Les représentations habituelles de l’aide humanitaire reposent sur un présupposé : celui de sa neutralité. C’est sur ce principe que s’appuie la légitimité de son action. Pourtant, la réalité des interventions contredit cette posture impartiale et apolitique.
Catherine Van Offelen
À ses débuts, au xixe siècle, la nature de la pratique humanitaire semblait limpide : elle opérait dans un espace à part, en dehors du champ politique. Son objectif était d’alléger la souffrance humaine, sans se positionner quant aux causes de cette souffrance. Les représentations du bienfaiteur extérieur volant au chevet de la victime impuissante ont renforcé la perception de sa supposée neutralité. Elles ont fondé son image médiatique, lisse et apolitique, qui persiste aujourd’hui.
L’humanitaire et l’idée d’universalité
À la racine du principe de neutralité dont se revendique l’humanitaire, il y a l’exigence d’universalité. Celle-ci est d’abord d’inspiration religieuse : c’est la charité véhiculée par le message judéo-chrétien. Les premières structures de solidarité internationale furent confessionnelles. Mais la charité au sens chrétien, qui est l’aide aux pauvres, n’est déjà pas neutre : elle vise la diffusion de l’Évangile et a trouvé son prolongement dans les mouvements missionnaires évangéliques.
L’idée d’universalité connaît un tournant capital avec la révolution des Lumières, qui invite à rompre avec la fatalité de l’ordre naturel et définit le concept d’humanité. Dans l’immense fortune qu’il connaîtra à partir du xviiie siècle, le terme d’« humanisme » va constituer plus qu’un mot d’ordre, un programme : il s’agit de supprimer la guerre, d’abolir l’esclavage, d’établir la tolérance religieuse, d’améliorer l’hygiène et la santé, d’encourager la science et de développer l’éducation. L’esprit humanitaire, c’est l’attention portée à la condition universelle des hommes, indépendamment de toute appartenance communautaire.
Dans le sillage des Lumières, la bonne volonté va concrétiser son caractère opérationnel[1]. C’est un homme d’affaires suisse, Henri Dunant, qui ouvre le bal. Témoin d’horreurs lors de la sanglante bataille de Solférino, il décide d’organiser l’aide et de secourir les blessés des deux camps en fondant en 1863 une organisation caritative privée : le Comité international de secours aux blessés, futur Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Les ambivalences qui tissent l’histoire de l’humanitaire moderne vont alors se cristalliser dans la volonté de définir ses bases juridiques, avec notamment la promulgation des conventions de Genève de 1949. Ce texte marque un tournant essentiel puisqu’il affirme juridiquement le principe de neutralité, qui veut que l’humanitaire agisse sans la moindre considération des appartenances nationales. De ce point de vue, les conventions de Genève semblent accomplir l’esprit unificateur des Lumières. Mais elles contiennent aussi les dilemmes insolubles auxquels l’application du système humanitaire va se heurter tout au long de son histoire.
Une universalité à l’occidentale
Les concepts abstraits de neutralité et d’universalisme qui fondent l’humanitaire ne cesseront d’être battus en brèche par la réalité des interventions. La première de ces ambivalences tient à la nationalité des organisations, qui émanent, dans leur écrasante majorité, de pays occidentaux. En cela, elles restent marquées du sceau de leur propre culture, autant dans les comportements de leurs représentants que dans les solutions proposées (choix thérapeutiques). Ainsi, l’appellation de french doctors qui qualifie les membres d’organisations françaises à partir des années 1970 prétend, paradoxalement, désigner des médecins qui se disent sans frontières. Affirmer l’universalité, c’est vouloir promouvoir un destin commun pour l’humanité, mais la volonté d’universalité ne peut évacuer le choc des cultures.
