Le 22 septembre 2023, plusieurs chefs de gangs d’Haïti ont annoncé la formation d’une nouvelle alliance appelée Viv Ansanm. Elle s’est engagée à protéger les civils et a appelé la population vivant dans les quartiers contrôlés par les gangs à reprendre ses activités quotidiennes. La coalition a fait l’objet d’un certain scepticisme lors de sa création, mais un an plus tard, force est de reconnaitre qu’elle a permis une certaine baisse de la violence.
Article de Sandra Pelligrini paru sur ACLED. Traduction de Conflits.
Le 22 septembre 2023, dans un contexte d’escalade de la violence entre gangs et de rivalités intenses, plusieurs chefs de gangs ont annoncé de manière inattendue la formation d’une nouvelle alliance appelée Viv Ansanm. Cette coalition, qui regroupe les principales factions de gangs opérant à Port-au-Prince – le G-9 et le G-Pèp – s’est engagée à protéger les civils et a appelé la population vivant dans les quartiers contrôlés par les gangs à reprendre ses activités quotidiennes, souvent perturbées par les conflits entre gangs. La coalition a fait l’objet d’un certain scepticisme lors de sa création, car beaucoup doutaient de sa durabilité en raison des rivalités et des différences qui existaient depuis longtemps entre ses membres.
Toutefois, les incursions coordonnées de Viv Ansanm lancées contre les institutions de l’État le 29 février, qui visaient à contraindre le Premier ministre Ariel Henry à démissionner, ont marqué un tournant et démontré la capacité de la coalition à s’adapter, à négocier et à travailler de manière cohérente à la réalisation d’objectifs communs. Cette série d’attaques a conduit Ariel Henry à annoncer sa démission le 11 mars. Elle a mis en évidence la capacité de Viv Ansanm à agir comme un front uni alors que la violence persistait au cours des mois suivants. En outre, les attaques ont eu lieu alors que les négociations sur le déploiement de la mission multinationale de soutien à la sécurité (MSS) dirigée par le Kenya, créée pour stabiliser la sécurité du pays, avançaient. Les gangs ont perçu la mission MSS comme une menace émergente, ce qui les a incités à unir leurs forces et à adapter leurs opérations dans la perspective du déploiement des troupes.
Un an après avoir été rendue publique, l’alliance Viv Ansanm a modifié le paysage conflictuel d’Haïti. La trêve entre les gangs précédemment en guerre a conduit à une diminution notable des combats, en particulier après que l’alliance se soit consolidée avec les incursions de février. Cela leur a permis de se concentrer sur des activités génératrices de revenus, d’élargir leur champ d’action à un plus grand nombre de zones et de contrer les opérations de sécurité.
Ce rapport analyse la façon dont la formation de la coalition Viv Ansanm a remodelé le paysage des gangs en Haïti. Il explore les avantages stratégiques que l’alliance a procurés aux gangs membres – tels que la capacité d’étendre leur présence à de nouvelles zones et de cibler davantage les infrastructures de l’État – et examine les défis qui menacent la stabilité et la longévité de la coalition, ainsi que la menace persistante que les gangs font peser sur les civils.
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Une trêve dans la guerre des gangs
L’annonce par les chefs de gangs de leur ralliement sous le drapeau de Viv Ansanm a marqué un changement stratégique et est intervenue dans un contexte de forte augmentation des affrontements entre gangs. Entre 2021 et 2022, la violence entre les gangs a augmenté de 79 %, avec plus de 500 décès signalés en 2022 – un chiffre qui est resté élevé tout au long de l’année suivante. Malgré ce contexte instable, la formation de Viv Ansanm a marqué le début d’une trêve entre les factions rivales visant à réduire les hostilités et à consolider le pouvoir entre les gangs.
Dans un premier temps, Viv Ansanm est apparue fragile, les affrontements entre gangs se poursuivant après que l’alliance a été rendue publique fin 2023. Ce n’est qu’après le succès de ses attaques coordonnées du 29 février 2024, qui ont visé des institutions publiques et des prisons dans toute la région métropolitaine de Port-au-Prince, que les gangs ont commencé à mettre leurs rivalités de côté. Ces attaques visaient à déstabiliser le gouvernement de transition dirigé par le Premier ministre intérimaire Ariel Henry et ont abouti à l’annonce de sa démission le 11 mars. Depuis ces actions coordonnées, les affrontements armés entre gangs ont considérablement diminué, chutant de 78% entre mars et août 2024 par rapport aux six mois précédents, avec une baisse significative du nombre de morts signalés (voir graphique ci-dessous).
La diminution des affrontements entre gangs ne signifie cependant pas que les gangs ont réduit leurs activités. Au contraire, elle a permis aux gangs d’élargir leur champ d’action dans la capitale et le département de l’Ouest au lieu d’investir des ressources dans la lutte contre leurs rivaux.
