[colored_box bgColor= »#f7c101″ textColor= »#222222″]Cette recension a été publiée dans le numéro 18 de Conflits. Si vous souhaitez acheter ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique de Conflits en cliquant ici.[/colored_box]
Cité par le président Macron. Recensé de façon élogieuse par les grands médias, à commencer par Le Monde dont Stephen Smith a été correspondant pour l’Afrique. Interrogé avec bienveillance par l’irrespectueux Bourdin. Stephen Smith est-il protégé ? Car ses propos devraient provoquer l’indignation. « L’Europe va s’africaniser jusqu’en 2050, c’est inévitable. » N’est-il pas en train d’attiser les peurs et de donner des arguments à ceux qui craignent une « ruée » vers l’Europe ? Le terme qu’il choisit pour son titre n’est pas innocent non plus, il évoque l’attaque, l’invasion, la curée, tous termes synonymes selon le dictionnaire.
C.Q.F.D. Une démonstration rigoureuse, et provocante
L’indulgence dont bénéficie Smith tient d’abord à la force de sa démonstration. L’Afrique noire est la seule région du monde où la population continue de progresser à un rythme très rapide : 2,5 à 3 % par an jusqu’en 2050, estime l’auteur. Le continent africain comptait 300 millions d’habitants en 1960, ce sera 2,5 milliards en 2050 (un quart de la planète) et près de 4 en 2100 (40 %). Le développement, quoique réel, ne suffira pas à faire vivre de telles masses, il faudra qu’elles se « ruent » ailleurs. Selon un sondage Gallup de 2016, 42 % des Africains âgés de 15 à 24 ans veulent émigrer, et 32 % des diplômés du supérieur. Stephen Smith estime à 150 ou 200 millions les Africains installés en Europe en 2050. Et de citer Auguste Comte : « La démographie est le destin. »
À ce destin, nous n’échapperons pas, semble-t-il. Smith ne croit pas que le développement permettra de juguler le désir d’émigration. L’une de ses thèses les plus originales (et les plus « scandaleuses ») est que le développement favorise les flux de migrants. Plus ouverts sur le monde, les Africains connaîtront plus, sinon mieux, le « paradis » occidental ; l’élévation du niveau de vie fournira des moyens financiers qui permettront le départ et l’installation sur place, elle entretiendra ainsi une formidable industrie de la migration qui enrichira les passeurs en premier lieu. Le coût du voyage varie entre 1 500 et 2 500 euros, plusieurs fois le revenu annuel, estime Smith. Si l’Afrique se développe, les flux migratoires ne diminueront donc pas, contrairement à l’idée optimiste reçue, ils augmenteront, au moins dans un premier temps.
Au passage, Smith tord le cou à une autre vache sacrée : il refuse de considérer ces migrants comme des « victimes en bloc », il ne veut pas apporter sa sympathie à « ceux qui fuient les difficultés plutôt qu’à ceux qui y font face ». Sur ce point, il a adopté une position beaucoup plus prudente dans les interviews accordées en France, expliquant qu’« à leur place, nous ferions comme eux » (ceux qui partent). Peut-être, mais que feraient-ils à notre place ?
D’une provocation l’autre. Stephen Smith minimise le nombre de migrants morts en Méditerranée : 0,37 % du total en 2015, 1,3 % en 2016. Un chiffre qu’il juge modeste si on le compare aux risques de mortalité dans leur pays natal : le risque, estime-t-il, vaut la peine d’être couru d’autant plus que les Européens font tout ce qu’ils peuvent pour le réduire.
On n’en finirait pas d’énumérer les propos « choquants » de Smith. Les migrations n’améliorent pas les comptes publics des pays d’accueil car, s’il s’agit de travailleurs qui produiront et cotiseront (à condition qu’ils trouvent un emploi, devrait-on ajouter), ils viennent ou viendront avec leurs familles qui coûteront à la collectivité. Smith n’hésite pas à parler de « mystification » quand il évoque ces bienfaits attendus de l’immigration qui par ailleurs risque d’ébranler la cohésion nationale et sociale. Il cite à ce sujet Arjun Appadurai, un Indien vivant aux États-Unis : « Comment se fait-il que tant de gens nous haïssent précisément pour ce qu’ils veulent si désespérément et cherchent à obtenir en forçant nos frontières, en obtenant nos visas, en prenant l’avion ou leur voiture, quand ils n’atteignent pas nos rivages à la voile ou à la nage ? » Et de conclure : les rêveurs et les haineux sont souvent les mêmes, ceux qui rêvent de « vivre comme les Blancs » et ceux qui les détestent pour leur réussite. Pis, il s’en prend à la « politique de la pitié » et à la liberté de s’installer où l’on veut qui, poussée à l’extrême, amènerait la concentration de toute la population mondiale en un seul pays, le plus riche.
There is no alternative ?
Un seul de ces propos aurait mérité la mise à l’index de l’ouvrage par les grands médias. Tel n’a pas été le cas. Cette tolérance exceptionnelle s’explique, me semble-t-il, par les apories du discours immigrationniste.
Dans un premier temps, les années 1970 et 1980, les « pro-migrants » ont nié le phénomène d’immigration ; ils y arrivaient en confondant (mauvaise foi ou incompétence ?), étrangers et immigrés, ignorant que les naturalisations transformaient les premiers en nationaux ; le nombre des étrangers n’augmentait pas, et pourtant l’immigration continuait. Ce discours ne tient plus. Puis on a expliqué que les immigrés tenaient les emplois dont les Français ne veulent pas, ce qui est parfois vrai, mais le chômage élevé des étrangers, des immigrés et des descendants d’immigrés démontre que l’argument ne tient pas vraiment. On prétend aujourd’hui que l’immigration permettra de financer les retraites et d’équilibrer les comptes sociaux – Stephen Smith a fait un sort à cet espoir, nous l’avons vu. En fait son ouvrage permet aux immigrationnistes d’employer une autre stratégie, la sidération : il n’y a rien à faire, les chiffres sont si énormes que toute réaction est impossible, c’est le destin qui, dans les tragédies grecques, finit toujours par l’emporter. Il n’y a qu’une solution, s’adapter. Les partisans d’une immigration massive réactualisent l’argument d’autorité utilisé autrefois par Margaret Thatcher, « TINA » (There is no alternative).
Pourtant Smith évoque en conclusion plusieurs scénarios possibles. Celui qu’il appelle Eurafrique (encore un terme qui aurait dû déchaîner les critiques), celui de la dérive mafieuse, celui du retour au protectorat, c’est-à-dire de l’intervention dans les affaires africaines pour limiter les départs, et même celui de l’Europe forteresse « moins indéfendable qu’il n’y paraît sur le plan pratique ». Comme pour lui donner raison, des statistiques publiées fin avril nous apprennent que le nombre de réfugiés aux États-Unis a été en 2017 le plus faible depuis 40 ans. Pour Smith, il faut combiner toutes ces politiques pour gérer les futures migrations d’Afrique. Il y a une solution alternative.
P.G.
[colored_box bgColor= »#DCEDC8″ textColor= »#222222″]Stephen Smith, La Ruée vers l’Europe, éditions Grasset, 2018, 272 pages, 19,50 euros.[/colored_box]
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