La foire Art Basel a fait salle comble au Grand Palais. Derrière cet événement planétaire se jour la guerre culturelle internationale et les jeux d’influence entre les capitales et les fondations artistiques.
Aude de Kerros
La quatrième succursale de la Foire de Bâle nommée en 2024 Paris + par Art Basel est renommée, en 2024 Art Basel-Paris. Son nom ne sera pas traduit en français. Tout vainqueur devient maître des mots, de la langue et des symboles régaliens de sa conquête. Cette marque qui représente le très haut marché international de l’art est désormais installée au Grand Palais, un des lieux institutionnels et emblématiques de l’art en France.
Il a été construit sous la IIIe République dans le but d’affirmer l’idéal d’une création artistique et intellectuelle libre. Ce somptueux bâtiment situé dans le Triangle d’or du pouvoir en France, entre l’Élysée, l’Assemblée nationale et le Quai d’Orsay, a été conçu pour assurer la liberté des artistes. En s’associant pour créer divers Salons, ils pouvaient dès lors exposer indépendamment des institutions et des marchands, être vus par un large public. En 1880 Jules Ferry proclame ce statut libéral de l’artiste. En 1881 est votée la Loi sur la liberté de la presse qui donnera un grand essor à la critique d’art. Celle-ci contribuera à consacrer des artistes, français et étrangers, hors des circuits officiels. Cette liberté, ce palais ouvert à tous les courants, aux artistes du monde entier, feront de Paris la capitale des arts.
On notera qu’en 2024 la politique culturelle française du ministère de la Culture a été de réduire encore la subvention[1] annuellement attribuée depuis le XIXe siècle aux Salons non commerciaux. Art Capital, qui réunit ces Salons chaque année au Grand Palais, pourra difficilement honorer le prix de la location du Palais sans augmenter la participation des artistes déjà très lourde. En conséquence, les salons ne peuvent pas faire une sélection des talents. Tout semble fait pour écarter les artistes indépendants de ce lieu régalien construit pour eux.
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Un triomphe médiatique : Art Basel a sauvé Paris !
Une victoire, cela se célèbre ! Le concert des médias est unanime et flatteur ! Ils titrent : Paris sort de l’ombre ! Paris prend la deuxième place sur le marché de l’art mondial ! etc. Cette dernière affirmation est quelque peu duchampienne car, malgré le prestige de la foire de Bâle et les conséquences du Brexit, Paris reste à la quatrième place du marché, loin derrière l’Angleterre, la Chine et les USA. Certes, des galeries internationales se sont installées dernièrement à Paris afin de permettre à leur clientèle vivant en Europe de faire des transactions sans payer de taxes, cependant Londres garde sa clientèle mondiale et son rang.
La com. de Art Basel Paris est efficace. Experte, elle réussit à faire oublier les graves difficultés connues au moment de la pandémie par le groupe financier MCH qui détient le portefeuille des trois foires mondiales. En 2021 James Murdoch, grand magnat des médias américains, rachète 49% des parts et sauve le holding. Son exigence première est de faire de Paris une nouvelle succursale complétant celles de Bâle, Hong Kong, Miami.
Paris, succursale de l’art
Paris offre de multiples avantages pour sortir MCH de ses difficultés. L’enjeu est de s’adapter d’urgence au contexte nouveau engendré par la pandémie, la fracturation du monde par les guerres, la montée de puissances économiques et culturelles non occidentales. L’hégémonie américaine est ébranlée. L’Art du très haut marché, qui se veut global, dépassant toute identité, doit trouver de nouvelles formes de légitimité pour échapper à l’étiquette néo-colonialiste. En conquérant Paris l’objectif majeur de Murdoch, au-delà des jeux subtils de l’influence, est de bénéficier des services empressés du Ministère de la Culture français qui met à disposition le grand patrimoine parisien, séduisant « show case »[2] qui communique son aura aux froids produits financiers du marché de l’art le plus cher du monde.
Ainsi, prennent place au pied des monuments parisien[3] les grandes installations conceptuelles de la Foire, le Grand Palais étant réservé aux œuvres plus commerciales. Très visibles et spectaculaires, leurs images, relayées par les médias, feront le tour du monde. À cet avantage il faut ajouter la complaisance des musées de grande renommée pour y accueillir au milieu de leurs collections prestigieuses la monstration d’œuvres d’Art contemporain vendues à la Foire.
