<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les relations économiques entre la Chine et l’Inde

30 septembre 2015

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : L’usine du monde et le bureau du monde : s’ils s’unissent, qui leur résistera ? (Une usine à Wuxi, au sud de Shanghai, et un centre de sous-traitance informatique à Bangalore). Photos: Conflits

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Les relations économiques entre la Chine et l’Inde

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La Chine et l’Inde séparées par des siècles de défiance et plusieurs décennies d’hostilité semblent prêtes à un rapprochement que Nehru appelait déjà de ses vœux. S’agit-il d’un échange de politesses orientales ou d’une réalité qui demande à être explicitée et mesurée, à un moment où tout va désormais très vite sur un continent qui aspire à devenir le continent du XXIe siècle ?

 

À première vue, le « dragon chinois » et l’« éléphant indien » ne jouent pas dans la même catégorie. Le poids de l’économie chinoise, la première ou deuxième économie du monde selon les modes de calcul, avec un PIB nominal attendu de l’ordre de 11 300 milliards de dollars en 2015, pèse cinq fois celui de l’Inde (2 250 milliards de dollars). Leur place et influence dans l’économie mondiale sont par ailleurs loin d’être identiques (voir encadré page 52). Il n’en reste pas moins qu’il existe, en dépit de sérieux différends entre eux, une demande apparente et crédible des deux pays pour intensifier des relations économiques qui connaissent effectivement une augmentation exponentielle.

Complémentarité…

La complémentarité est celle que soulignait déjà le ministre indien Jairam Ramesh dans Making sense of Chindia [simple_tooltip content=’India Research Press, 2007.’](1)[/simple_tooltip]. Il pointait la complémentarité des activités industrielles de l’« atelier chinois » (le poids de l’industrie dans le PIB chinois est de l’ordre de plus de 44 % en 2015 contre seulement 26 % pour l’Inde) et des services offerts par le « bureau indien » (ces derniers représentent en Inde 57 % du PIB contre 45 % pour la Chine).

La formule est d’autant plus significative lorsque l’on compare la structure des échanges commerciaux de ces deux pays. La Chine exporte vers le monde pour l’essentiel des produits manufacturés pour environ 2 000 milliards de dollars : appareils et matériels électriques (24,4 % des exportations manufacturières), des machines, chaudières et engins mécaniques (17,1 %), des textiles, vêtements et chaussures (15,3 %), des ouvrages en métaux (8 %), des meubles et jouets (5,6 %), du matériel de transport (4,5 %), des produits chimiques (4,5 %). L’Inde est, pour sa part, l’un des principaux exportateurs de services (6e rang mondial) pour un montant, en 2013-2014, de l’ordre de 151 milliards de dollars, au sein desquels les services informatiques sont le principal poste d’exportation (65 milliards de dollars). L’Inde est d’ailleurs avec l’Irlande le premier exportateur mondial dans ce domaine.

Pour se limiter au seul exemple de l’informatique, la combinaison du hardware chinois (avec des firmes comme Lenovo, Huawei, Chuwi…) et du software indien (Tata Consultancy Services, Cognizant, Wipro, HCL Technologies…) pourrait leur permettre de concurrencer les majors américaines de la Silicon Valley dans ce secteur…

La proximité géographique des deux pays, leurs taux de croissance respectifs, les coûts comparatifs de la maind’œuvre qui penchent de plus en plus en faveur de l’Inde, les besoins croissants des deux pays en importations de biens de consommation et sans doute surtout une vision commune et pragmatique de leurs intérêts nationaux et régionaux, ne pouvaient par ailleurs que contribuer au renforcement de leurs relations économiques. De fait, après une période de froid dans la seconde moitié des années 1990, ces dernières ont décollé à partir de 2005 avec la signature d’un partenariat stratégique pour la paix et la prospérité, dit encore accord sino-indien relatif « aux grands principes ». Les échanges bilatéraux de 264 millions de dollars en 1978 ont ainsi dépassé les 20 milliards en 2005, année où ils ont doublé, les 30 milliards en 2010, les 70 milliards en 2014 et sans doute les 100 milliards en 2015 après la venue du président Xi Jinping en Inde en septembre 2014, suivie ensuite du voyage de Narendra Modi en Chine (mai 2015) et de la signature le 16 mai 2015 à Shanghai de 21 accords commerciaux et de coopération, représentant un montant total de 22 milliards de dollars.

