David Harari a participé au développement des drones et avion sans pilote. Il fut l’un des premiers à en comprendre l’utilité et le potentiel. Pour Conflits, il revient sur l’histoire et le déploiement de cette technologie et sur ses évolutions futures.
Propos recueillis par Antoine-Baptiste Filippi.
David Harari est docteur en physique (Université de Paris), ingénieur de l’Ecole d’Ingénieurs des Travaux Publics de Paris. De 1970 à 2009, au sein de sa carrière professionnelle auprès des Industries Aérospatiales Israéliennes, il a développé le domaine des avions sans pilote en Israël et à l’étranger et a permis l’établissement de plusieurs coopérations industrielles avec des sociétés aux Etats-Unis, en Europe et en France, en particulier.
Vous êtes français, né en Égypte, vous devenez ingénieur et décidez de partir travailler en Israël. Pouvez-vous nous éclairer sur les étapes de votre parcours, et sur les motivations à l’origine de ce changement de vie ?
À la suite de la nationalisation par le gouvernement égyptien du canal de Suez en juillet 1956, suivi le 29 octobre 1956 par l’intervention militaire d’Israël et des Franco-Britanniques contre l’Égypte, le gouvernement égyptien expulse tous les ressortissants français, anglais et la majorité des membres de la communauté juive égyptienne.
Au début de 1957, nous rejoignons la France où je reprends mes études secondaires puis mes études universitaires que je termine en 1967 avec un diplôme d’ingénieur et un doctorat de physique sur les ondes électromagnétiques. En juin 1967, éclate la guerre des Six Jours entre Israël et la coalition égypto-syrienne.
Le Général de Gaulle institue un embargo militaire sur le Moyen-Orient qui affecte uniquement l’État d’Israël qui est le seul pays de la région à posséder du matériel militaire français. Mon épouse et moi sommes choqués par cette décision et nous décidons de partir en Israël avec nos deux filles pour prendre part au développement du pays. Notre départ a eu lieu en 1970, car je devais remplir auparavant, mes obligations militaires françaises.
Je rejoins les Industries aéronautiques israéliennes (IAI) où je développe toute ma carrière professionnelle jusqu’en 2009. Ma carrière a commencé en tant qu’ingénieur de qualité jusqu’à être membre de la direction générale de la société en tant que vice-président de la recherche et du développement et directeur général de la filiale européenne des IAI.
Évoquons désormais l’avion sans pilote, communément appelé « drone ». On vous présente justement comme le « père du drone de combat », or Israël est aujourd’hui un des leaders mondiaux en la matière pour bonne partie grâce à vous. Quelles ont été les grandes étapes de cette invention ?
L’avion piloté à distance existe depuis plus de cent ans. Au début du XXe siècle, des inventeurs travaillent au développement d’appareils pilotés à distance au Royaume-Uni, aux États-Unis, mais aussi en France. Le capitaine Max Boucher parvient ainsi dès la fin de la Première Guerre mondiale à mener un vol dirigé depuis le sol.
En 1968 et 1969, durant la guerre d’usure de part et d’autre du canal de Suez, entre l’Égypte et l’État d’Israël, ce dernier devait obtenir des renseignements au-delà de la rive égyptienne. Les systèmes de renseignement utilisés par l’armée israélienne de l’air étaient compliqués par leur emploi et ne donnaient pas de renseignements en temps réel. En 1969, un jeune officier du renseignement militaire, Shabtaï Brill, a eu l’idée de faire voler un modèle réduit d’avion équipé d’un appareil photographique, contrôlé à distance. Les résultats de cette démonstration ont été remarquables, mais pour des raisons multiples, le développement de cette expérience ne s’est pas réalisé.
En 1973, au cours de la Guerre de Kippour entre l’Égypte et la coalition égypto-syrienne, les pertes israéliennes furent importantes, faute de renseignements sur l’emplacement des missiles sol-air mobiles égyptiens et syriens. Ceci a conduit le ministère israélien de la Défense à envisager le développement d’un système d’avion piloté à distance et équipé d’une caméra de télévision permettant de transmettre l’information en temps réel.
En septembre 1977, après plusieurs tentatives infructueuses d’obtention d’un tel système de l’industrie américaine, le ministère israélien de la Défense décide d’octroyer aux IAI, le développement du premier système de renseignement par un avion piloté à distance. J’ai l’honneur d’être responsable de la direction du développement de ce premier système.
