Afrique, une liberté retrouvée pour la France

9 décembre 2024

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Carte de l'Afrique de l'Ouest et centrale montrant le départ progressif des forces militaires françaises dans la région, au 2 décembre 2024 - AFP / AFP / NALINI LEPETIT-CHELLA

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Afrique, une liberté retrouvée pour la France

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La fin programmée des bases permanente françaises en Afrique marque la fin d’une ère. Ce qui peut apparaître à court terme comme un revers pour Paris constitue surtout une véritable libération stratégique.

Le complexe de la tâche rose

Les relations entre Paris et l’Afrique ont commencé sur un malentendu. Les Français craignaient de se faire distancer par les Anglais, alors ils ont colonisé l’Afrique par mimétisme. Londres avait un plan stratégique et colonisait pour s’enrichir. Paris l’a fait un peu par hasard. Il fallait donner du sens à l’empire inutile. On a trouvé le prosélytisme des « valeurs ». Et le rayonnement.

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, les Britanniques se sont retirés quand les charges impériales ont menacé d’excéder les bénéfices. En revanche, liés par ce qu’ils jugeaient être leur devoir moral et par une illusion de grandeur, les Français ont conservé à grands frais des liens étroits avec leurs anciennes dépendances, qui ne demandaient pas mieux.

La présence militaire française a servi d’assurance-vie aux pays-hôtes. Paris y a également trouvé son compte, qui n’était pas de sécuriser l’accès à des ressources limitées que l’on trouvait ailleurs. L’Afrique francophone ne comptait, et ne compte toujours aujourd’hui, pour rien dans l’économie française. Même le fameux pétrole du Gabon n’est que marginal pour Total, par rapport à celui du Nigéria ou de l’Angola.

L’intérêt de la France pour la région était statutaire. Sa place en Afrique appuyait ses prétentions de puissance globale et donnait du poids à sa diplomatie.

Avec les années, les bases en Afrique sont ainsi devenues le village Potemkine de la puissance française. Elle lui donnait un sentiment de grandeur tout en cultivant indirectement le complexe de la tache rose, la couleur de l’empire sur les vieilles cartes coloniales.

Il était temps de revoir un dispositif qui avait fait son temps. Paris a pris la décision de réduire drastiquement la voilure. Certains de ses alliés ont jugé qu’une présence française réduite à des effectifs symboliques n’avaient pas grande utilité et présentait plus d’inconvénients que d’avantages.

« La France a perdu le Tchad et le Sénégal », a-t-on lu dans la presse. Le commentaire révèle un mode de pensée obsolète. La France « n’avait » pas ces pays souverains.

Le Tchad dispose de l’armée la plus opérationnelle de la région. Elle est en mesure d’assurer ses missions. C’est plutôt une bonne nouvelle. Le départ des Français ne signifie pas l’arrivée des Russes mais l’autonomisation des Tchadiens.

Que la démocratie sénégalaise se sent suffisamment forte et sûre d’elle pour se passer désormais d’une présence militaire étrangère est sain. N’était-ce pas le but poursuivi la coopération bilatérale ? Le Sénégal n’envisage pas non plus de substituer les Russes aux Français. Il veut affirmer sa souveraineté au moment où la France entend diminuer ses charges. Il y a moyen de s’entendre.

Plus que le fond, une communication agressive et une instrumentalisation douteuse, liées à des questions politiques internes, sont raides à avaler. Ça passera.

En 1967, les derniers soldats américains ont quitté le sol français à la demande du général de Gaulle. Washington n’en est pas moins demeuré son premier allié. Une relation ne doit pas être analysée sous le prisme d’un mode d’action.

Le champ des perceptions

Le champ des perceptions et l’opinion des masses ont acquis un rôle stratégique majeur dans l’environnement stratégique contemporain.

Les perceptions sont reliées à des désirs, à des aspirations. Or, le mythe du village global a volé en éclat. Les peuples manifestent au contraire un besoin de réappropriation identitaire collective. Les frontières sont redevenues un symbole d’identité et de liberté.

Il n’y avait aucune raison pour que l’Afrique se tienne à l’écart des mouvements de révolte sourde contre un sentiment de dépossession, voire d’humiliation – le problème n’est pas de savoir s’il est justifié mais quelles sont les comportements induits par ces perceptions.

Le parallèle entre les lames de fond africaine et française est d’ailleurs flagrant. Les implantations militaires étrangères permanentes sont désormais perçues en Afrique de la même manière que l’immigration non souhaitée en Europe. Comme une atteinte à la souveraineté, à la dignité nationale.

Pour dire les choses crûment, il est devenu aussi insupportable à une proportion croissante d’Africains de voir des Français en uniforme lever les trois couleurs chez eux qu’à beaucoup de Français de voir des enclaves africaines au pied de la basilique Saint-Denis.

Ce nouvel état d’esprit en miroir est appelé à durer. Ce n’est d’ailleurs pas parce qu’en ce moment les Français ne veulent plus d’immigration africaine, ni les Africains de bases françaises, qu’ils ne peuvent entretenir de relations contractuelles bénéfiques.

