L’opération Harmattan (2011) devait renverser un dictateur et établir la démocratie. Si l’histoire était belle, la réalité fut autre. Retour sur un cas d’ingérence qui a marqué la faillite des Occidentaux.
L’histoire était belle. En 2011, un printemps démocratique soufflait sur le monde arabe. Partout, la foule se levait, pacifique, généreuse, pour mettre à bas les tyrans. La France, pays des droits de l’homme, ne pouvait rester insensible à ces soulèvements populaires. Médias et experts y allaient de leurs trémolos : c’était un nouveau printemps des peuples, un vent démocratique que rien ne pouvait arrêter. Sauf peut-être l’islamisme, qui eut tôt fait de noyauter ces mouvements pour en prendre le contrôle et s’installer en Égypte et en Tunisie, se diffuser en Syrie et en Irak. Sur cette histoire générale se greffa l’histoire particulière libyenne. À Benghazi, la foule se levait à son tour contre Kadhafi. Celui-ci devait répliquer en écrasant les populations civiles. Pour éviter un bain de sang, la France demanda en urgence une résolution de l’ONU, qui permit une intervention de l’OTAN, d’abord pilotée par la France puis complétée par les États-Unis. L’opération Harmattan (mars – octobre 2011), nommée en référence au vent chaud et sec du Sahara, devait apporter la démocratie sous les bombes. Alors que l’opération devait à l’origine défendre les civils, elle s’est mue en un raid de destitution de Kadhafi, certes personnage peu recommandable, mais qui depuis le début des années 2000 s’était rapproché des pays occidentaux. Le 15 septembre 2011, Nicolas Sarkozy, David Cameron et Bernard-Henri Levy s’offraient une tournée à Benghazi pour se présenter en libérateurs du peuple libyen.
Après les rêves
Une fois le livre de conte refermé, la réalité est un peu plus brutale. Le noyautage islamiste fut passé sous silence, la répression militaire de Kadhafi surestimée, l’intervention française alla au-delà du cadre légal fixé par l’ONU, aboutissant au renversement et au meurtre de Kadhafi et au chaos libyen. De ce chaos est née l’explosion migratoire qui, depuis lors, transite par les côtes libyennes pour arriver en Europe. Une partie de l’or et des armes de Kadhafi fut récupérée par des groupes armés touareg, qui embrasèrent à leur tour la fragile région du Sahel. Les conséquences de la politique française et de l’intervention militaire furent donc dramatiques tant pour la Libye, qui ne s’est toujours pas relevée, que pour l’Europe, qui ne parvient pas à régler la question migratoire, que pour la bande sahélienne, où les tensions locales furent ravivées. L’harmattan devait apporter la démocratie et la paix, il a véhiculé l’embrasement et la déstabilisation. À ceux qui s’interrogent sur les raisons du rejet de la France en Afrique, les désastres de l’opération libyenne apportent quelques éléments de réponse.
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Aveuglement collectif
Les responsabilités de ce fiasco libyen sont multiples. Aveuglement de ceux qui ont cru à la démocratie et à la fable des printemps arabes, raisons personnelles obscures de Nicolas Sarkozy, qui n’a informé ni le Premier ministre ni le ministre des Affaires étrangères du lancement de l’opération, passion pour la guerre humanitaire des intellectuels de la rive gauche, naufrage du commandement militaire à l’Élysée et à l’état-major. La Libye, c’est l’Irak de la France. Un aveuglement qui, pour les mêmes raisons, s’est poursuivi en Syrie en 2013 puis en Afrique noire dans les années 2020 : toujours le refus de voir le monde tel qu’il est. Au terme de sa présidence, Barack Obama a reconnu que « cet épisode libyen a été la pire erreur de [s]on mandat ». Au Royaume-Uni, en 2016, un rapport parlementaire a disséqué les causes et les conséquences de l’intervention, soulignant les multiples erreurs commises. Ainsi, note le rapport, David Cameron « a fondé l’intervention militaire britannique en Libye sur des suppositions erronées et une compréhension incomplète du pays ». La menace contre les civils a été exagérée et la composante islamiste de la rébellion sous-estimée. Ce rapport est également une leçon de parlementarisme pour la France, qui peut découvrir à cette occasion le rôle d’un Parlement qui contrôle réellement le pouvoir exécutif. Il a fallu attendre 2018 pour que le président Emmanuel Macron reconnaisse l’erreur française : « L’Europe, les États-Unis et quelques autres ont une responsabilité dans la situation actuelle en Libye. » (Intervention à l’Assemblée des représentants du peuple de la République tunisienne, 1er février 2018.)
