La notion d’état-profond, apparue à la fin du XXe siècle, a pris une grande importance depuis quelque temps. L’état-profond serait le contrepoids à l’émergence des populismes, celui qui garantit la permanence des grandes orientations du pays. En fait, il renvoie à un pouvoir Janus. Sous les institutions civiles battrait le cœur véritable de l’Etat.
La première année de Donald Trump a vu la plupart des initiatives du Président américain se fracasser sur le mur de l’administration fédérale. Ses partisans accumulent les exemples. Le décret anti-immigration a été suspendu par les juges fédéraux. Certains proches conseillers ont démissionné, victimes de fuites orchestrées. La CIA déploierait un zèle suspect à prouver une ingérence russe dans l’élection de Trump. Enfin, le Président n’a pu s’opposer à un nouveau train de sanctions contre Moscou. En clair, les manettes de l’État ne répondent plus. Chez les soutiens du locataire du bureau ovale, le bruit s’est vite répandu que cette résistance était le fruit d’une vaste conspiration ourdie par une bureaucratie aussi tentaculaire qu’occulte. Plus généralement, des États-Unis à la Turquie en passant par la Russie ou le Pakistan, existerait un noyau dur de fonctionnaires qui, soit par conviction soit par intérêt, seraient les vrais dirigeants de l’État, en liaison avec des groupes économiques et idéologiques. Le terme d’«État profond», d’origine turc, désignerait cette réalité cachée.
La face cachée de l’iceberg
L’État profond enchâsse deux réalités: le pouvoir politique et le pouvoir de l’État. Le premier obéit aux urnes et à des règles écrites, le second se reproduit selon ses propres normes et sait s’affranchir de la légalité. À la différence des gouvernements oints du suffrage universel, la caste bureaucratique n’a pas de comptes à rendre. Sa nature immuable la consacre comme la gardienne de l’État et de ses intérêts vitaux: intégrité du territoire, concorde intérieure et sécurité extérieure. Tantôt liquide, tantôt solide, la forme de l’État profond varie. Aux États-Unis, il revêt l’aspect d’une nébuleuse de services. À l’inverse, en Turquie, il prend jusqu’à une date récente le visage de l’armée et des élites kémalistes. Dans les deux cas se pose la question de son degré de conscience. À Washington comme à Ankara, on ne trouvera jamais à l’entrée d’un palais des congrès une pancarte annonçant «Bienvenue, symposium annuel de l’État profond, salle 2B3». L’État profond, juge Thomas Kapp, «n’est pas une conspiration consciente, même s’il existe des conspirateurs conscients [simple_tooltip content=’The Montgomery Herald.com, 5 juillet 2017, Thomas L. Knapp, «What exactly is the meaning of “the Deep State?”». ‘](1)[/simple_tooltip]». Néanmoins, d’un pays à l’autre, des traits communs émergent: nature occulte, omniprésence de l’appareil sécuritaire, immixtion du lobby militaro-industriel, et même recours à la stratégie de la tension. La meilleure ruse de l’État profond, explique l’un de ses plus féroces détracteurs, Newt Gringrich, ancien président de la Chambre des représentants des États-Unis, c’est de faire croire qu’il n’existe pas. Ses membres «créent un mensonge, étalent un mensonge et refusent qu’ils soient derrière le mensonge [simple_tooltip content=’ Washington Examiner, 14 mars 2017, Daniel Chatin, «Newt Gingrich believes in “deep state”, says he discussed it with Steve Bannon». ‘](2)[/simple_tooltip]».L’absence de preuve de l’existence de l’État profond démontrerait en creux pour ses contempteurs son éclatante réalité. La conjuration est si vaste, si ramifiée, si cachée, si monstrueuse qu’elle est impossible à démontrer. Cet aspect occulte de l’État profond renvoie au rôle hégémonique des structures de forces, les siloviki, selon la formule russe (armée, services secrets). En raison de leur propension à agir de manière clandestine, à s’affranchir des règles, à assurer la continuité de l’État, les services de renseignement jouent un rôle essentiel. La conduite d’opérations clandestines amène à recruter des agents interlopes. En échange d’une certaine bienveillance, le crime organisé offre ses hommes de main, ses informateurs et de l’argent. Ces sommes permettent à l’État profond de mener ses activités sans entraves et d’avoir son propre ordre du jour.
