Journaliste, Jean-Dominique Merchet est l’un des meilleurs et des plus connus journalistes de défense français. Il anime le blog Secret Défense. Son dernier ouvrage est consacré au 13e RDP : De la cavalerie aux forces spéciales, Éditions Pierre de Taillac, 2015. Entretien.
Pourquoi vous êtes-vous orienté vers le journalisme de défense ?
Adolescent, je voulais faire une carrière militaire mais des problèmes de vue m’ont fermé cette voie. J’ai donc suivi des études à l’IEP Grenoble et je me suis lancé dans le journalisme un peu par hasard.
Le journalisme militaire ?
Non, j’ai commencé comme beaucoup, en 1982, dans la presse régionale. J’ai ensuite galéré comme de nombreux jeunes journalistes, puis je suis entré à Libération, avant Marianne et j’ai fait partie de l’équipe qui a lancé L’Opinion en 2013. Mais je me suis toujours intéressé au sujet militaire et cela fait plus de 20 ans que je me suis vraiment spécialisé.
Vous connaissez la formule : quand on sait faire quelque chose on le fait, sinon on l’enseigne – dans votre cas on l’écrit ?
Oui, on pourrait dire cela (rires). Il y a sans doute une forme de compensation. En même temps, j’ai sans doute été beaucoup plus heureux comme journaliste que je ne l’aurais été comme militaire…
Et pourquoi ?
Je suis attaché à ma liberté intellectuelle : j’ai plutôt été atypique dans les mondes que j’ai fréquentés. Si l’on veut faire une carrière dans l’armée, il faut être un bon élève discipliné et je ne suis pas un bon élève discipliné.
Vous avez écrit dans votre blog Secret Défense : « La première victime de la guerre, c’est la vérité. ». N’y-a-t-il pas pourtant une vérité de la guerre ?
Oui, elle est très simple. C’est celle que l’on évite souvent de montrer : les cadavres, les jambes déchiquetées, les entrailles. La vérité de la guerre, c’est l’horreur.
Ne peut-on pas prendre la formule d’une autre façon : la guerre est l’épreuve ultime, la plus cruelle de toutes, celle où les nations et les individus sont obligés d’aller jusqu’au bout, celle où tous révèlent ce qu’ils sont ?
C’est l’aura romantique dans laquelle on enveloppe parfois la guerre. J’ai moi-même pu être tenté par ce romantisme quand j’étais jeune, mais on vieillit, heureusement. Alors oui, sans doute, la guerre est un lieu où se révèlent les hommes, mais ce n’est évidemment pas le seul.
Je n’aime pas la guerre. Ainsi, j’aurais très bien pu, il y a 20 ans, devenir un reporter de guerre. Je ne l’ai pas voulu, car la guerre est une drogue dure. J’ai vu, dans ma profession, trop de personnes devenir « accros », ne plus pouvoir s’en passer, à force de sauter d’un terrain de bataille à un autre. Je n’ai aucune fascination pour la guerre, mais un intérêt intellectuel pour elle. Un peu comme un médecin s’intéresse à la maladie : ce n’est pas parce que vous êtes cancérologue que vous aimez le cancer.
À cet égard, je vais vous donner deux figures contradictoires. Celle de Bernard-Henri Lévy qui est fasciné par l’odeur de la poudre et par l’image qu’il peut donner de lui au travers des guerres. Je n’aime pas beaucoup cela. A contrario j’ai fait, pour le magazine Guerres et Histoire, une très longue interview de Zeev Sternell, l’historien israélien qui a connu la guerre enfant en Pologne, puis a combattu dans l’armée israélienne en 1956, en 1967, en 1973, en 1982. Lui connaît vraiment la guerre, il sait ce dont il parle et il est l’un des créateurs du mouvement La Paix maintenant.
À votre avis, quelle est la meilleure armée du monde ?
Sans aucun cocorico, l’armée française !
Et pourquoi ?
Je pense que les réformes engagées par Jacques Chirac en 1996 avec la professionnalisation et poursuivies ensuite nous ont permis de mettre sur pied une armée dont le rapport qualité/prix est excellent. Bien sûr, la France n’est pas les États-Unis, son armée ne peut pas rivaliser avec celle de nos partenaires d’outre-Atlantique. Mais, avec des moyens très inférieurs, nous nous débrouillons bien.
En fait, une défense repose sur un faisceau de trois éléments : l’armée, l’industrie militaire, la volonté politique. Nous sommes l’un des rares pays à être performants dans ces trois domaines. Nos forces armées sont formées d’excellents professionnels : si nous disons que nous envoyons un régiment de légionnaires quelque part, tout le monde sait que c’est sérieux ; quand nous opérons une traque de sous-marins dans l’Atlantique, nous jouons bien ; quand nous expédions une escadrille de Rafale, on sait que cela va servir à quelque chose.
