renforce ultérieurement la vision et l’identité méditerranéenne qui est le propre de l’Europe, comme pour nous exhorter sur l’importance de suivre ses valeurs culturelles, aujourd’hui en crise.
Toute l’œuvre de Carlo Montarsolo est fortement méditerranéenne.
L’artiste a perçu et vécu la dynamique du midi de l’Europe transposant la lumière de la Méditerranée grâce à la force visuelle du Vésuve, des suggestions marines, des sons, des oliviers. « Son charisme artistique lie différentes écoles picturales dans un fil rouge élégant qui accompagne aux impressions visuelles la rigueur plus rationaliste, imprégné de géométrie et de recherche continue. Homme de la Méditerranée, Montarsolo a marqué ses œuvres par les mémoires et les mélodies de l’âme, donnant la vie à un monde qui bascule entre réalité et fantaisie » (3). Celui-ci, c’est l’esprit d’un homme-artiste du Midi, ensorcelé par la beauté de la terra maris profondément imprimée dans son œuvre, dont la matrice, à l’instar de grands artistes français Braque et Cézanne, remonte aux genius loci qui ont confié leur vie artistique à la peinture de leur terre euro-méditerranéenne.
En la regardant par cette double perspective, européenne et méditerranéenne, nous apercevons davantage que l’œuvre de Montarsolo, comme le remarque son curateur scientifique Giorgio Agnisola, est « une large, diversifiée et profonde aventure, artistique et humaine, marquée par un regard libre et expansif, ainsi que stable, intensif, durable. Une dualisation significative, rare, marque en effet tout son art en profondeur. D’une par la physionomie de son signe : lyrique, inspiré, dynamique. D’autre pars, le cadre compositionnel de ses œuvres : lucide, médité, très scrupuleux, conférant à son art un sens de stabilité et d’équilibre, de mesure et de concentration intérieure. Une dualisation qu’on lit, au-delà d’une simple coprésence de deux forces d’inspiration, comme marque d’origine, trace de la profondeur, de l’homme comme de l’artiste […]. En réalité, la question du style ne l’intéresse pas vraiment. Montarsolo vise plutôt à une synthèse expressive qui reflète intimement sa nature, versatile et flexible. À partir des années cinquante, la leçon du cubisme analytique se déchiffre comme trace de fond, une perspective culturelle plutôt qu’une émergence intérieure. Montarsolo ne franchit jamais le seuil de l’abstraction et n’appartient aux parcours expérimentaux de l’art, restant en dehors tant de recherches informelles que de plus proches ferments napolitains, tant du groupe du Midi que du mouvement nucléaire et néo-dadaïste. Ouverture et clôture, départ et retour, sous le profil artistique et psychologique, sont toujours réunies dans l’œuvre de Montarsolo. Tout en prenant de la distance avec la tradition locale, l’artiste ne coupe pas le lien avec sa terre de formation. On le comprend aussi par ses choix thématiques, comme les images vésuviennes ou les paysages marins, qui sont les chapitres plus intenses de sa production » (4). Une perspective culturelle qui s’épanouit dans un art au carrefour entre l’Europe et la Méditerranée, peut-on dire.
L’influence du Vésuve
Un thème de grand intérêt pour Montarsolo est celui des laves, des volcans, de la montagne en général. Il concerne un cycle repris plusieurs fois, allant de 1955 à 2002. Le Vésuve est le centre incontesté de l’histoire parthénopéenne, symbole et rideau scénographique du paysage napolitain. Les toiles de Montarsolo représentent le mont en arrière-plan, au-dessus d’un premier plan de nature volcanique, avec une végétation desséchée. L’artiste en étudie le profil par un œil attentif aux couleurs naturelles, à la stratification géologique, à l’ambiance sauvage et fascinante, remplie de teintures sulfureuses. Son attention visuelle se traduit par d’innombrables images où prédominent les couleurs chaudes, terreuses, profondes. Un paysage cependant intimiste, évoquant le ventre de la terre, portant en soi une fascination d’antiquité et de mystère. Il reprend parfois de suggestions du XIXe siècle, mais s’approche aussi aux solutions plus graphiques et essentielles du XXe. Le mont est repris avec insistance, souvent par un profil identique, avec un esprit presque cézannien comme dans la série titrée simplement Paysage vésuvien.