Le financement de l’aide est un autre versant de cette ambiguïté. Les humanitaires sont politiquement liés par l’argent qu’ils acceptent. Or l’aide internationale provient principalement du monde occidental, qu’il s’agisse de financements privés ou institutionnels (UE, Banque mondiale, ONU, etc.). En 2020, les trois plus grands donateurs (États-Unis, Allemagne et Royaume-Uni) représentaient à eux seuls 61 % de l’aide humanitaire internationale[2]. Ces fonds ne sont pas neutres : l’octroi de l’aide par ces bailleurs est généralement assorti de conditions, qu’il s’agisse de principes démocratiques, de respect des droits de l’homme ou de transparence dans la gouvernance. Une conditionnalité justifiée, mais qui a pu être perçue par certains États récipiendaires comme un levier d’influence, empreinte d’une certaine « néocolonialité ». En 2014, le Rwanda s’était vu refuser une partie de son aide par la Belgique, car jugée mauvais élève en matière de gouvernance et de liberté de la presse.
Sur la futilité des buts, aussi, le travail de ces organisations est paradoxal. Les acteurs humanitaires n’interviennent souvent que sur le soulagement ponctuel du malheur, rarement sur les causes profondes. L’exemple de la famine au Biafra (Nigeria) à la fin des années 1960 est emblématique. Les photographies du conflit soulevèrent d’abord une émotion considérable en Occident, mais, passé le temps de l’humanitaire-spectacle, le Biafra sombrait dans l’indifférence générale quelques mois plus tard. Pour le journaliste Jean-Claude Guillebaud, « le Biafra attendait que l’on s’intéresse à sa cause et nous ne nous sommes prudemment occupés que de ses souffrances. Il en est mort[3] ».
De façon générale, leur action est si brève et limitée dans l’espace et le temps qu’elle ne permet pas de résultats durables. « Jamais l’action humanitaire n’a permis que des populations pauvres cessent de l’être », observe Christiane Vollaire[4]. Bien plus, l’afflux de sommes mal maîtrisées dans divers domaines (fonction publique, éducation, infrastructure) peut avoir pour résultat de saper l’établissement d’institutions aussi bien qu’une croissance durable. En Afrique, continent prioritaire en matière d’aide, la politique de transferts massifs menée depuis la période charnière des indépendances s’est avérée être un facteur d’érosion des structures économiques et politiques, creusant d’autant l’état de dépendance de ces pays envers l’Occident. Pour l’économiste Dambisa Moyo, « plus l’aide étend son champ, plus corrosive est son action, plus grande est la culture de dépendance de l’aide[5] ».
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La politique de la pitié
Si l’intention humanitaire s’est construite sur des pôles contradictoires, la tension la plus fondamentale réside sans doute dans sa dimension à la fois juridique et émotionnelle. L’appel de la pitié, sentiment humanitaire par excellence, n’a rien de neutre. Éprouver la pitié, c’est déjà s’éprouver comme sujet lié à une altérité, rendue possible par une supériorité (économique, sociale). Il y aurait d’un côté ceux qui souffrent et de l’autre, ceux qui ont les moyens de s’apitoyer sur le sort des premiers. L’action humanitaire est, dans son articulation, le fait du fort à l’égard du faible, puisque, comme l’écrit Amadou Hampaté Bâ, « la main qui reçoit est toujours au-dessous de la main qui donne ». D’une donnée éthique, la pitié devient une donnée éminemment politique, soulignant les rapports de domination au lieu de les effacer.
Si la pitié est le déclencheur de l’action humanitaire, cette dernière a besoin de communication et de marketing, au sens où elle a besoin du regard du public pour susciter un élan compassionnel. L’efficacité médiatique est un objectif légitime, mais la mise en scène de la misère comporte ses écueils. En mettant l’emphase sur une solidarité liée aux besoins avec des réponses de type logistique (approvisionnement en eau, distribution de nourriture, organisation de soins), l’humanitaire risque de réduire les populations secourues au statut de victimes passives, cantonnées aux besoins biologiques de nutrition et de survie. Cette représentation, identifiable à l’animalité, produit une forme de déshumanisation. En cela, la communication risque de contredire l’intention humanitaire : loin de rendre leur dignité aux populations, elle creuse un déficit de reconnaissance et les expose comme objets d’un spectacle dégradant, à l’exact opposé de l’idéal d’universalité dont se revendique l’humanitaire.