C’est dans ce contexte que le Sénégal a choisi de donner une forte résonnance aux commémorations des 80 ans de la tuerie de Thiaroye, où des tirailleurs sénégalais qui exigeaient leur dû avant d’être démobilisés ont été victimes d’une fusillade qui a fait plusieurs dizaines de morts.

Tragiques, les événements sont qualifiés de « massacre colonial ». Mais on oublie de dire que ceux qui ont tiré sur les mutins étaient notamment des soldats des 1er et 7e régiments de tirailleurs sénégalais, ce qui change un peu les perspectives et illustre toute la complexité d’une histoire commune.

Tragiques, les événements sont qualifiés de « massacre colonial ». Mais on oublie de dire que ceux qui ont tiré sur les mutins étaient notamment des soldats des 1er et 7e régiments de tirailleurs sénégalais, ce qui change un peu les perspectives et illustre toute la complexité d’une histoire commune.

Les Sénégalais des Quatre Communes (Saint-Louis, Gorée, Rufisque et Dakar) ont bénéficié de la citoyenneté française avec certaines restrictions dès les années 1870, puis la citoyenneté pleine en 1916. Des milliers de tirailleurs sont morts pour la France durant les guerres coloniales, mondiales et de décolonisation.

Fixer l’attention sur Thiaroye comme symbole de rupture est un choix fort qui contribue à façonner une perception négative de la relation avec Paris. Les interactions se poursuivront en fonction des intérêts communs, mais le temps de l’intimité est révolu.

On peut regretter à cette occasion que les Français n’arrivent pas à se débarrasser de la forme assez perverse d’ethnocentrisme qu’est la « repentance ». Afficher et exagérer sa culpabilité, c’est encore exercer un pouvoir. C’est montrer que l’on a été indigne de sa supériorité, donc la revendiquer et maintenir son interlocuteur dans une position subalterne. Il est tout aussi dommageable que trop d’Africains se complaisent dans une posture victimaire qui est l’autre nom de l’irresponsabilité. L’instrumentalisation mémorielle n’est qu’un des noms de la manipulation des perceptions.

Il est à la fois vrai et faux d’affirmer que l’Afrique sub-saharienne est incontournable au XXIe siècle. Certains États francophones se sont auto-intoxiqués à ce sujet, notamment ceux de l’AES. Ils ont pris au premier degré plusieurs décennie de politesse diplomatique française et les récentes flatteries de circonstance russes. Ils se sont crus indispensables et ont initié des rapports de force sur cette présomption. Cette erreur de perception porte le germe de déceptions cruelles. L’Afrique des ressources et des grands marchés est ailleurs. En Angola, en Afrique du Sud, au Nigéria. Pas en Afrique francophone. Et encore moins dans sa partie sahélienne qui n’est qu’un champ de compétition momentané et risque de sombrer ensuite dans l’indifférence générale.

En tout état de cause, la porosité politique, culturelle, militaire et démographique qui a caractérisé les relations entre la France et l’Afrique francophone est désormais remise en cause. Il est normal que les dispositifs militaires en tiennent compte.

Carte de l’Afrique de l’Ouest et centrale montrant le départ progressif des forces militaires françaises dans la région, au 2 décembre 2024 – AFP / AFP / NALINI LEPETIT-CHELLA

Le Grand Jeu stratégique

Les positions militaires françaises en Afrique ont été un fantastique atout. Elles ont contribué à amortir ou à réguler un certain nombre de crises sur le continent. En revanche, alors que les tensions se multiplient dans le monde, il n’aurait pas été soutenable pour la France de fixer plus longtemps son attention et ses forces dans une zone sans intérêt majeur. D’ailleurs, si Paris y a longtemps conservé une place incontournable, c’est aussi parce que personne ne voulait la lui prendre.

Les efforts de sa diplomatie n’ont jamais pu convaincre les autres nations européennes de s’y investir, autrement que sur la pointe des pieds. Au Sahel, les Russes ont saisi l’opportunité de contester l’ordre international incarné par les USA et la France pour essayer de les discréditer. C’est à peu près le seul intérêt qu’ils y trouvent. Leur but était d’évincer les démocraties à moindre frais pour nourrir le narratif d’un « Sud global » qui s’affranchirait de « l’Occident ». Il n’a jamais été question pour Moscou de stabiliser ou de développer à grands frais une région désertique et enclavée.

Peut-être la diminution de l’empreinte militaire française aurait-elle pu se passer différemment, progressivement. Mais elle était dans le fond inéluctable.

À l’âge des réseaux, la notion géographique de pré-carré extérieur n’a plus de sens. Surtout pour une puissance moyenne comme la France, qui a les moyens de fédérer des forces sous son leadership mais pas de s’imposer comme puissance dominante. L’approche par zone géographique d’influence est caduque. C’est ce qui a poussé le chef d’état-major des armées à ne pas raisonner en termes de présence mais d’effets à obtenir.