…Ou concurrence à venir ?

Aujourd’hui, la Chine est devenue, de loin, le premier fournisseur de l’Inde avec un volume d’exportations qui dépasse 51 milliards de dollars depuis 20132014, ce qui représente 11,3 % de ses importations totales et 18 % des importations hors pétrole de l’Inde. Les appareils électriques et électroniques constituent en particulier le premier poste des importations indiennes venant de Chine (14,3 milliards de dollars), suivis par les machines industrielles (9,5 milliards) et les produits chimiques organiques (5,54 milliards).

À l’inverse, la Chine n’est que le 3e client de l’Inde, loin derrière les États-Unis et l’UE, et lui achète, à hauteur de 14 milliards de dollars environ, surtout des minerais et des métaux ou encore du coton. En conséquence, le déficit commercial entre les deux pays s’élevait en 2014 entre 38 (calcul de la Chine) et 45 milliards de dollars (calcul de l’Inde) en faveur de la Chine alors que les exportations indiennes de services informatiques ou de produits pharmaceutiques se heurtent aux mesures protectionnistes de la partie chinoise.

Aussi Narendra Modi, qui rêve que le XXIe soit le siècle de l’Inde, veut-il accélérer l’industrialisation de son pays en concrétisant son slogan-programme du Make in India (« Fabriquer en Inde »), lancé en septembre 2014. Ainsi, sans même évoquer les sujets géopolitiques qui fâchent, le rêve chinois de Xi Jinping et le rêve indien sont de facto devenus concurrents.

Cette concurrence concerne des espaces désormais de plus en plus lointains au gré de la croissance indienne. Elle concerne d’abord l’attraction des capitaux étrangers ainsi que l’accès aux matières premières et leur accessibilité – d’où l’installation de tubes, de routes, de ports, sur le piémont himalayen et ses périphéries. Elle concerne la captation des hydrocarbures en Afrique (Libye, golfe de Guinée, Soudan) ou en Amérique latine (Venezuela). Elle concerne encore la conquête des marchés en Asie pour l’écoulement de la production de biens intermédiaires, les chantiers navals, le secteur automobile, l’électronique, les armes (au Myanmar)… Elle concerne enfin la conquête des flux touristiques. Si la Chine est loin devant l’Inde (respectivement 56 millions de touristes et 52 milliards de dollars de recettes pour la première contre 7 millions et 18,5 milliards), la progression du tourisme indien est depuis quelques années plus rapide.

Contrairement à ce qu’une analyse superficielle pourrait laisser penser, les jeux entre les deux pays ne sont pas faits. Selon certains économistes, l’économie indienne pourrait hypothétiquement dépasser l’économie chinoise en 2050 et certains indices vont en ce sens. L’Inde a ainsi, depuis 2003 [simple_tooltip content=’L’Observateur de l’OCDE n° 296 T3 2013.’](2)[/simple_tooltip] , dépassé la Chine en Afrique sur le front des investissements nouveaux, non seulement en termes de volume mais aussi de diversité : énergies fossiles, produits chimiques, agro-alimentaire, automobile, télécommunications, énergies renouvelables, services financiers.

“Chindia” ou Asie multipolaire

La Chine veut sans doute, grâce à son rapprochement avec l’Inde, stabiliser l’Afghanistan, voire le Pakistan, et influer sur l’Asie du Sud-Est comme elle le fait actuellement, grâce à son partenariat avec la Russie, en Asie centrale au sein d’une Organisation de coopération de Shanghai (OCS) qui vient d’accueillir en juillet l’Inde et le Pakistan. La Chine cherche aussi, au travers les axes des routes de la soie, terrestre, dit de la « Ceinture » (avec un corridor Bangladesh-Inde-Chine-Myanmar), et maritime (la « Route »), à structurer l’économie du continent asiatique autour d’elle au détriment des intérêts des États-Unis et de ses alliés japonais. La réalisation de ce projet passe en particulier par le renforcement des infrastructures et réseaux de communication transrégionaux (routes, chemins de fer, ports).