La mer
On trouve dans la mer un des parcours thématiques le plus suggestifs de l’art du maître. Un thème qui reste inchangé dans le temps. Certaines marines remontent même à 1943 et les dernières sont de 2003. Certes, dans les œuvres plus anciennes on voit une perspective naturaliste plus réelle, faite par une mer tumultueuse et solennelle. Les œuvres plus récentes sont plus attentives à la vague, à son cadre formel, à sa dynamique, à sa charge expressive. L’artiste reste toutefois dans une crête de reconnaissance authentique. La vague est véritablement eau qui se gonfle, s’étend, se plie en volutes souples et sillonnées par la lumière, dessinant des courantes et fronts d’écume et vent. La lumière revêt et sectionne, coupe et amplifie, provient par le haut, oblique ou diffus, et d’ailleurs se dissout en matière liquide, elle devient lumière interne, onde intimiste. Les cieux sont consubstantiels à la composition. Bien qu’ils soient réalistes, détaillés, parfois se référant à des contextes géographiques précises, ces tableaux sont pourtant de lieux visionnaires, reflets d’un état psychologique, d’un avertissement spirituel. Parfois, comme dans les œuvres des années 1980, la lecture devient de plus en plus proche, le dynamisme de la vague touche écueils et falaises, par une coupe aux limites de l’abstraction.
Des visions de la Méditerranée à la crise de l’idée d’Europe
D’autres thèmes remarquables comme le vent, les champs, les oliviers et les feuillages sont inscrits dans l’œuvre méditerranéenne de Carlo Montarsolo. Nous conclurons notre intervention par un parallélisme – presque audacieux et forcement incomplet – d’un conflit latent entre art et géopolitique de l’Europe, ou plutôt de la leçon humaniste euro-méditerranéenne que nous apprend un artiste du XXe siècle et l’état de crise dans lequel se trouve l’Europe d’aujourd’hui.
Depuis quelques années, quand on parle de l’Europe, on l’associe à l’idée de crise. Crise non seulement économique, mais aussi d’identité et de valeurs constitutives. Cette crise systématique se manifeste à plusieurs niveaux. D’abord, par la désaffection des citoyens envers le processus d’intégration européenne, ainsi que l’illustre la faible participation aux élections européennes de mai 2014 (42,54% des inscrits, la plus faible depuis leur introduction en 1979), ou le mécontentement général contre les élites au pouvoir, reflet d’un déficit démocratique plus large concernant l’idée d’Europe.
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Parce que les questions européennes sont réduites aux débats budgétaires, aux subventions et aux normes, l’Europe ne fait plus rêver. C’est en revenant à la culture que l’on pourra de nouveau faire souffler le vent de l’avenir dans les voiles de l’Europe et donc permettre aux citoyens européens de vouloir faire partie de la maison commune. Les peintres et les artistes peuvent contribuer à résoudre la crise de l’idée d’Europe et Carlo Montarsolo est l’un de ceux-là. Peintre italien influencé par la Méditerranée, berceau de l’Europe, mais aussi par de nombreux peintres européens, il illustre bien le dialogue des cultures en Europe et des artistes entre eux. Fils de Naples, qui fut l’une des grandes capitales de l’Europe, il témoigne de la profondeur historique et de la richesse culturelle de cette partie de l’Italie et de l’ensemble du continent.
Remettre l’art au centre de l’idée européenne, c’est repenser l’identité du continent en reconsidérant la « raison technique » comme instrument vertueux et non comme finalité mécanique de l’action. Comme l’art et la culture, la philosophie nous apprend à concevoir l’Europe en tant qu’identité plurielle, créatrice d’une pensée originelle tous azimuts et pas simplement comme conception économiste/techniciste ou de grands espaces mercantiles, forcements conflictuels. D’ailleurs, même Jean Monnet aurait dit à la fin de sa vie : « Si l’Europe était à refaire, il faudrait commencer par la culture ». Faire vivre la mémoire des grands artistes européens c’est donc contribuer à bâtir l’Europe.
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Notes
- Ciblée sur le sens de la lumière, l’œuvre de Carlo Montarsolo résulte d’« un langage matièrique-chromatique profond, sensitif et évocateur, développé dans une synthèse structurelle qui dépasse la figuration, restant toutefois fidèle à une narrative figurative». Enrico Crispolti, catalogue de l’exposition Carlo Montarsolo. Ritorno a Napoli, 2018.
- Giuseppe Marotta, Una soffitta sull’Europa, en “Visti e perduti”, l’Europeo, 1960.
- Vincenzo del Monaco, Ambassadeur d’Italie au Monténégro, préface au catalogue de l’exposition Carlo Montarsolo, Visions méditerranéennes, 2014.
- Giorgio Agnisola, catalogue de l’exposition Carlo Montarsolo, Visioni Mediterranne (2014) et Carlo Montarsolo. Ritorno a Napoli (2018).