Enfin, l’espace humanitaire peut ironiquement contribuer à pérenniser des situations qui deviennent inhumaines dans leur durée. C’est le problème posé par les camps de réfugiés. Des solutions conçues pour pallier l’urgence se prolongent sur dix, vingt ou trente ans, et des millions de personnes se retrouvent ainsi dans des situations de précarité et de non-droit, dépossédées de toute autonomie et de tout projet d’avenir. Il en résulte, là encore, une atteinte à la dignité contraire aux principes humanitaires.
De manière plus perverse, la pérennisation de camps de réfugiés peut contribuer à entretenir une économie de guerre. Les sanctuaires humanitaires deviennent des espaces de protection des belligérants (trafic d’armes, détournement de l’aide), quand ils ne deviennent pas carrément des cibles faciles pour les adversaires. L’ex-Yougoslavie ou le Rwanda verront des massacres de masse commis dans les camps de réfugiés dont les humanitaires avaient justement la charge. C’est le paradoxe fatal de cette activité : dans bien des cas, l’aide ne protège pas les populations, elle contribue à les exposer. Elle ne met pas fin au sous-développement, elle entretient une dépendance économique. Elle ne s’oppose pas à la guerre, mais lui donne les moyens de se prolonger.
Le gentil panda devenu symbole des ONG. (c) Pixabay
L’aide, synonyme de volonté politique
En admettant un droit de la guerre, les conventions de Genève prétendent en quelque sorte inscrire juridiquement cette nécessité de la pitié. Mais elles peinent à reconnaître ce qui, justement, dans l’espace même de la guerre, échappe au droit. Or la guerre, dans sa réalité contemporaine, s’est éloignée des confrontations homériques pour rentrer dans une effectivité beaucoup plus larvée. Notons que presque aucun des conflits majeurs des xxe et xxie siècles n’a fait l’objet d’une déclaration. L’aide humanitaire œuvre désormais dans cette multitude de conflits de jungle, de guerres civiles, de rébellions ethniques, de convulsions ignorées, de révolutions sans vainqueurs et d’invasions sans victoire. Dans ces guerres floues, l’aide humanitaire est en même temps soumise au respect des règles du droit et à l’arbitraire de ceux qui les violent. C’est pourquoi l’aide humanitaire se retrouve malgré elle partie prenante des conflits où elle intervient. En Ukraine, par exemple, choisir de mener des programmes dans les zones russifiées, où l’aide d’urgence est pourtant essentielle, risque de détériorer sa légitimité chez les bailleurs.
Même dans les situations apparemment dénuées d’ambiguïté, comme les famines ou les catastrophes naturelles, l’humanitaire n’a souvent d’autre choix que d’endosser une position politique. En 1984, une famine survint en Éthiopie. Appuyée par les médias, l’aide humanitaire collecta des fonds énormes. Or il apparut que cette famine n’était pas simplement liée à une pénurie naturelle, mais provoquée par des déportations massives de populations, elles-mêmes organisées pour des raisons politiques par le président Mengisu Haïlé Mariam. Cette situation provoqua un dilemme humanitaire : soit rester pour aider en cautionnant les déportations, soit dénoncer le régime et risquer l’expulsion. Seul MSF choisira la seconde solution, ce qui conduira à son éviction le 2 décembre 1985. Plus récemment, en 2022, plusieurs organisations ont décidé de suspendre leurs activités en Afghanistan plutôt que de se soumettre à la décision par les talibans d’interdire aux femmes de travailler pour des ONG[6].
Ces exemples montrent que la neutralité est un principe inapplicable en pratique, quand bien même les ONG tenteraient de l’appliquer strictement. Pour Jean-Christophe Rufin, qui paraphrase Clausewitz, « l’aide humanitaire est la continuation de la politique par d’autres moyens que la guerre[7] ». Son action n’est qu’un domaine particulier sur lequel continuent de s’affronter les forces politiques.
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Les principes de neutralité et d’universalité ont-ils encore du sens ?
