L’Organisation mondiale du commerce, qui a vu le jour en 1994 et qui était destinée à promouvoir le libre-échange, a été façonnée à la main des États-Unis sortis vainqueurs de la guerre froide ; les présidents Bush père, puis Clinton, avaient appelé à la création d’un nouvel ordre mondial dont les États-Unis se rêvaient en gendarme. Force est de constater que la crise de 2008 a emporté ce bel enthousiasme pour le «doux commerce», selon la formule de Montesquieu.
Une autre réalité s’est également imposée avec l’émergence sur la scène mondiale des BRICS: ce changement de paradigme d’un monde unipolaire basculant vers un ensemble multipolaire modifie profondément et sans doute durablement les rapports de force et les stratégies de puissance. C’est la raison pour laquelle les États-Unis cherchent à conserver leur suprématie par d’autres moyens: c’est ici que le droit intervient.
Extraterritorialité, nouvelle suzeraineté
Les États-Unis sont clairement passés du soft law– systèmes économiques et juridiques non contraignants – au hard law, avec le souci d’imposer fermement leurs règles économiques et commerciales adossées à un système juridique dominant : l’effet est de générer des distorsions de concurrence à leur profit, d’autant plus qu’ils s’affranchissent de ces règles quand il s’agit de leurs intérêts propres. Dans cette guerre juridique asymétrique, l’extraterritorialité du droit constitue une arme essentielle. Pour paraphraser Clausewitz, lequel affirmait que la guerre est le prolongement de la politique par d’autres moyens, nous pensons que «le droit est le prolongement de la guerre économique par d’autres moyens». C’est dans ce but que les États-Unis ont adopté des lois à vocation extraterritoriale en matières fiscales (FATCA), financières (SOX) ou anticorruption (FCPA) : elles ont des finalités louables, mais leur application profite largement aux Nord-Américains. Elles sont dites «extraterritoriales» car les grandes entreprises internationales y sont soumises si elles entretiennent des liens avec les États-Unis. Ces liens peuvent être ténus, par exemple la simple utilisation du dollar ; il peut n’y avoir aucun rattachement territorial (ainsi l’acte reproché à la grande entreprise peut s’être produit en dehors des États-Unis): l’entreprise n’en sera pas moins traduite devant les tribunaux américains. Cette justice négociée se pratique essentiellement à l’avantage financier du Trésor américain. C’est encore au titre des lois d’embargos que les autorités américaines ont enjoint à Peugeot de se retirer du territoire iranien en 2012. Ces lois extraterritoriales concourent à mettre en place un système économique et juridique unique au service de certains intérêts que l’on pourrait qualifier «d’impériaux». La vocation de ces textes se traduit autant par une conquête économique, afin d’écarter des concurrents de marchés potentiels, que par la diminution voire le démantèlement de concurrents.
TAFTA et TISA, le stratégie de l’endiguement
Afin de dépasser l’échec de l’OMC, les États-Unis ont choisi de conclure des traités bilatéraux. Ainsi le TPP en Asie, signé en septembre 2015 ou le TAFTA avec l’Europe. En ce sens, Hervé Juvin a évoqué « une colonisation du droit» [simple_tooltip content=’ Hervé Juvin, Le mur de l’Ouest n’est pas tombé, Éd. Pierre-Guillaume de Roux, 2015. ‘](1)[/simple_tooltip]. Il s’agit de la nouvelle politique américaine d’endiguement (containment en anglais) non plus politique ou militaire mais économique. Après avoir verrouillé l’Asie, excluant du TPP la Chine notamment, les États-Unis ont œuvré à affirmer davantage leur prégnance économique et financière en Europe par le TAFTA. Frédéric Farah, professeur d’économie (Paris III) explique: «Il faut bien comprendre que le TAFTA vise à contrer la montée en puissance de la Chine» [simple_tooltip content=’In Libération, entretien, 25 avril 2016.’](2)[/simple_tooltip]. Et de la Russie pourrait-il ajouter. Si la France a été assez atone sur la négociation du TAFTA, en dépit de la volte-face enregistrée en août 2016, l’Allemagne a vu naître bien avant des mouvements d’opposition très bien décryptés par le site internet de réflexion sur la guerre économique infoguerre.fr. La crainte de voir les normes de sécurité européenne alignées sur