Le premier système fut opérationnel en 1981, puis est utilisé en 1982 durant la première guerre du Liban. Il était basé sur un avion pesant 320 kg et équipé d’une caméra de télévision de jour ou de nuit avec une autonomie de vol de 4 heures. Le succès fut remarquable et au lendemain de la guerre, l’armée de l’air définit des spécifications nouvelles en augmentant l’autonomie de vol et la possibilité d’installer des charges utiles plus importantes.
Aujourd’hui, 40 ans après, les systèmes opérationnels de renseignement sont équipés d’avions ayant une autonomie de vol de plus de 40 heures et équipent un grand nombre de pays occidentaux comme les États-Unis, la France, l’Allemagne et autres.
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Conséquence du développement technologique, désormais les ennemis d’Israël s’équipent eux aussi de drones, l’Iran notamment. S’agit-il d’une rupture pour la défense d’Israël ou l’avance technologique permet de surmonter ces défis ?
L’utilisation opérationnelle des différentes générations de systèmes d’avions pilotés à distance par Israël, a rendu publique l’importance de tels systèmes de renseignement sur les champs de bataille. Les technologies utilisées pour le développement de tels systèmes sont connues dans toutes les écoles d’enseignement supérieur en aéronautique et en télécommunication où il est fréquent que les projets de fin d’études soient des petits systèmes d’avions commandés à distance. Ceci explique la profusion des pays développant de tels systèmes. L’abondance de systèmes d’avions commandés à distance par des ennemis de l’État d’Israël n’est pas en soi une rupture pour sa défense, mais entraine un développement technologique pour se défendre contre les nouvelles menaces.
Quel est l’avenir du drone ?
Si l’avion commandé à distance existe depuis plus de cent ans, il fut étroitement utilisé pour des besoins militaires durant les dernières décennies du XXe siècle. Cependant, il me semble que le changement le plus important est en train de se réaliser dans le domaine civil. Cela prendra du temps, mais nous sommes déjà témoins de l’utilisation de telles plateformes aéronautiques pour la réalisation d’applications civiles diverses comme la photographie aérienne, l’utilisation en agriculture, la surveillance d’infrastructures à la suite de désastres naturels ou des actes de vandalisme, la surveillance par la police d’évènements publics, de la route et des frontières et sur les chantiers de construction où les drones sont utilisés pour la surveillance des travaux.
Ils commencent aussi à être utilisés pour le transport des médicaments et des vaccins, en particulier dans les endroits difficiles d’accès. Nous sommes aussi témoins de projets de taxis volants et de véhicules aériens personnels en cours de développement. Bien que le concept reste encore dans sa phase expérimentale, les avancées en matière de drones autonomes pourraient faire de la mobilité aérienne urbaine une réalité dans un futur proche.
Le développement rapide des drones civils soulève plusieurs questions quant à leur régulation. Les principaux défis résident dans la protection de la vie privée, la sécurité du trafic aérien, la responsabilité en cas d’accidents ou de dommages causés par ces appareils, ainsi que dans la lutte contre l’utilisation malveillante des drones. L’avenir des drones est au début d’un développement technologique important en automatisation et en intelligence artificielle combiné avec les améliorations de la technologie informatique, les coûts de fabrication et la miniaturisation des composants.
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Vous n’avez jamais cessé de travailler à la coopération France-Israël. Pouvez-vous nous parler de votre action dans ce domaine, et nous dire votre regard sur les relations de ces deux pays dans ce domaine ?
La coopération scientifique France-Israël est riche, variée et dynamique. Elle couvre des domaines divers, notamment en médecine, en agriculture, en sciences de l’ingénieur, en sciences environnementales ou en technologies de l’information. Je me concentrerai rapidement sur l’historique de la coopération scientifique entre les deux pays qui débute, avant l’indépendance de l’État d’Israël entre les chercheurs français et les chercheurs juifs installés en Palestine et qui est suivi en 1949 par un embryon de coopération en recherche nucléaire.