Les alliances seront naturellement honorées. Les missions de partenariat opérationnel et les exercices conjoints se poursuivent à grande échelle et s’étendent même à d’autres armées africaines. Mais il était devenu impératif de libérer des forces qui sont nécessaires ailleurs.

Peut-être la diminution de l’empreinte militaire française aurait-elle pu se passer différemment, progressivement. Mais elle était dans le fond inéluctable.

La menace russe pèsera durablement sur les frontières orientales de l’Europe. Les Français ont si souvent appelé les Européens à ne pas déléguer leur sécurité collective à l’Amérique que ces derniers attendent d’eux qu’ils assument leur leadership à l’heure des périls – d’autant plus qu’ils voient aujourd’hui à quel point faire dépendre leur sécurité des états d’âme des électeurs du Middle West était hasardeux.

Cruciale avec ses ressources énergétiques, ses capitaux et ses détroits stratégiques, la région du Golfe entre dans une nouvelle phase de turbulences qui appelle des investissements. La base de Djibouti va être conservée et celle des Emirats Arabes Unis renforcée.

Les outremers constituent une part vulnérable du sanctuaire national. Il est prévu d’y densifier les forces de souveraineté pour contrer les entreprises hostiles directes ou indirectes.

Enfin, la probabilité que des crises à venir exige un engagement militaire d’urgence est forte. La France a la chance de disposer d’une armée de combat avec une culture des interventions d’urgence et de solides capacités de projection. Elle doit les entretenir.

Les sollicitations sont déjà (trop ?) nombreuses pour le format des forces armées de la République. En se libérant de certaines contraintes historiques et géographiques, elles retrouvent une liberté d’action importante.

La pyramide stratégique de Ponzi russe

La nouvelle politique française en Afrique permettra de reprendre la main face aux opérations russes de contestation. Au lieu de poursuivre une partie dont Moscou a fixé les règles, Paris renverse l’échiquier et la déplace sur un autre plateau.

Les Russes vont se trouver exposés nus en pleine lumière ce qui, ne leur déplaise, ne sera pas à leur avantage. Leurs opérations s’apparentent en effet à une pyramide de Ponzi stratégique qui ne se nourrit pas de réalisations concrètes mais de la perception d’une dynamique expansionniste. Leurs partenaires du jour se rémunèrent émotionnellement avec le reflux français.

Privés du croquemitaine français, les Russes seront incapables de payer les intérêts du capital confiance qui leur a été accordé un peu vite. Il va leur falloir gérer les déceptions et les revendications engendrées par leurs contradictions cachées, leurs mensonges assumés et leurs promesses intenables.

La dégradation de la situation sécuritaire, une présence armée encombrante et coûteuse, une aide au développement anecdotique, laissent présager un dégonflement à moyen terme du soufflé russe en Afrique. Moscou pourrait bien s’être piégée toute seule. La réaction de ses partenaires et de leurs opinions publiques sera intéressante à observer lorsqu’ils réaliseront à quel point ils ont été instrumentalisés.

Privés du croquemitaine français, les Russes seront incapables de payer les intérêts du capital confiance qui leur a été accordé un peu vite. Il va leur falloir gérer les déceptions et les revendications engendrées par leurs contradictions cachées, leurs mensonges assumés et leurs promesses intenables.

La stratégie française peut, elle, se déployer sur un tout autre plan. A défaut de troupes, elle a des capitaux prépositionnés : la France est le premier investisseur en Afrique subsaharienne après la Chine. Sa politique culturelle est dynamique : les cotes d’un marché de l’art africain en plein essor se font à Paris. S’il faut lui réévaluer à la baisse le poids de l’Afrique francophone, il n’est évidemment pas question de tourner le dos à des pays où elle dispose de réseaux importants, appuyés par les diasporas et les binationaux. L’Afrique anglophone et lusophone, où se trouvent ses principaux intérêts économiques lui tendent les bras.

La déterritorialisation partielle de la puissance française sur le continent va lui ouvrir des marges de manœuvre supplémentaires. La France n’a pas besoin d’amis mais de partenaires. Elle ne recherche pas d’assise territoriale mais des marchés. Il ne lui faut pas d’États clients à soutenir mais des partenaires avec qui défendre des intérêts communs.

Les Français n’ont pas vocation à sauver le monde ou l’Afrique mais à participer à la création de richesses et à la sécurité collective. Ils ont perdu une position relativement confortable mais qui était coûteuse et qui fixait leurs ressources et leur attention en dehors de leurs véritables intérêts. Paris était peut-être accroc aux illusions du prestige africain mais une nouvelle page, pragmatique et prometteuse, s’écrit. Certains partenaires se substituent à d’autres, la forme des relations avec des pays proches évolue. Ainsi va le monde. Et c’est très bien.

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À propos de l’auteur
Raphaël Chauvancy

Raphaël Chauvancy

Officier supérieur des Troupes de marine, Raphaël Chauvancy est également chargé de cours à l’École de Guerre Économique, où il est responsable du module d’intelligence stratégique consacré aux politiques de puissance. Il est notamment l’auteur de Quand la France était la première puissance du monde et des Nouveaux visages de la guerre.

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