Pour tenter de comprendre ce que représente la guerre dans les mentalités russes, l’historien doit remonter à la formation de l’empire et au couronnement d’Ivan le Terrible (1547). La question n’est pas purement académique. Presque trois ans après le début du conflit en Ukraine, on peut tirer quelques leçons provisoires.
Pierre Gonneau, professeur à Sorbonne Université et directeur d’études à l’École pratique des hautes études
Article paru dans la Revue Conflits n°54, dont le dossier est consacré aux ONG.
Une guerre de 477 ans ? Une expansion continue ? Il serait exagéré de dire que la Russie est en guerre depuis 1547, mais les périodes de paix sont plus rares qu’il n’y paraît. Pour les Russes, la Première Guerre mondiale s’est prolongée jusqu’en 1922, a été relayée par la collectivisation, la famine en Ukraine, les purges massives. La seconde débute en 1936 en Espagne et se termine au plus tôt par l’installation du régime socialiste en Tchécoslovaquie en 1948. La présidence Poutine a vu des combats en Tchétchénie, en Géorgie. Le conflit russo-ukrainien débute en mars 2014, avec l’annexion russe de la Crimée, soit il y a plus de dix ans.
D’Ivan le Terrible à nos jours, la Russie a connu une extension territoriale spectaculaire qui en a fait le plus grand pays du monde. Pourtant, il y a des périodes de stagnation et de contraction. Entre 1558 et 1654, la Russie essuie des échecs. Elle ne parvient pas à conquérir la Livonie (Estonie et Lettonie actuelles). Elle perd l’Ingrie (son accès à la Baltique) au bénéfice de la Suède. Elle cède Smolensk et la Sévérie (régions de Tchernigiv et Novhorod Siverskyï, Ukraine actuelle) à la Pologne-Lituanie. Entre 1854 et 1887, à la suite de sa défaite dans la guerre de Crimée, elle perd le contrôle de l’estuaire du Danube, de la Moldavie et de la Valachie, doit accepter la neutralisation de la mer Noire (jusqu’en 1871), vend l’Alaska aux États-Unis. En 1905, sa défaite-surprise contre le Japon lui fait céder Port-Arthur, la Mandchourie et la moitié de Sakhaline. En 1922, la jeune URSS doit accepter l’indépendance des provinces occidentales de l’ex-empire : Finlande, Estonie, Lettonie, Lituanie, Moldavie. Cependant, au Caucase, en Asie centrale et en Extrême-Orient, les frontières restent peu ou prou celles de 1905. Après les succès chèrement payés de la Seconde Guerre mondiale et l’apogée des années 1949-1979, l’URSS passe rapidement de la stagnation à l’effondrement, perdant à nouveau les Républiques occidentales, mais aussi celles du Caucase et d’Asie centrale. Dès 2000, V. Poutine se donne pour but la préservation de la Fédération de Russie, puis la restauration de son influence internationale.
La Russie peut-elle exister sans empire ? L’administration tsariste n’employait pas le terme de colonies pour désigner ses possessions lointaines, mettait l’accent sur leur continuité territoriale avec la vieille Russie et restait fort vague sur les « frontières naturelles » du pays. En créant la patrie des prolétaires de tous pays, Lénine et ses successeurs perpétuent l’empire sous un nouvel habit. Après 1991, comme toute puissance confrontée à la décolonisation, la Russie répugne à abandonner des terres chèrement acquises, peuplées en partie de Russes. Toutefois, la défense et l’administration de ses vastes périphéries ont appauvri le centre. Que garder ? Dans un article de 1990 (« Comment réaménager notre Russie ? »), Alexandre Soljenitsyne abandonne sans regret 11 des 15 Républiques soviétiques : les trois baltiques (Estonie, Lettonie, Lituanie), la Moldavie, les trois caucasiennes (Azerbaïdjan, Arménie, Géorgie), et quatre d’Asie centrale (Kirghizie, Ouzbékistan, Tadjikistan, Turkménistan). Mais il retient le Kazakhstan qu’il appelle « Sibérie méridionale ». Russie, Biélorussie et Ukraine doivent former un tout. L’auteur reconnaît que la Russie-URSS a une lourde dette de sang envers le peuple ukrainien et que, s’il refuse l’union, il faudra consentir à un divorce, mais veut croire qu’il sera évité.