Notre industrie de défense fabrique la plupart des armes dont nous avons besoin et les vend à l’étranger, ce qui démontre leurs qualités, des Rafale aux sous-marins.
Enfin nos institutions font que le chef de l’État dispose de la légitimité du suffrage universel et a le pouvoir de décider dans ce domaine. C’est le vrai patron, on ne le discute pas – peut-être pas assez, mais c’est un autre débat. Il existe enfin un vrai consensus politique sur le fait que la France doit disposer de la défense qu’elle a. Ainsi, lors des Universités de la défense, il est toujours amusant de constater qu’il est impossible de reconnaître les parlementaires de droite et de gauche à travers leurs interventions.
Ce faisceau constitue une particularité française ?
Disons qu’il y a peu de pays où ce phénomène est aussi net. Le Royaume-Uni a une bonne armée, mais son industrie de la défense décline rapidement ; l’Allemagne dispose d’une bonne armée et d’une bonne industrie, mais elle hésite à s’engager à cause de son passé.
Nous n’avons pas de faiblesses ?
Bien sûr, et si on entre dans le détail on va les découvrir rapidement : il suffit de lire les excellents rapports parlementaires pour le mesurer et d’en discuter avec les militaires eux-mêmes. Pas assez d’hélicos, de moyens logistiques ou de drones… Cela ne doit pas nous priver d’un regard plus global. Et celui-là est positif. Comme disait Talleyrand : « Quand je me regarde, je me désole, quand je me compare, je me console. ».
Notre industrie de la défense peut-elle encore tout faire ?
Non. Notre problème est sans doute celui de l’armement terrestre. Nous venons de renoncer à notre fusil d’assaut, le FAMAS, pour nous fournir en Allemagne. C’est la première fois depuis 1717 que le fusil des soldats français ne sera pas fabriqué en France. Évidemment, le symbole est fort. Cela dit, le FAMAS n’était pas une arme exceptionnelle, sinon nous aurions réussi à l’exporter ! Nous avons fabriqué le char Leclerc, qui est excellent, mais que nous n’avons pas non plus vendu à l’étranger, sauf une fois et à perte… Les Allemands ont un char tout aussi bon, le Léopard II, mais eux l’exportent. Il y a une trentaine d’années, nous aurions dû établir un deal avec l’Allemagne : on achète vos chars, vous achetez nos avions. L’indépendance est nécessaire, mais il faut aussi faire preuve de réalisme économique. Quand le général de Gaulle a créé la force de frappe, il n’avait pas hésité à acheter des avions ravitailleurs Boeing pour assurer l’allonge de nos Mirage IV. Sans ces ravitailleurs américains, notre force de dissuasion n’existait pas.
Pourtant vous ne croyez pas à une défense européenne.
Plus exactement, je ne crois pas que l’Union européenne puisse se doter d’une armée et d’une défense. Ce n’est pas dans son ADN, dans son code génétique. Un vieux proverbe français disait que la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. L’UE a été créée pour faire du commerce, du droit, pour régler pacifiquement les différends entre États. C’est un progrès considérable au regard de la « guerre civile européenne » (1914-1945), mais elle n’est pas un projet de puissance, elle ne le sera jamais, en tout cas pas à échéance humaine. Le seul élément qui changerait la donne serait un retrait des États-Unis de l’OTAN, mais c’est très improbable. Au fond, la structure de défense de l’Europe qui fonctionne reste l’OTAN.
Vous avez écrit que la France risque d’avoir, comme souvent, une guerre de retard. Que vouliez-vous dire ?
Toutes les institutions, y compris les armées, vivent dans la reproduction d’elles-mêmes. Les aviateurs veulent des avions, les marins des bateaux, les terriens des régiments… Cette force d’inertie est redoutable, c’est au politique d’échapper à cette routine. De Gaulle en 1936 prêchait dans le désert en réclamant des chars ; quand il lance l’arme atomique, les généraux lui reprochent de sacrifier les blindés. Les choses avaient changé, de Gaulle l’avait compris.
Il faut toujours se demander ce qui est primordial. Si l’on faisait un sondage pour demander aux Français quelle est la principale menace, il est probable qu’ils répondraient le terrorisme. Il s’agit bien sûr d’un phénomène terrible, mais je ne crois pas qu’il représente une menace stratégique, mettant en jeu nos intérêts vitaux. Il faut évidemment combattre les groupes terroristes qui nous menacent mais il ne faut pas tout réorganiser en fonction du terrorisme.
Alors, qu’elles sont les principales menaces ?
Il faut d’abord se méfier des réflexes routiniers que j’évoquais. J’ai suivi à différentes reprises la façon dont se préparent les Livres blancs de la défense. Chacun met l’accent sur le danger qui lui permet de réclamer plus d’argent. Les marins vont insister sur les risques en mer de Chine et réclamer plus de bateaux et, si l’on veut plus de troupes, on parle des menaces sur le territoire. Qu’on ne nous raconte pas d’histoires ! À l’arrivée, c’est toujours : de combien d’argent dispose-t-on et comment se le répartit-on ? Cette force d’inertie est le plus grave des dangers, la plus grande des menaces. Pour contrer cette force d’inertie, je ne vois que le débat politique et intellectuel qui permet de se remettre en question. En matière stratégique, avoir des certitudes présente toujours un risque car il y a toujours des surprises, toujours.