Dans un entretien du 30 mars 2018 pour Le Nouvel Obs, Rony Brauman est revenu sur le désastre de cette guerre et notamment les mensonges diffusés par les autorités françaises :
« Le premier d’entre eux a été le bombardement par l’aviation libyenne de manifestants pacifiques qui défilaient à Tripoli en solidarité avec Benghazi. Je ne sais pas s’il y a eu ou non manifestation, mais ce dont je suis absolument certain, car c’est étayé par des témoignages et par une reconnaissance de la Maison-Blanche, c’est qu’il n’y a jamais eu d’action aérienne libyenne, ni à Tripoli, ni ailleurs. C’est un mensonge diffusé par la chaîne Al-Jazeera, la voie du Qatar qui a mis tout son poids financier et diplomatique pour “neutraliser” Mouammar Kadhafi.
Quelques jours plus tard, on apprend que des charniers refermant 6 000 corps viennent d’être découverts. Là encore, aucune photo n’est venue confirmer cette information. Cette affirmation a été prise pour une vérité, que personne ne pouvait remettre en question et faisait monter la pression.
Enfin, et ça va très vite, après la reconnaissance, le 10 mars, du CNT – dont on n’avait jamais entendu parler – comme gouvernement transitoire, on nous dit qu’une colonne de chars fonce sur Benghazi, que la ville va être rayée de la carte. Et pourtant, ni les satellites ni les avions d’observation ne voient cette colonne de chars qui est censée progresser dans une région totalement désertique, aride et parmi les régions les plus photographiées à ce moment-là. »
Des mensonges médiatiques et informationnels qui ont été diffusés pour justifier la guerre humanitaire. Les connaisseurs véritables de l’Afrique et de la Libye ont pourtant informé dès janvier 2011 de la catastrophe que serait une intervention militaire. Ils ont été soit dénigrés soit muselés. Un schéma opératif qui s’est ensuite répété lors de la crise syrienne où les universitaires qui n’allaient pas dans le sens gouvernemental ont été écartés.
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Questions sans réponse
Les questions sont pourtant nombreuses au sujet de cette opération, et treize ans après les faits, elles méritent des réponses. La première concerne les services de renseignement français : ont-ils failli dans leur travail en étant incapables de lire la situation libyenne ou bien leurs remontées de terrain ont-elles été mises de côté ? Deux ans plus tard, en Syrie, des ordres ont été donnés pour que les services de renseignement ne disent pas que Bachar al-Assad était solidement implanté et qu’il n’allait pas tomber. La deuxième concerne le rôle exact de la chaîne du commandement militaire dans la prise de décision et la planification de l’opération Harmattan. D’un point de vue technique, elle est parfaitement réussie. Mais le rôle d’un chef militaire, surtout au plus haut niveau, n’est pas uniquement de réaliser une opération techniquement parfaite. Il est aussi d’informer sur les conséquences politiques et sécuritaires de ladite opération. Des conséquences qui ne sont nullement une surprise ou un accident puisqu’elles avaient été prévues dès 2011 par les connaisseurs du dossier. La troisième question concerne enfin l’impunité. Est-il possible de mettre à terre un pays et d’être un détonateur de chaos sans devoir un jour s’expliquer et se justifier ? Avant que l’opération ne débute, le président du Tchad, et donc voisin de la Libye, Idriss Déby Itno, avait alerté Nicolas Sarkozy sur les dangers que représentait pour la région une opération militaire en Libye. Il ne fut pas écouté, bien que le Tchad soit un allié solide et constant de la France en Afrique. « Depuis le début des opérations de l’OTAN en Libye et jusqu’à la chute de Kadhafi, je n’ai cessé de mettre en garde quant aux conséquences non maîtrisées de cette guerre. J’ai trop longtemps prêché dans le désert. » (Jeune Afrique, 23 juillet 2012. Cité par L’Afrique réelle, no 43, juillet 2013.)
Si la France avait écouté ses alliés africains, elle aurait pu éviter le drame libyen et par là même ne pas se les mettre à dos une décennie plus tard. L’intervention libyenne devait signer le retour de la puissance française en Afrique, elle a ouvert le cycle de son déclassement et la manifestation de son aveuglement.
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