À lire également
Podcast: La Russie, l’Empire et la guerre. Pierre Gonneau
Le fardeau de la défense, une autocratie fragile. L’invasion de Napoléon en 1812 a montré la vulnérabilité du territoire russe face à une attaque venue de l’Ouest. L’empire doit disposer d’au moins 800 000 hommes pour conjurer ce péril. Les « petites guerres » au Caucase ou en Asie centrale nécessitent elles aussi des effectifs importants. Cette charge ne fera que s’appesantir. La forme d’organisation la plus efficace paraît être un régime autoritaire, fortement centralisé. Comme en Chine, le spectre du morcellement justifie le rétablissement brutal de la « verticale du pouvoir ». Les triomphes contre Napoléon, ou contre Hitler, sont suivis de périodes de répression. Réformes et ouverture sont le produit des défaites, en Crimée ou face au Japon. Mais 1905 est aussi l’année de la première révolution et les revers accumulés de 1914 à 1917 sont fatals au régime de Nicolas II. Le retrait d’Afghanistan en 1989 sonne aussi le glas de l’URSS.
L’existence problématique de la Pologne et de l’Ukraine
En décembre 1991, la fin de l’URSS est actée par Boris Eltsine et ses homologues biélorusse et ukrainien. Les trois pays acquièrent leur indépendance, dans leurs frontières de l’ère soviétique qui sont encore garanties en 1994. Cependant, la Russie peut compter sur un capital de sympathie dans les régions ukrainiennes de Crimée, de Louhansk et Donetsk, à Odessa, et dans la République autoproclamée de Transnistrie, sécessionniste de la Moldavie. Des politiciens russes ou prorusses rêvent d’une « Nouvelle Russie » (dénomination de l’époque tsariste) qui s’étendrait de Louhansk à Tiraspol, privant l’Ukraine de tout accès à la mer. V. Poutine invoque l’union historique « indissociable » de la Russie et de l’Ukraine, tout en diabolisant toute tentative de définir une identité ukrainienne propre. La confrontation actuelle entre Russie et Ukraine rappelle un affrontement plus ancien avec la Pologne-Lituanie, de la fin du xve siècle jusqu’à 1795. Cette date marque la disparition de la Pologne en tant qu’État pour plus d’un siècle, son territoire étant partagé entre la Prusse, l’Autriche et la Russie. Et pourtant, la Pologne renaît en 1919, avant de disparaître de nouveau en 1939, puis d’être restaurée en République satellite de l’URSS, jusqu’à ce qu’elle retrouve sa véritable indépendance en 1989.
À lire également
Fenêtre sur le monde : La Pologne, les frontières d’une nation
Du communisme international au messianisme obsidional. Pendant soixante-dix ans, le marxisme-léninisme a modulé la pensée officielle russe. Pourtant, malgré la dénonciation rituelle de « l’impérialisme, stade suprême du capitalisme », thème majeur du canon léniniste, l’idée de l’empire n’a jamais disparu. Au cours de sa présidence, V. Poutine a consacré plusieurs discours à l’histoire, déroulant le narratif du « roman national russe », commencé à Kiev au ixe siècle, poursuivi à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Il a soutenu la thèse de la « victoire volée » que les Russes auraient dû remporter en 1917, si les bolcheviks n’étaient pas sortis du conflit pour faire la révolution. Ce qui ne l’empêche pas de dire que la chute de l’URSS a été la plus grande catastrophe jamais subie par la Russie.
Depuis 1991, la religion orthodoxe, persécutée sous le communisme, est revenue au premier plan, comme auxiliaire du pouvoir. L’entente entre V. Poutine et le patriarche Kirill, élu à la tête de l’Église orthodoxe russe en 2009, n’a fait que se renforcer avec la guerre en Ukraine. Récemment, l’Église orthodoxe russe a proscrit les prières pour la paix, au profit de prières pour la victoire et sanctionne le clergé qui refuse de se plier à ses directives.
Les deux points communs entre l’idéologie marxiste-léniniste et le messianisme de la Sainte Russie sont le dogme de l’infaillibilité et le sentiment d’être assiégé. Dès l’époque d’Ivan le Terrible, la Russie se sent menacée à la fois par les ennemis de l’extérieur et les traîtres à l’intérieur. À partir de juillet 2012, une série de lois restreint strictement la liberté de parole de ceux qui sont définis comme « agents étrangers ». La fuite à l’étranger de milliers de jeunes gens éduqués désireux d’éviter leur incorporation dans l’armée est présentée comme une sorte de purification du pays.