Cet agenda rejoint parfois celui du monde des affaires. Ainsi, le complexe militaro-industriel [simple_tooltip content=’La formule vient du président Eisenhower qui en 1961 voulait mettre en garde ses concitoyens contre le pouvoir de ce complexe qui exerçait selon lui une influence excessive sur John Kennedy. La mise en garde venait d’un général!’](3)[/simple_tooltip] chercherait à accroître son empire sur l’appareil étatique. Les hauts fonctionnaires, les membres des services de sécurité, les industriels ou les hommes d’affaires passent souvent du public au privé et inversement. Leurs carnets d’adresses dessinent autant de camarillas de l’ombre qui influent sur les décideurs. En sus, l’invocation d’un péril immédiat (guerre, terrorisme) repousse sans cesse le plafond du budget, au grand bénéfice de ces mêmes individus.
Turquie. L’Etat derrière l’Etat
La paternité du terme État profond (Derin Devle) revient au Premier ministre turc Bülent Ecevit. Elle désigne à l’origine un service précis: la contre-guérilla (Kontrgerilla). À l’image d’autres pays de l’Alliance atlantique, la Turquie jette au début des années 1950 les bases de réseaux StayBehind, cellules clandestines chargées de lutter sur les arrières d’une éventuelle invasion soviétique. Leur organisation relève de l’armée à travers le Département de la guerre spéciale (ÖHD-Özel Harp Dairesi) [simple_tooltip content=’.Cüneyt Arcayürek, Derin Devlet, 1950-2007,Darbeler ve gizli servisler, (L’État profond 1950-2007, Les coups d’État et les services secrets), Detay Yayıncılık, Istanbul, 2007.’](4)[/simple_tooltip]. Jusqu’en 1973, son existence est inconnue, y compris des autorités légales. Mais ces unités ne sont pas l’État profond, tout au plus son bras armé. Dans un sens plus large, l’État profond épouse les contours de l’armée et de l’élite militaro-laïque. «L’État profond, c’est nous. À chaque fois que l’État s’affaiblit nous le reprenons en main»avoue le général Kenan Evren, chef de la junte militaire en 1980 [simple_tooltip content=’NTVMSNBC,16 novembre 2005, «Süleyman Demirel: Iki devlet var», (Süleyman Demirel: Il y a deux États)».’](5)[/simple_tooltip]. L’armée turque accouche au début du XXe siècle d’une nouvelle élite. Originaire des Balkans, sceptique envers l’islam, éprise de social-darwinisme, elle allie la toge à l’épée. Tour à tour, Jeunes-Turcs et kémalistes dressent un diagnostic identique: pour ne plus subir l’Occident, il faut soi-même devenir l’Occident. Ce constat est la clef du projet de modernisation autoritaire de la République. Mais celle-ci apparaît sans cesse assaillie. Dès lors la situation exige qu’une organisation occulte puisse en assurer la survie en toutes circonstances. Au crépuscule de l’Empire ottoman, l’Organisation spéciale (Teskilat-i Mahsusa) remplit cette mission. Après la Première Guerre mondiale, c’est dans ses arcanes que Mustapha Kemal recrute ses premiers partisans. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le péril soviétique pousse les élites kémalistes en quête d’alliance à s’ouvrir. Mais la conversion à la démocratie laisse l’armée en surplomb. En effet, la République s’est construite au détriment d’une société attachée à l’islam. L’État profond craint qu’une dérive trop grande d’un État civil, otage des désirs de la société, percute le triptyque: État-nation, État-laïc, État-unitaire. À travers le recours au coup d’État, mission revient au glaive d’écarter la subversion gauchiste, le séparatisme ethnique, la réaction religieuse. Lorsque l’armée regagne ses casernes, l’État profond tend des bras plus opaques: service de renseignement, mafia et droite radicale. Ce jeu scande toutes les années 1990. Au sommet, l’ÖHD, le MIT (Millî stihbarat Teskilati – Service de renseignement national) et le JITEM (Jandarma Istihbaratve Terörle Mücadele – Service de renseignement et de lutte antiterroriste de la Gendarmerie) supervisent le triangle occulte. La lutte s’engage contre le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan). Rapts et meurtres s’enchaînent. En arrière-plan, la pègre turque troque ses sbires et quelques facilités financières contre l’occasion d’éliminer à travers le PKK la mafia kurde, car les deux cartels se disputent le marché de la drogue et son transit en Europe. À l’arrivée au pouvoir de Tayyip Erdogan (2002), l’islam politique devient la nouvelle cible. C’est au tour des laïcs (journalistes, universitaires, juristes) d’offrir leur service à l’état profond. Trop sûrs