L’instrumentalisation de Paris offre mille opportunités. Ainsi en 2024 on voit sur les cimaises de la Foire, côte à côte, des œuvres modernes historiques, en particulier du courant Surréaliste, et des œuvres d’Art contemporain. Il est vrai que la grande exposition de l’année à Beaubourg, Surréalisme, sert de faire valoir. Les galeries en bénéficieront pour la vente de sa marchandise tant moderne que contemporaine. Elles profiteront de l’opportunité pour lancer les femmes de ce mouvement, si injustement mal cotées. Vertueuse spéculation qui profitera aussi aux artistes émergentes, très tendance.
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Le rôle des fondations parisiennes
Art Basel bénéficie aussi de la collaboration des Fondations parisiennes crées par les groupes financiers de la mode, dont les deux grandes, Vuitton et Artémis très impliquées dans l’Art contemporain et actrice de l’effacement des frontières entre œuvres d’art et produits de luxe. Art Basel profite en particulier du mécénat des Galeries Lafayette soutenant les nouvelles galeries dont le rôle et de présenter des artistes émergents. Paris devient ainsi le lieu tout particulier du lancement de nouveaux produits. Qui peut faire mieux ?
Ce qui est à noter est que les institutions françaises privées ou publiques fournissent tous ces services sans contrepartie. Les artistes français, officiels ou non, ne bénéficient pas de cette « Renaissance » parisienne proclamée par les médias. Patrimoniaux sont rares dans des lieux patrimoniaux et les stands des galeries d’Art Basel Paris. Un fait est éloquent: comme c’est la règle, toute foire labélisée « internationale » attribue 30% des stands à des galeries dites « locales » et 70% à des galeries de tous les pays, or en 2024 ont été classées « françaises » et introduites dans ce quota les succursales parisiennes de galeries internationales, ce qui a fortement réduit le nombre réel de galeries françaises. Plus encore, ces galeries ne comprennent généralement dans leur achalandage que 20% d’œuvres d’artistes français.
Si l’on compare les quatre foires de Bâle, trois d’entre elles sont accueillies dans d’immenses hangars de luxe situés à la périphérie de villes, seul Paris offre un monument historique et le cœur de la capitale comme décor.
Succès médiatique
L’encensement médiatique de la Foire de Bâle ne dit pas que ce très haut marché qu’elle représente est en souffrance. Depuis 2023, d’après Art Price, les enchères millionnaires d’Art contemporain en salle des ventes ont baissé de 45%. En 2024 aucune enchère d’Art contemporain n’a dépassé les 50M$ alors même que les autres marchés de l’art, dont les prix ne sont pas financiers, mais commerciaux et raisonnables, ont beaucoup prospéré. Dans son bilan annuel de 2023, Art Price résume ainsi la situation : le résultat des enchères est en repli alors que l’engouement des acheteurs est à son paroxysme sur les autres marchés non financiers de l’art.
Cette réalité explique le changement de stratégie commerciale que l’on observe en parcourant la foire, fruit d’une nécessaire adaptation au monde postCovid. Celui-ci est devenu multipolaire et connaît une révolution technologique numérique qui enlève aux mass-médias le monopole de la communication. Le numérique, devenu l’autre source d’information, de visibilité internationale, donne au public un rôle actif de recherche, de choix et avis et engendre de nouvelles formes de commerce. Une concurrence naît là où il y avait une suprématie fondée sur le prix élevé d’une minute de visibilité. La communication digitale offre un accès gratuit sans intermédiaire.
Art Basel, fait aussi face à une évolution de sa clientèle, à de nouvelles générations de collectionneurs aux fortunes multimilliardaires qui ne sont plus principalement occidentales. Enfants du numérique, elles sont moins dociles, et pas contrôlables de la même façon.
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Nouvelle stratégie : Confusion-Hybridation-Historicisation
Dès les premiers mois de la pandémie en 2020, le très haut marché et sa chaine de production de la valeur : collectionneurs-hyper galeries-foires-salles des ventes-institutions, à changer ses stratégies en s’adaptant d’urgence aux écrans.
En l’espace de quelques mois de travail intense, le haut marché a fait entrer ses produits dans l’étroit format de poche d’un Smartphone. Pour cela il a été obligatoire de favoriser la marchandise en 2D la plus rétinienne possible et de mettre de côté les œuvres conceptuelles peu séduisantes pour l’œil. Ce marché a dû aussi adopter les méthodes du marketing numérique qui se fonde sur l’examen des data fournies par la clientèle potentielle afin de s’adapter à sa demande. Ainsi chaque amateur qui entre dans la foire, en retenant sa place en ligne, donne nom et autres informations, âge, sexe, nationalité, données bancaires, etc. Informations complétées quand le visiteur scannera avec son téléphone les QR codes de présentation des œuvres dans les galeries.