Splendide isolement, ou système d’alliances ? V. Poutine et S. Lavrov affirment que la Russie a toujours mené une politique indépendante, sans être liée par aucun système d’alliances. Cette assertion est fausse pour la période tsariste. Au cours des deux guerres mondiales, la Russie et l’URSS ont rompu leurs alliances ou changé d’alliés. De 1949 à 1991, l’URSS impose des traités inégaux aux pays socialistes dépendants. Le dispositif est complété par la neutralisation forcée de la Finlande et de l’Autriche et la neutralité choisie de la Suède. La fin de l’URSS affranchit ses vassaux. La Russie s’engage dans un partenariat avec l’OTAN et au sein de l’OSCE, mais tente d’animer la CEI et l’OTSC[1] qui n’englobent pas tous les pays de l’ex-URSS. Les anciens membres du pacte de Varsovie rejoignent l’OTAN, par peur d’être un jour « rattrapés » par la Russie.
La Russie est actuellement isolée, mais non dépourvue d’appuis. Elle peut compter sur la Corée du Nord et l’Iran, qui lui fournissent armes et munitions et, dans une moindre mesure, sur la Chine. La Turquie, membre de l’OTAN, se montre bienveillante tour à tour avec l’Ukraine et la Russie, mais garde les détroits fermés. Contrairement aux calculs russes, l’Europe, les États-Unis, le Canada s’opposent à l’agression contre l’Ukraine à laquelle ils fournissent armes et renseignements. Parallèlement, la Suède et la Finlande, deux piliers de la neutralité, adhèrent à l’OTAN. La Russie se tourne vers le « Sud global », en particulier les pays africains dont elle se dit un meilleur ami que « l’Occident collectif ».
La guerre n’est pas confiée aux militaires. Si la France a parfois succombé à la tentation de confier son destin à un militaire, il n’en est pas de même en Russie. Les généraux d’Ancien Régime sont restés à leur place. Staline, qui s’est lui-même fait maréchal, a éliminé trois des cinq maréchaux qu’il avait créés en 1935, dont le plus brillant, Mikhaïl Toukhatchevski. Joukov, « maréchal de la victoire » contre Hitler, a fini en disgrâce. En mai 2024, V. Poutine a démis de ses fonctions le ministre de la Défense Sergueï Choïgou (qui n’est pas un vrai militaire) et entamé une vaste purge du ministère de la Défense et de l’Armée. Le complexe militaro-industriel n’est dirigé ni par des industriels ni par des militaires, mais par les politiques. Au demeurant, les ambitieux programmes de modernisation lancés depuis 2008 n’ont été qu’en partie réalisés. Les méfaits de la corruption sont en cause, mais les annonces étaient aussi exagérées.
La tactique et le terrain. Le cœur de la guerre à la russe consiste en l’emploi d’un intense feu d’artillerie et de vagues humaines. Elles servent aussi bien à arrêter l’ennemi qu’à l’offensive, sans qu’on cherche à limiter les pertes. Les commandos de parachutistes sont une autre option, utilisée en 1979 à Kaboul, ou en février 2022 contre l’aéroport de Hostomel, près de Kiev. En repoussant ces forces d’élite, les Ukrainiens ont réussi à préserver leur capitale dans les premières semaines de l’invasion russe. L’autre image-symbole de l’échec de l’offensive sur Kiev est une gigantesque colonne de véhicules, massés sur l’autoroute, offrant une cible d’autant plus facile qu’ils sont à l’arrêt, faute d’essence ou de coordination. La logistique russe du dernier kilomètre s’avère presque toujours défaillante. La tendance à la destruction intensive des zones d’affrontement n’est pas une exclusivité russe, mais lorsque le conflit dure, on voit se créer des zones-tampons ravagées que les populations désertent. Ce fut le cas au xviie siècle des terres de la rive droite du Dniepr, au sud de Kiev. Cela semble être le sort aujourd’hui des zones « libérées » du Donbass.
À lire également
Guerre future : quelles organisations tactiques pour combattre dans la profondeur ?
Depuis l’offensive ukrainienne dans la région de Koursk, à l’été 2024, la guerre touche le territoire russe, les régions frontalières de Koursk, Belgorod, Voronej. Régulièrement, des drones atteignent des sites militaires beaucoup plus lointains. Cette nouvelle donne provoque la surprise dans l’opinion russe. À terme, elle pourrait secouer l’apathie apparente de la population.