d’eux, peu au fait des règles de l’action clandestine, ces réseaux ont la certitude qu’agir pour la patrie leur vaudra quoi qu’il arrive l’immunité. Or l’époque a changé, il ne s’agit plus d’endiguer le kurdisme ou le gauchisme, mais de déstabiliser un gouvernement sorti des urnes. En outre, à la différence de la guerre froide, l’État profond a perdu ses relais à l’étranger. Enfin, la machine de l’État Profond se grippe. Le MIT désormais sous tutelle civile, reste loyal à Erdogan. Le Hizmet (Confrérie Gülen) infiltre l’armée, la police et la magistrature. Alors fer de lance d’Erdogan, les Gülenistes nettoient une à une les institutions. L’entrisme du Hizmet enfante un véritable État parallèle (Paralel Devlet)qui commence à échapper à Erdogan. Cela explique le conflit qui éclate entre lui et Gülen fin 2013. Les purges qui suivent obligent Erdogan à tendre la main aux factieux kémalistes, ses adversaires d’hier. Que le pays soit laïc ou islamique, le service de l’État demeure. Le nouvel État profond assemble de bric et de broc débris du kémalisme radical (réseaux Ergenekon), confréries islamiques traditionalistes (Menzil, Süleymanci), activistes islamistes (Foyers ottomans), pègre de la mer Noire (Sedat Peker) et sociétés militaires privées (Sadate). Dorénavant derrière l’État Profond se profile Erdogan…
Etats-Unis. L’arrière-monde de Washington
S’ils ne sont pas siamois, les cas turcs et américains offrent quelques similitudes. Des deux côtés de l’Atlantique, existe un corps de fonctionnaires qui se considèrent comme l’ultime ligne de résistance des valeurs laïques ou libérales face à un chef d’État hors système. Trump comme Erdogan viennent des marges. Leurs électeurs, petit peuple d’Anatolie, reds necks [simple_tooltip content=’On désigne ainsi les travailleurs de la terre qui ont le cou brûlé par le soleil. On peut traduire par «ploucs» ou préférer le terme de «pitoyables» utilisé par Hillary Clinton contre les partisans de Trump’](6)[/simple_tooltip] du Deep South s’estiment victimes d’un establishment hors-sol. Toutefois, la comparaison s’arrête là. Aux États-Unis, l’État profond, souligne Peter Dale Scott, professeur émérite à l’université de Berkeley,«n’est pas une structure mais un système [simple_tooltip content=’ Peter Dale Scott, L’État profond américain, Éditions Demi Lune, Mayenne, 2015, p. 44.’](7)[/simple_tooltip]».Deux arrière-mondes s’enlacent. D’abord viennent les exécutants (CIA, NSA, FBI) puis les commanditaires réels: banques et cabinets d’audit. Une véritable généalogie cachée relierait Wall Street à l’État profond. C’est ce qu’observe dès 1933 Franklin Roosevelt lorsqu’il confie à son ami le colonel House: «La vérité est qu’une composante financière s’est emparée du gouvernement…» Cette confusion entre le public et le privé a ses hommes. En 1946, mission est confiée à Allen Dulles d’imaginer un nouveau service, la future l’Agence centrale de renseignement (CIA). Dulles, qui était alors avocat au cabinet Sullivan & Cromwell à New York, s’entoure d’un groupe de travail de six hommes. Cinq sont banquiers ou juristes à Wall Street. L’industrie de défense porte au paroxysme ces allers-retours public-privé. L’État profond carbure à l’essence de la guerre perpétuelle. Tel est le sens de la célèbre mise en garde d’Eisenhower dans son discours de fin de mandat de 1961: «Nous devons donc nous garder de toute influence injustifiée, qu’elle ait ou non été sollicitée, exercée par le complexe militaro-industriel. Le risque potentiel d’une désastreuse ascension d’un pouvoir illégitime existe et persistera.» Loin de faire l’unanimité, la thèse de l’État profond appelle de nombreuses critiques. Au-delà de l’accusation de complotisme, ces censeurs pointent l’effet de frottement qui existe à chaque alternance, surtout lorsque les nouvelles autorités n’appartiennent pas au sérail. Plus précisément, ils jugent que l’opposition à laquelle se heurte Donald Trump n’est ni une résistance organisée, ni une sédition mais plutôt une tendance au statu quo. Alors que le Président américain peine à constituer ses équipes, à concilier loyauté et compétence, les fonctionnaires de carrière continuent d’œuvrer dans le sens du moule qu’ils connaissent. C’est-à-dire celui de l’establishment de Washington. L’État profond est un lourd mastodonte à l’intelligence directrice médiocre. Plus qu’à des grands desseins, il obéit à son instinct, à ses réflexes, à ses habitudes. En un mot, sa propre force d’inertie lui fixe un cap.