En 1980, l’Association France Israël de Recherches Scientifique et Technologique (AFIRST) a été créée pour favoriser de nombreux projets de recherche collaborative, des échanges de chercheurs et l’organisation d’ateliers et de séminaires. À la suite de l’AFIRST, le programme Partenariat Hubert Curien (PHC) Maïmonide, créé en 2003 et appelé Haut Conseil de la Science et de la Technologie (HCST), continue à développer les coopérations scientifiques et technologiques entre les laboratoires d’excellence en France et en Israël.
J’ai l’honneur d’être depuis 2012 le co-président israélien avec le Pr. Michel Cosnard, co-président français. Le HCST gère un budget total de 720.000 euros et permet à 8 binômes franco-israéliens de réaliser pendant deux ans une recherche en commun, sur différents sujets choisis chaque année. Au cours du déroulement de ces projets, la mobilité entre les laboratoires des deux pays est encouragée. Les industries Aérospatiales israéliennes (IAI) sont le maitre d’œuvre de tous les programmes spatiaux israéliens.
En ma position de Vice-Président de la Recherche et du Développement des IAI, j’ai eu l’honneur de développer avec l’Agence Spatiale Israélienne (ISA), la coopération spatiale entre les deux pays. C’est un domaine actif et productif, qui débute en 1994, avec un premier accord-cadre conclu entre le CNES et l’ISA sur l’utilisation pacifique de l’espace. En mai 1996, de la base spatiale de Kourou, est lancé le premier satellite israélien de communication AMOS par un lanceur Ariane 4.
La coopération inclut également des recherches en astrophysique, en télédétection ou en exploration planétaire. Pour illustrer le succès de cette coopération, je citerai deux programmes d’études du changement climatique et de la gestion des ressources naturelles. Le satellite franco-israélien Vénμs qui a été lancé de la base de lancement de Kourou le 2 août 2017, par le lanceur Vega. L’observation de ce satellite renseigne énormément dans la lutte contre le réchauffement de la planète et ses conséquences néfastes. Le programme C3IEL pour l’étude des nuages convectifs qui a débuté en 2016, à la suite du succès de la collaboration entre les deux agences spatiales sur le programme Venµs. Sa mission se focalisera sur l’étude de ces nuages, fournissant ainsi des données inédites pour la lutte contre le changement climatique.
En conclusion, cette coopération scientifique permet de renforcer les relations diplomatiques entre la France et Israël tout en stimulant l’innovation et le développement économique dans les deux pays.
Quel est votre sentiment sur la « relation spéciale » Israël / USA ?
La « relation spéciale » entre Israël et les États-Unis est une alliance forte et durable qui remonte à la création de l’État d’Israël en 1948. Elle provient des liens entre les deux pays qui se sont développés, non seulement en un faisceau très dense de liens diplomatiques et militaires, mais aussi, en un ensemble unique de liens économiques, universitaires, culturels et personnels.
Au cours de ma carrière professionnelle, j’ai eu le privilège de travailler sur de nombreux sujets avec les milieux gouvernementaux et industriels américains et j’ai pu me rendre compte que, quelle que soit l’administration démocratique ou républicaine et malgré des hauts et des bas dans les relations entre les deux pays, les liens qui unissent les deux pays sont dans leur ensemble non seulement très positifs, mais aussi très profonds.
Le soutien diplomatique que nous donnent les États-Unis, au sein des institutions internationales, en utilisant fréquemment leur droit de veto pour bloquer des résolutions perçues comme hostiles envers Israël, est nécessaire. De plus, l’aide militaire et économique est un appui permettant à Israël de maintenir une supériorité militaire dans la région en permettant d’avoir accès, soit à l’achat, soit au développement des technologies et d’équipements avancés. En effet, l’aide américaine inclut également des fonds pour la recherche et le développement dans le domaine de la défense.
L’intensification des programmes d’accords commerciaux a rendu les États-Unis et Israël interdépendants, soit par l’accord de libre-échange, soit par la création d’une Fondation pour la recherche et le développement civil. De la même manière, la coopération académique est très importante grâce à l’existence d’une Fondation de la Science pour la promotion de la coopération en matière de recherche entre les scientifiques des deux pays.
Malgré des divergences ponctuelles, l’alliance reste solide. Il me semble donc que les relations économiques, académiques, militaires et personnelles entre les citoyens des deux pays sont largement à l’abri des aléas politiques.
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