Une alliance permettant une plus grande influence
Historiquement, l’activité des gangs en Haïti s’est concentrée dans la région ouest, en particulier dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince. Profitant de l’instabilité politique actuelle, les gangs ont régulièrement étendu leur contrôle territorial. En 2021, l’ACLED enregistre des activités violentes de gangs dans près de 70 quartiers de l’arrondissement de Port-au-Prince, un chiffre qui a connu une augmentation constante d’année en année. La consolidation de l’alliance Viv Ansanm a permis aux gangs de concentrer leurs ressources sur les activités criminelles et les confrontations avec les forces de sécurité, plutôt que de s’engager dans des luttes intestines. Cette évolution leur a également permis d’étendre leurs opérations à un plus grand nombre de quartiers. Entre mars et août 2024, des violences entre gangs ont eu lieu dans près de 100 quartiers de l’arrondissement de Port-au-Prince, ce qui représente une augmentation de 20 % par rapport aux six mois précédents, au cours desquels des activités violentes entre gangs avaient eu lieu dans au moins 80 quartiers.
Dans la commune de Port-au-Prince, bien que la violence ne se soit pas étendue à un plus grand nombre de zones, les points névralgiques de l’activité des gangs se sont déplacés. Entre septembre et février, la violence s’est concentrée dans des zones contestées par des gangs rivaux comme Carrefour Feuilles, La Saline et Portail Léogâne, alors que depuis mars, la violence s’est déplacée vers le centre de la ville et ses quartiers environnants – Champs de Mars, Centre Ville, Bas Peu de Choses, Fort National et Bois Verna – où les gangs ont notamment défié l’État et ciblé des bâtiments publics et de sécurité.
Malgré ces changements, le quartier de Solino reste un champ de bataille et une cible privilégiée pour les gangs, qui se disputent le contrôle de cette zone stratégique pour faciliter les enlèvements. La violence à Solino s’est également répandue dans la commune voisine de Delmas, où le nombre de quartiers touchés par la violence des gangs a presque doublé depuis mars par rapport aux six mois précédents, en particulier autour de Carrefour Aéroport – un axe routier stratégique crucial pour l’activité des gangs et le contrôle du territoire.
Les attaques de février ont encore stimulé l’activité des gangs dans les communes de Pétion-Ville et de Tabarre. Cependant, le nombre croissant d’incursions de gangs dans la périphérie de la capitale, qui ont mis à l’épreuve la capacité de réaction des forces de sécurité, constitue une évolution notable. Ceci est particulièrement évident à Carrefour, où les gangs cherchent à contrôler la route nationale 2 reliant la capitale au sud-ouest d’Haïti, et plus à l’ouest, dans la commune de Gressier, qui a connu une flambée de violence en mai avant le déploiement anticipé de la mission MSS. Ce schéma s’étend à l’ensemble de la zone métropolitaine et à la région ouest. À Croix-des-Bouquets, les gangs, en particulier les 400 Mawozo, ont effectivement pris le contrôle des routes reliant le nord du pays. Leurs activités le long de la frontière avec la République dominicaine, y compris la prise de contrôle d’un poste de police à Ganthier et d’un bureau de douane, se sont intensifiées.
En dehors de la région ouest, l’activité des gangs ne s’est pas développée de manière significative depuis février. Néanmoins, une flambée de violence dans plusieurs départements entre 2022 et 2023, liée à l’intensification des activités des gangs et aux réactions des forces de l’État et des groupes d’autodéfense, justifie une attention particulière. La région de l’Artibonite revêt une importance stratégique particulière pour les gangs qui ciblent les actifs agricoles pour diversifier leurs revenus, menaçant ainsi la sécurité alimentaire du pays et ses voies de transport, qui facilitent l’extorsion de civils. Depuis plusieurs années, la violence des gangs dans ce département touche un nombre croissant de zones, en particulier le long des grands axes routiers, avec de fréquentes attaques meurtrières contre les civils. Plus récemment, le 3 octobre, le gang Gran Grif a tué au moins 115 personnes à Pont Sondé, l’événement le plus meurtrier dans la région depuis 2018, prétendument en représailles au fait que des civils s’étaient alliés à un groupe d’autodéfense local et avaient refusé de payer des frais d’extorsion.
En tant que couloir de transit important, le département du Centre est également devenu un foyer croissant d’activités des gangs, avec des incidents qui ont plus que doublé en 2023 par rapport à l’année précédente. Dans le même ordre d’idées, les attaques en mer se sont multipliées en 2023, et 2024 a déjà enregistré un nombre plus élevé que l’année précédente. Le contrôle accru des gangs sur le littoral et les eaux territoriales haïtiennes leur permet de dominer les routes du trafic et de générer des revenus en ciblant les bateaux et les cargos transportant des marchandises. Il s’agit également d’un moyen stratégique pour faciliter les mouvements de membres armés, permettant des connexions plus rapides entre la capitale et d’autres régions. Bien que la dynamique évolue encore, il est essentiel de surveiller la croissance potentielle des gangs ruraux et les activités des gangs basés à Port-au-Prince, qui pourraient chercher à s’implanter en dehors de la capitale, à la fois pour diversifier leurs sources de revenus et pour s’assurer un refuge potentiel face à l’intensification des opérations anti-gang.