Beaucoup d’organisations humanitaires font de la neutralité un élément essentiel de leur identité. Ainsi, en septembre 2021, le président d’Action contre la faim Pierre Micheletti avait contesté le souhait d’Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU, d’utiliser l’aide humanitaire comme levier pour inciter les talibans afghans à respecter les droits humains : « L’aide humanitaire ne doit pas servir l’agenda politique des États. » Dans un communiqué de presse en 2014 déjà, Action contre la faim prônait que « l’humanitaire n’est pas un outil de gestion de crise politique[8] ». Pourtant, la réalité des interventions plonge fatalement l’humanitaire dans les entrelacs politiques des théâtres où il intervient. C’est le « piège de la neutralité », à savoir le fait que ces organisations sont enfermées dans des principes qu’elles ne peuvent respecter en pratique. C’est pourquoi la poursuite des idéaux de neutralité et d’universalité, aussi épuisante que désespérée, est vouée à la désillusion. Alors que les besoins humanitaires ne cessent de croître sur la planète[9], les organisations aujourd’hui sont confrontées de façon croissante à des marques d’hostilité sur leurs terrains d’opération[10]. En raison notamment de la conditionnalité de l’aide, les ONG sont régulièrement soupçonnées de faire le jeu des puissances occidentales. Elles tentent déjà de mettre en place des mesures à leur échelle pour atténuer les critiques qui leur sont faites, avec notamment un ancrage plus local pour permettre une approche plus efficace des besoins des populations. Mais cela ne résout pas les problèmes liés à la politisation de ces organisations.
Faut-il dès lors sonner le glas de la naïveté et appeler à une politisation assumée de la philosophie humanitaire ? L’enjeu pour les ONG serait alors d’accepter que leur rôle soit pleinement politique. Une telle évolution correspondrait à une rupture majeure avec son paradigme originel, ce serait une sorte de révolution copernicienne dans la pensée philanthropique[11]. Moralement cependant, il serait difficilement tenable pour une ONG de renier ouvertement les grands principes humanitaires, en particulier vis-à-vis des bailleurs. Au fond, l’apolitisme est à l’aide humanitaire ce que le port du casque représente sur le chantier : une précaution obligatoire, qui facilite la sécurité des travailleurs et leur permet un accès aux victimes. Sans cette sauvegarde, même fragile, même craquelée, l’humanitaire s’exposerait encore davantage aux entraves à son action.
[1] Jérôme Larché, Le déclin de l’empire humanitaire. L’humanitaire occidental à l’épreuve de la mondialisation, L’Harmattan, 2017, p. 20.
[2] « Global Humanitarian Assistance Report 2021 », Development Initiatives, 22 juin 2021.
[3] Cité dans Rony Brauman et René Backmann, Les médias et l’humanitaire. Éthique de l’information ou charité-spectacle, éd. Economica, 1996, p. 71.
[4] Christiane Vollaire, Humanitaire, le cœur de la guerre, L’insulaire, 2007, p. 11.
[5] Dambisa Moyo, L’Aide fatale. Les ravages d’une aide inutile et de nouvelles solutions pour l’Afrique, Lattès, p. 78.
[6] Le Monde, « En Afghanistan, plusieurs ONG suspendent leur activité à la suite de l’interdiction de travailler avec des femmes », 25 décembre 2022.
[7] Jean-Christophe Rufin, Le piège humanitaire, Lattès, 1986, p. 17.
[8] Action contre la faim, « L’humanitaire n’est pas un outil de gestion de crise politique », communiqué de presse, 12 septembre 2014.
[9] Selon l’ONU, plus de 350 millions de personnes auront besoin d’une aide humanitaire en 2023.
[10] Pénélope Larzillière et Michel Galy, « Au risque du refus ? », Revue humanitaire, n° 24, mars 2010.
[11] C’est la position d’Hugo Slim. Voir « Not Philanthropy But Rights: The Proper Politicisation of Humanitarian Philosophy in War », International Journal of Human Rights, vol. 6, n° 2, 2002.