Et par ailleurs ?
Je ne crois pas que les principales menaces sont aujourd’hui militaires. J’en vois deux principales, et deux autres importantes.
La première est la menace d’une nouvelle crise financière. Pour la France, la remontée des taux d’intérêt serait catastrophique étant donné notre endettement. C’est la menace qui conditionne toutes les autres. Il est légitime de dire : il faut combattre Daesh, il faut intervenir au Sahel. Mais pour cela il faut de l’argent. Personne n’avait vu venir la crise des subprimes, une autre crise peut surgir demain. Pensez aux banques italiennes ou allemandes. Leur faillite serait une catastrophe pour l’Union européenne déjà fragilisée par le Brexit.
La seconde menace vient de la désorganisation internationale. Les pays sont tentés de se replier sur eux-mêmes – c’est le Brexit, la remise en question des traités commerciaux internationaux, la tentation isolationniste des États-Unis, la volonté d’indépendance de l’Écosse et de la Catalogne… Les diverses instances de régulation internationale sont menacées.
Tout, évidemment, ne se règle pas par la sécurité collective et il faut des instruments politiques et militaires dissuasifs. La dissuasion, pas seulement nucléaire, est un facteur de paix et de stabilité. Or, les puissances occidentales ont perdu une partie de leur capacité dissuasive. Regardez en Ukraine, nous n’avons pas été capables de dissuader les Russes d’annexer la Crimée.
N’avions-nous pas perdu cette capacité à dissuader en soutenant de notre côté l’indépendance du Kosovo, c’est-à-dire en remettant en cause, les premiers, des frontières reconnues ?
Sans doute, et vous pourriez évoquer la Libye où nous avons outrepassé le mandat que nous avait donné l’ONU. Pour dissuader, il faut être crédible. La dissuasion vise à imposer à l’autre de la retenue. C’est à cela que devraient servir d’abord l’armée et l’effort de défense.
En fait, la régulation n’était-elle pas assurée pour l’essentiel par les États-Unis plus que par des instances internationales ?
Oui, mais durant une courte période après l’effondrement soviétique. Aujourd’hui, ils n’en sont plus capables comme avant. Je crois qu’Obama l’avait compris. C’est sans doute aussi le cas de Trump, qui parle sans cesse de passer des deals.
Quels sont les lieux où des affrontements peuvent se produire ? L’Ukraine, la mer de Chine ?
Il s’agit de crises en marge des Empires, pour des enjeux finalement de peu d’importance. Qui peut croire que le Donbass ou que les Spratleys en mer de Chine sont le centre de la géopolitique mondiale ? Ces conflits sont, par leurs objets, dérisoires. Mais, et c’est le grand risque, une crise peut toujours dégénérer. Pensons toujours à Sarajevo en 1914. Donc, ce qui est inquiétant, j’y reviens, c’est la faillite du système de régulation internationale, de l’ordre mondial comme dit Kissinger, pour empêcher qu’une crise locale devienne, par le jeu des alliances et l’engrenage belliciste, un affrontement global.
Vous parliez de quatre menaces ?
Il y en a en effet deux autres auxquelles on pense moins. On sous-estime le risque d’une pandémie que nous ne contrôlerions pas : dans un monde globalisé comme le nôtre, il faut en faire grand cas. La grippe H1N1 ou Ebola sont des avertissements. L’autre menace vient de la démographie. Je ne suis pas du tout partisan de la théorie du « grand remplacement », mais nous sommes en face de mouvements de peuples considérables qui évoquent ceux qui se sont passés en Europe dans les derniers siècles de Rome. Ne nous mettons pas la tête dans le sable : les taux de natalité sont trop différents entre l’Afrique noire et les pays du Nord, y compris au Maghreb qui devient, lui aussi, une terre d’immigration. La démographie est toujours un phénomène à la fois essentiel et négligé.
Et la rivalité entre Chine et États-Unis ?
Comme la Russie, je ne crois pas que la Chine ait aujourd’hui une ambition militaire de domination mondiale. Mais Pékin comme Moscou entendent empêcher les États-Unis de pénétrer dans leur étranger proche, et de cela ils en ont les moyens. Regardez la mer de Chine, regardez la Syrie…
Pourtant Obama a croisé le fer avec la Russie à propos de l’Ukraine.
Sur l’Ukraine comme sur la Syrie, il a surtout passé son temps à freiner les ambitions de ses militaires et de ses diplomates qui voulaient aller beaucoup plus loin. Finalement, il a sans doute mérité son Prix Nobel de la paix.