On comprendra que la stratégie du mépris, de l’intimidation, de la cooptation, si caractéristique de ce marché de l’offre qu’est le marché de l’Art contemporain, n’opère plus avec autant d’efficacité en raison d’un changement dans les rapports de pouvoir. Il faut donc, en partie, revenir à des stratégies de séduction. En cela Paris offre, par le charme de son décor, un atout qui atténue la froideur de ce haut marché.
New-Look 2024 – Art Basel Paris
Le résultat de cette adaptation est très visible quand on se promène dans les allées du Grand Palais. On constate que l’époque de rupture entre Art contemporain conceptuel et art moderne esthétique est définitivement close ainsi que la diabolisation de la peinture. L’accrochage des œuvres d’Art Basel dans les galeries est systématiquement fondé sur un projet d’hybridation entre : art – art contemporain conceptuel – luxe. Cela se voit sur les cimaises. Sur le même mur alternent une œuvre historique moderne ou post war et une œuvre d’Art contemporain. Les codes sémantiques ont aussi changé. Désormais ce qui était nommé « Art contemporain » (sous-entendu art conceptuel) est aujourd’hui qualifié de « peinture » et « sculpture ». Ce jeu confusionnel permet une réécriture de l’histoire de l’art qui fait désormais de l’Art contemporain conceptuel la suite de l’art et non plus son exacte inversion. Un changement de story telling est en cours.
Le mariage Bâle-Paris est une hybridation intéressante à observer. Ce sont les noces du puritain et du glamour. Le Grand Palais, fantaisie architecturale, feu d’artifice de fer, verre et pierre, unissant tradition, modernité et technologies nouvelles, accueille un monde tout autre : le dressing code d’Art Basel est dogmatique et sévère : « White cube ». Toutes les galeries, sauf une, ont adopté le fond blanc éblouissant pour leurs cimaises.
Une autre importante métamorphose est très perceptible en 2024 à Art Basel Paris: le contenu et les œuvres ne sont plus les mêmes. C’est une « foire sage comme une image, chère comme un diamant » commente Guy Boyer dans sa chronique de Connaissance des arts. En effet on voit beaucoup moins d’œuvres d’artistes contemporains, trash, porno, gore. La tendance est plutôt soft, minimaliste, chic, ou spirituel, cool, allant jusqu’au néo-magique. On note l’abréviation des prêches sur les valeurs sociétales. Cependant, restent exclues les œuvres élégiaques ou ayant une beauté esthétique sans discours.
L’hybridation entre art et luxe a fait un grand pas. Les galeries de sacs à main, parfums, champagne, montres on été multipliées. Ces objets sont signés-numérotés, qualifiées d’œuvre d’art. Une boutique de produits dérivés a ouvert avec ses T-shirts, casquettes, pin’s, etc.
On remarquera par ailleurs une atténuation de l’habituel « french bashing ». Certes un Astérix au casque ailé, tirant la langue, est incrusté en haut de l’entrée du Petit Palais qu’aucun visiteur du Grand Palais ne peut manquer de voir. Mais qui a compris cette coquine moquerie ? Quant à l’œuvre placée cette année place Vendôme, le Giant triple Mushrum de Carsten Höler, un champignon hallucinogène, toxique et gentiment phallique, elle n’a pas défrayé la chronique. Rien à voir avec l’humiliant Plug annal de Mac Carthy dressé en 2014.
En 2024, on ne « met plus en abîme », on fait tout « dialoguer » : le moderne et le contemporain, le luxe et l’art, le concept et l’artisanat, etc. La stratégie de confusion générale masque, juste ce qu’il faut, le dogme toujours en vigueur de l’Art contemporain fondé sur la rupture, critique, déconstruction, devenu institutionnel.
Le charme de Paris, ajouté aux nouvelles stratégies de marketing et d’influence, réussira-t-il à sauver Art Basel ? C’est à suivre…
[1] Entre 2017 et aujourd’hui la subvention faite à Art Capital qui organise un Salon annuel regroupant plusieurs salons historiques est passée de 280 000 euros à 47 000 cette année. Le prix demandé pour louer Le Grand Palais est 1,4 M euros pour la semaine, tout compris. Pour ce prix on les déplace cependant de la date prévue et il est question de leur supprimer le week-end. Les artistes payent 50 euros pour le dossier de candidature et si admis 400 euros pour un tableau accroché.
[2] Le Surréalisme à Beaubourg ? Tom Wesselman Fondation Vuitton, Arte Povera, Fondation Pinault, L’art nucléaire au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Ali-Chery Musée Delacroix.
[3] Lieux investis ; Louvre, Tuileries, Hôtel de la Marine, Place Vendôme, Place Winston Churchill, Institut de France, École des Beaux-Arts de Paris, Palais d’Iéna, Théâtre du Châtelet.