Pour sa part, l’Inde cherche à attirer les investissements chinois pour, à la fois, améliorer ses infrastructures très déficientes et créer les emplois industriels. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre, après la Banque des BRICS (NDB), la création de la Banque d’investissement asiatique pour les infrastructures (BIAI ou AIIB) en mars 2015 dont le siège est à Pékin mais dans laquelle l’Inde est le second actionnaire et joue un rôle affiché de codirection.

C’est à la lumière de ce qui précède qu’il faut interpréter l’ensemble des mesures annoncées par Xi Jinping et Narendra Modi au cours de ces derniers mois ainsi que leurs premières réalisations : campagnes touristiques tournantes Visitez la Chine (2015) et Visitez l’Inde (2016), programmes Glimpses of India (Aperçus de l’Inde) dans 14 villes chinoises, suivis du jumelage entre régions (Gujarat-Guang-Dong) ou villes d’Inde et de Chine, coopération pour un programme de smart cities [simple_tooltip content=’Villes utilisant les technologies de l’information de la communication pour améliorer la qualité des services urbains et/ou réduire leur coût.’](3)[/simple_tooltip], dans les domaines du nucléaire civil ou de l’espace, construction en Inde de deux parcs industriels, ouverts aux investisseurs chinois et dédiés l’un au secteur de l’énergie, l’autre à l’industrie automobile : des accords commerciaux et de coopération pour un montant de 22 milliards de dollars…

Au total, les relations Chine-Inde, obérées par la rivalité stratégique des deux pays ainsi que par leurs contentieux territoriaux ou encore par des cultures et traditions fondamentalement différentes, ne justifient sans doute pas le retour en grâce du mythe d’une Chindia qui n’a pas plus de sens que la fantasmatique Chinamerica. Il n’empêche que la coopération des deux États semble actuellement connaître un renforcement spectaculaire illustré par le discours de Narendra Modi à Shanghai exaltant l’avènement de l’Asie ainsi que la capacité des deux pays à résoudre non seulement leurs propres problèmes mais aussi ceux du reste du monde… même si ce propos doit toutefois être apprécié et relativisé par le fait que le voyage en Chine du Premier ministre indien avait été précédé par un voyage au Japon [simple_tooltip content=’À cette occasion, le Japon s’est engagé à investir en Inde 35 milliards d’investissements sur les cinq prochaines années.’](4)[/simple_tooltip]ainsi que par la visite de Barack Obama en Inde, ou encore par la conclusion de partenariats multiples dans l’océan Indien…

La contradiction peut être toutefois dépassée si l’on en croit Andrew Small [simple_tooltip content=’The China-Pakistan Axis : Asia’s New Geopolitics, Oxford University, 2015.’](5)[/simple_tooltip]. À ses yeux les relations entre l’Inde et la Chine ressemblent aux relations Chine – États-Unis où les motifs de coopération et de compétition augmentent en même temps. Xi Jinping et Narendra Modi semblent être à l’aise avec ce paradoxe qui témoigne de l’avènement d’une Asie multipolaire.

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Photo : L’usine du monde et le bureau du monde : s’ils s’unissent, qui leur résistera ? (Une usine à Wuxi, au sud de Shanghai, et un centre de sous-traitance informatique à Bangalore). Photos: Conflits

À propos de l’auteur
Michel Nazet

Michel Nazet

Diplômé en histoire-géographie, droit et sciences politiques (Sciences-Po Paris), Michel Nazet est professeur de géopolitique. Dernier ouvrage paru : Comprendre l’actualité. Géopolitique et relations internationales, éditions Ellipses, 2013.

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