Entre mer, montagnes et désert, le Maghreb ressemble à une île bien individualisée, à la périphérie occidentale du monde arabo-musulman. Le terme vient de l’arabe et signifie le couchant ; le nom « Maroc », encore plus explicite, est dérivé de Al-Maghrib Al-Aqsa, le couchant le plus lointain. Mais cette « île » n’en est pas vraiment une car elle est ouverte à tous les vents ce qui compromet son unité.
Au nord et à l’ouest, la mer Méditerranée et l’océan Atlantique constituent la limite naturelle de cet « Extrême Occident » musulman. Au sud, l’observateur a le choix. Il peut s’arrêter sur la ligne de hautes montagnes qui courent de l’Anti-Atlas et de l’Atlas aux Aurès et à la dorsale tunisienne, puis de façon moins nette au djebel Nefusa en Libye occidentale. Cela revient à restreindre le Maghreb aux plaines et aux plateaux côtiers et à oublier que le Sahara fait partie de l’identité maghrébine ; ce désert constitue une marche qui donne au Maroc, à l’Algérie et à la Libye une profondeur stratégique précieuse, à condition de la contrôler. Au sud, la Mauritanie fait figure de marche de la marche, à l’est la Libye fait le lien avec le Machrek (le Moyen-Orient), la région de Tripoli étant plus nettement rattachée au Maghreb : ancienne colonie de Carthage, elle faisait partie de l’Empire romain d’Occident.
Proches mais différents
Entre mer et désert, les trois pays du Maghreb auxquels on adjoint habituellement la Libye et la Mauritanie possèdent une identité propre. Leur population est essentiellement d’origine berbère, les invasions arabes ayant laissé moins de traces que les expéditions des Francs en Gaule, à l’exception des tribus hilaliennes expédiées au XI e siècle par le sultan d’Égypte pour mater ces provinces rebelles. La région est uniformément sunnite de rite malékite, à l’exception de quelques groupes kharidjites dans l’oasis du Mzab et dans l’île de Djerba. Sur ce plan, le Maghreb est beaucoup plus cohérent que le Moyen-Orient divisé entre le sunnisme, le chiisme et les différents christianismes résilients, sans oublier le judaïsme ou le zoroastrisme, en un véritable musée des fois anciennes.
Tous les pays de la zone sont caractérisés par une double dualité. La majorité des Berbères est arabisée, mais une bonne partie d’entre eux conservent leur langue et leurs mœurs, surtout dans les montagnes du Maroc (Rif et Atlas) et d’Algérie (Kabylie et Aurès) ainsi que dans les espaces arides du Sud. Sur ce premier clivage se greffe un second ; il oppose les sédentaires, citadins ou agriculteurs, et les nomades. Leurs relations ont été si importantes qu’Ibn Khaldoun en a fait le moteur de l’histoire du Maghreb : d’après lui les civilisations urbaines ont besoin d’être revivifiées à intervalles réguliers par des invasions barbares. C’est ainsi que les plus grands empires de la région, Almoravides et Almohades, naissent au sud puis s’étendent au nord, unifiant désert et côtes, montagnes et plaines, nomades et sédentaires.
Proches, les pays du Maghreb sont restés généralement divisés. Des puissances étrangères les ont parfois unis en les soumettant : les Romains, les différents califats musulmans, les Turcs les Français enfin. Sans doute l’Empire ottoman n’a jamais englobé le Maroc et la France a laissé la future Libye à l’Italie et le Rif marocain à l’Espagne. Ces puissances extérieures ont cependant contribué à tisser des liens puissants entre ces différents territoires. La plus grande partie du Sahara serait-elle algérienne sans la colonisation française ?
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Le poids de l’histoire… et de la France
Reste que l’histoire a fait émerger des nations bien différentes. À l’ouest, le futur Maroc s’individualise dès l’Empire romain en devenant la province de Maurétanie tingitane ; le pays échappe à la domination vandale, puis byzantine, et se révolte contre le califat omeyyade. En 789 la dynastie idrisside s’impose puis fonde la première capitale du pays, Fès, deux siècles avant la fondation du royaume de France. Voilà qui donne au Maroc une profondeur historique rare, d’autant plus que les frontières sont déjà largement fixées à l’est à la seule exception de la ville de Tlemcen, marocaine alors et algérienne ensuite. Son territoire s’arrête à l’extrémité orientale des chaînes du Rif et du Moyen Atlas, là où ces deux montagnes convergent, on serait tenté de parler de « frontières quasi naturelles ». Les limites sont beaucoup plus floues au sud où les relations avec la future Mauritanie furent intenses au point que la dynastie des Almoravides en est originaire. Ensuite, on peut parler d’une « marche vers le Sud » marocaine dont l’apogée se situe en 1591 lorsque Djouder Pacha détruit l’Empire songhai et occupe Tombouctou. L’affaiblissement du royaume aux XVIII-XIX e siècles puis la colonisation française mettent un terme à cette influence marocaine ; la France fait naître la Mauritanie.