celles des États-Unis a joué. Mais il s’agit aussi du risque d’assister à un nouvel effacement du droit romano-germanique au profit du common law anglo-saxon. Pour s’en convaincre, revenons sur le mécanisme de règlement des différends, dénommé ISDS (Investor-State Dispute Settlement) qui pourrait être intégré dans le traité. Il s’agit d’une disposition permettant notamment aux entreprises de saisir un tribunal arbitral privé (siégeant à Washington, selon la procédure américaine et en langue anglaise) pour attaquer les législations nationales qu’elles jugent discriminatoires à leur égard. En d’autres termes, une société commerciale peut porter plainte contre un État en vue d’obtenir que des lois allant à l’opposé de ses intérêts économiques soient compensées financièrement, voire annulées. On pense notamment à des lois environnementales et sociales ou au principe de précaution inscrit dans notre Constitution. Ce faisant, les arbitres jugeraient non pas en regard de l’intérêt général, qui prévaut en droit européen, mais selon les avantages commerciaux prétendument bridés par des textes législatifs souverains. Lors de travaux menés à Bruxelles auxquels nous avons participé, il a été révélé qu’un élément a été exclu du TAFTA: les services, en raison des divergences sur la notion de «service public», un concept européen étranger aux principes libéraux américains. Toutefois, les services sont précisément au cœur d’un autre traité en cours de discussion: le TISA, négocié dans la même opacité que le TAFTA. L’élection de Trump pourrait modifier la donne. Le partenariat transpacifique ne sera pas ratifié par lui, il n’est pas certain que les négociations sur le TAFTA reprennent. Cela n’interdit pas de rester vigilant.
Internet, un nouveau territoire colonisé?
L’accès aux informations pertinentes est devenu une préoccupation économique majeure dès lors que les données constituent le moteur de l’économie du XXIe siècle, dans un monde toujours plus ouvert d’hyper-communication peu ou prou consentie des renseignements personnels. Il est intéressant de voir de quelle manière les nouveaux géants de l’économie numérique (GAFA, Airbnb, Uber, Tripadvisor…) fondent leur puissance sur la collecte de données, leur compilation puis la revente sous forme de contacts commerciaux. Témoignant en effet d’un regain de souveraineté quasi inattendu, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), dans sa décision C-362/14 en date du 6 octobre 2015, a rendu un arrêt infligeant un camouflet aux autorités de contrôle des données américaines. En l’espèce, un internaute autrichien, dans la foulée du scandale Snowden, s’inquiétait que ses données personnelles, recueillies depuis son compte Facebook, puissent être scrutées par la NSA ou le FBI, en vertu des lois américaines de lutte contre le terrorisme. Or, si Facebook a effectivement son siège européen en Irlande, les données sont quant à elles exportées, conservées et traitées depuis les data centers basés aux États-Unis. Dès lors, elles se trouvent placées sous le contrôle des autorités américaines (et soumises aux activités de renseignement de l’Oncle Sam). L’entreprise introduisit un recours contre l’Irlande ; la Haute Cour de justice de l’Eire saisissait alors la CJUE pour avoir son avis. Il fut rendu par l’arrêt du 6 octobre 2015, la CJUE estimant que les États-Unis n’offraient pas de garanties suffisantes quant à la sécurité des données à caractère personnel des citoyens de l’UE. Cette pétition de principe suffira-t-elle ? On peut en douter si l’on se souvient des mots du président américain Obama, prononcés en février 2015, en réponse aux accusations d’espionnage numérique : il affirmait que les États-Unis ont créé et diffusé Internet et que par conséquent ils sont propriétaires des données qui empruntent ce réseau [simple_tooltip content=’ Voir le rôle de l’ICANN, «gendarme d’Internet», in Rapport d’information parlementaire du 18 octobre 2011 sur les vecteurs privés d’influence dans les relations internationales par MM. Jacques Myard et Jean-Michel Boucheron, députés.’](4)[/simple_tooltip]. En termes de domination, on ne saurait être plus clair…
❝ L’accès aux informations pertinentes est devenu une préoccupation économique majeure dans un monde toujours plus ouvert❞