L’utilisation des mercenaires semblait exclue en Russie, car une armée privée peut fomenter un coup d’État. Pourtant, la compagnie militaire privée Wagner s’est fait connaître à partir de 2014. Son fondateur, E. Prigojine, a levé l’étendard de la révolte, un jour de juin 2023, audace qu’il a payée de sa vie. Depuis, les mercenaires restent une variable d’ajustement utile, mais aussi une inconnue dans l’avenir politique du pays.
La flotte, fierté et déception. Pierre le Grand a voulu se doter d’une flotte capable de rivaliser avec les meilleures. Peu à peu, elle a investi la Baltique, la mer Noire, le Pacifique et l’Antarctique. Pourtant, elle est sévèrement battue lors de la guerre de Crimée (1854-1856) et contre le Japon (1905) ; pendant les deux guerres mondiales, elle joue un rôle défensif. Après 1945, présente sur toutes les mers du globe, elle renforce le prestige de la superpuissance soviétique. En 2022, face à une marine ukrainienne réduite à sa plus simple expression, la flotte russe s’avère vulnérable aux attaques de drones et de missiles, jusque dans ses propres ports de Sébastopol ou Novorossiisk. De même, l’aviation russe ne conquiert pas la maîtrise du ciel.
Guerre d’hier et de demain. Le conflit russo-ukrainien rappelle de manière frappante la guerre de tranchées de 1914-1918. Les batailles de Bakhmout, d’Avdiika, de Pokrovsk sont autant de Verdun. Le souvenir de la Seconde Guerre mondiale est omniprésent dans les deux camps qui se renvoient l’accusation de nazisme. Parallèlement, le conflit est un champ d’expérimentation de la cyberguerre. Les Ukrainiens ont fait un usage intensif des drones, depuis les Bayraktar fabriqués en Turquie, jusqu’à des modèles courants bricolés. Les Russes se mettent au diapason, utilisant des drones iraniens. Les Ukrainiens ont aussi développé des drones maritimes, ou torpilles intelligentes, qui déciment la flotte russe de la mer Noire et fragilisent le pont de Kertch, édifié après l’annexion russe de 2014, fierté de V. Poutine.
La médiatisation a franchi un nouveau seuil. Les satellites couramment accessibles permettent de géolocaliser les avancées et les reculs des troupes en toute transparence. La censure de Moscou peine à maîtriser les « blogueurs militaires », patriotes qui dénoncent les erreurs et les insuffisances des troupes russes. La messagerie cryptée Telegram sert de substitut aux communications russes défaillantes sur le front, d’où l’émotion causée par l’arrestation de son fondateur, Pavel Dourov, à Paris, en août 2024.
La poursuite de la guerre est nécessaire à la survie du régime russe. En lançant son « opération spéciale », V. Poutine pensait, sans doute, parachever rapidement la réunion de l’Ukraine à la Russie. La résistance rencontrée n’a pas entamé sa détermination. Pour l’expliquer, il dénonce la menace que l’OTAN fait peser sur la Russie. Désormais, il ne peut ni perdre ni se contenter d’un match nul. Mais la victoire représente aussi un danger, car la reconversion vers une économie civile et la démobilisation provoqueraient des chocs en retour très difficiles à maîtriser.
L’Ukraine fait face à une menace vitale et craint une impasse. Jusqu’en 2014, la Russie hésite entre trois scénarios : vassalisation, partition ou reconquête de l’Ukraine. Depuis février 2022, la population ukrainienne subit un brassage sans précédent avec 5 millions de déplacés et autant d’exilés à l’étranger, sur 44 millions. La violence et la persistance du conflit ont fait comprendre que la Russie a l’intention de détruire la structure même de l’État ukrainien. Le pays se trouve dans la situation qui fut celle de la Pologne lors des partages de 1772-1795, ou lors du pacte germano-soviétique de 1939.
Le soutien étranger à l’Ukraine s’apparente à celui des États-Unis au Royaume-Uni entre juin 1940 et décembre 1941, quand les États-Unis ne voulaient pas devenir cobelligérants. Vladimir Poutine et son entourage disent se préparer à une guerre avec l’OTAN. Ces déclarations ont pour but de resserrer la population russe derrière eux. Mais la parole d’un autocrate a le dangereux pouvoir de se réaliser.
[1] CEI : communauté des États indépendants, fondée en décembre 1991. OTSC : organisation du traité de sécurité collective, fondée en mai 1992.