Le territoire de la Tunisie se compose principalement de plaines et de plateaux au nord et au sud de la dorsale tunisienne qui prolonge les Aurès. Le cœur du pays s’étend au nord entre le littoral et la Mejerda. L’unité vient moins du milieu que de l’histoire. Les frontières actuelles correspondent à celles du cœur de l’Empire carthaginois devenu province romaine d’Afrique – là encore la limite méridionale est moins nette. Après la conquête arabe, des dynasties comme celle des Zirides conservent une large autonomie et s’étendent sur l’est de l’Algérie. En 1574 les Ottomans occupent la zone (superficiellement) et instituent la régence de Tunis qui correspond largement aux frontières actuelles et à celles de l’ancienne Africa.
Entre ces deux pôles, l’Algérie oscille. Dès l’époque romaine elle est partagée entre ouest et est, la Maurétanie césarienne (elle-même divisée ensuite) et la Numidie. Elle connaîtra la domination des zirides et de leurs cousins hammadides puis, brièvement, celle des Almoravides et des Almohades. Elle passe sous autorité ottomane en 1520 mais la Régence d’Alger contrôle mal les montagnes berbères. C’est la France qui unifie vraiment le territoire à partir de 1830. D’une certaine façon elle donne à l’Algérie son identité et ses frontières en lui attribuant le Sahara lors de la décolonisation.
Comme l’Algérie, la Libye apparaît dans ses limites actuelles après son intégration à l’Empire ottoman puis à l’Italie en 1911. Encore faut-il noter que Rome aura beaucoup de mal à soumettre la Cyrénaïque. L’est et l’ouest du pays restent mal intégrés comme le démontre encore la révolte du premier contre Kadhafi en 2011.
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Quatre horizons géopolitiques
L’histoire plus que la géographie fait naître quatre ou cinq nations bien individualisées, la Mauritanie pouvant être mise de côté à cause de son éloignement de la Méditerranée. Comme le note Yves Lacoste, les frontières entre les pays se sont fixées de façon ancienne perpendiculairement à la logique géographique, celle des côtes, des chaînes de montagnes et des plaines, elles séparent la région en cinq tronçons le long de l’axe est-ouest qui organise la région.
De l’est est venu l’islam, puis l’arabisation culturelle, donc la coupure entre les zones restées berbérophones et les régions arabisées. Les relations qu’ont entretenues ces pays, échanges ou conflits, se sont faites le long de cet axe est-ouest. L’hostilité ancienne entre le Maroc et l’Algérie avivée par la session du Sahara à la seconde, les craintes que suscitaient chez ses voisins la volonté de Kadhafi de contrôler l’ensemble du désert, puis la peur de l’anarchie libyenne ont aggravé l’ancienne fragmentation. Elles ont contribué à l’échec de l’Union du Maghreb arabe. La construction de l’autoroute transmaghrébine est encore incomplète : quelques tronçons restent à réaliser entre Agadir et Gadès (à la frontière entre la Tunisie et la Libye) et les axes mauritaniens et libyens sont à peine entamés.
Un autre axe, nord-sud, organise la géopolitique du Maghreb. Il ouvre sur le Sahara et l’Afrique noire d’un côté, sur la Méditerranée et l’Europe de l’autre. Au sud, la profondeur stratégique qu’offre le Sahara et l’ouverture sur l’Afrique noire où les prédicateurs maghrébins ont répandu la foi musulmane. C’est un élément de puissance dont le Maroc a bénéficié dans le passé et qu’il tente de reconstituer aujourd’hui, comme l’avait tenté la Libye de Kadhafi. Mais il pose la question migratoire, les pays du Maghreb craignant de plus en plus que les flux, au lieu de se prolonger vers l’Europe, ne se fixent chez eux. Au nord, le contact avec les peuples européens et les multiples affrontements qu’il a provoqués. Un moment le Maghreb a semblé l’emporter, lorsqu’en 711 le chef berbère Tariq ibn Ziyad franchit le détroit qui porte son nom, à Gibraltar. Les musulmans sont restés un danger jusqu’au XII e siècle et les invasions des Almoravides, puis des Almohades. Puis une menace tant qu’a duré la traite des esclaves chrétiens que seule la colonisation interrompra totalement.
La plupart du temps cependant, c’est le Nord européen qui a envahi et soumis le Sud maghrébin : Romains, Vandales, Normands de Sicile, Espagnols et Portugais… puis Français et Italiens. Le rapport de forces évoluant en faveur de l’Europe, cette dernière a imposé sa domination, suscitant la peur chez les Maghrébins de perdre leur identité, le rejet de la soumission à des « infidèles » (ce qui ne se posait pas pour les Turcs) mais aussi l’attraction que suscite toujours le vainqueur. Les choses n’ont pas changé radicalement aujourd’hui : l’Europe est enviée et en même temps décriée – l’attitude schizophrène des dirigeants algériens envers la France est emblématique. Le Nord rappelle l’humiliation passée, il offre des perspectives individuelles (dont témoigne l’émigration) et collective (les échanges et le développement), il alimente le ressentiment car les pays européens cherchent à freiner les flux de migrants, à canaliser la religion musulmane et à profiter des matières premières locales.
L’axe nord-sud est celui des opportunités qui s’offrent au Maghreb, mais il renforce les tensions qui se développent le long de l’axe est-ouest qu’il s’agisse du contrôle du Sahara ou des liens avec le monde occidental. Ainsi les pays du Maghreb partagent les mêmes horizons et s’opposent dans leurs ambitions. Ce qui fait l’unicité du Maghreb empêche son unité.