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L’escalade de la violence politique maintient les risques pour les civils
Bien qu’ils aient initialement opéré avec des liens établis avec les forces politiques locales et nationales, les gangs sont devenus de plus en plus indépendants de leurs sponsors politiques. Ce changement est devenu particulièrement prononcé après l’assassinat de l’ancien président Jovenel Moïse le 7 juillet 2021, les gangs se positionnant comme de féroces opposants au gouvernement de transition dirigé par Henry. Au fur et à mesure que les gangs sont devenus plus conflictuels avec les autorités, les attaques contre le gouvernement et les infrastructures publiques, ainsi que contre les fonctionnaires, se sont multipliées.
L’action stratégique visant à déstabiliser le gouvernement s’est intensifiée après la formation de l’alliance Viv Ansanm. Entre mars et août 2024, l’ACLED enregistre au moins 48 incidents violents visant des postes de police et des bâtiments gouvernementaux, contre 16 incidents au cours des six mois précédents. Des gangs ont notamment pris pour cible le Palais national afin de perturber l’installation des nouvelles autorités de transition en avril. En mai, ces incidents se sont multipliés, les gangs cherchant à empêcher le déploiement de la MSS en détruisant des installations susceptibles d’être réservées aux forces de sécurité.
Malgré l’escalade de la violence politique, la trêve entre les gangs a entraîné une diminution de 16 % des attaques directes contre les civils perpétrées par les gangs. Cette baisse est particulièrement évidente dans les zones où les rivalités entre gangs ont diminué. Par exemple, contrairement à d’autres zones de la capitale, la violence ne s’est pas étendue à un plus grand nombre de quartiers dans la commune de Cité Soleil, et les incidents violents visant les civils ont diminué, probablement en raison du cessez-le-feu entre quatre gangs rivaux signé à la fin du mois de juillet 2024 parallèlement à l’accord Viv Ansanm.
Un représentant de l’Organisation de défense et de promotion des droits de l’homme (ORDEDH) a également noté que de nombreux civils ont fui les territoires contrôlés par les gangs en raison de la violence et de l’incendie des maisons, réduisant ainsi leur exposition à la violence des gangs. Il a également souligné que les chefs de gangs se présentent de plus en plus comme des figures bienveillantes dans les zones qu’ils contrôlent afin de regagner la confiance des habitants.
Toutefois, la diminution des attaques directes contre les civils doit être replacée dans son contexte, car les destructions de biens civils par les gangs – y compris les maisons, les fournisseurs de services publics et les infrastructures – indiquent que les niveaux globaux de violence sont restés largement inchangés. Les civils restent en danger, avec 2,7 millions de personnes exposées aux activités des gangs entre mars et août 2024. De plus, la population civile continue de souffrir des activités génératrices de revenus des gangs. Les enlèvements contre rançon sont restés une réalité quotidienne pour les Haïtiens, avec une augmentation notable en juillet 2024, qui reflète probablement la consolidation des ressources des gangs pour résister aux opérations de sécurité après le déploiement des policiers kenyans de la MSS en juin et juillet. Les pratiques d’extorsion des gangs le long des routes et dans le cadre de leur gouvernance criminelle des territoires ont un impact significatif sur la vie quotidienne des civils, les obligeant à se déplacer et menaçant leurs besoins les plus élémentaires. En août, le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies a signalé que plus de 580 000 personnes avaient été déplacées, les femmes et les filles étant exposées à un risque alarmant de violence sexuelle et sexiste. En outre, 5 millions d’Haïtiens sont confrontés à l’insécurité alimentaire, en grande partie à cause de l’expansion des gangs dans la région de l’Artibonite et de leur contrôle sur les ressources agricoles.
Des alliances durables face à une menace commune
Bien que les alliances et les cessez-le-feu aient entraîné une réduction des niveaux globaux de violence, le paysage des gangs en Haïti reste très volatile. Bien que la fréquence des affrontements entre gangs ait considérablement diminué, les tensions et les rivalités peuvent conduire à des combats occasionnels. En août, des combats ont eu lieu à Brochette, Carrefour, tandis qu’en septembre, des membres des gangs de Nan Boston et de Simon Pelé se sont affrontés à Delmas au sujet du résultat présumé d’un match de football, bien qu’aucun affrontement n’ait semblé suffisamment important pour menacer l’alliance jusqu’à présent.
Les changements à la tête des gangs à la suite d’assassinats ciblés risquent de fracturer davantage les alliances, car les structures de direction des gangs restent très personnalisées et dépendent des bonnes relations entre les chefs. Par exemple, la mort des chefs de gangs Iskar Andrice et David Ganier, connus sous le nom de « Black Alex Mana », en novembre 2023, a entraîné une recrudescence des affrontements meurtriers entre gangs, les factions rivales tentant de s’emparer des territoires qu’elles contrôlaient auparavant.
En outre, l’injection de ressources et les premiers déploiements de MSS ont insufflé une nouvelle vie à la police nationale d’Haïti, avec des affrontements entre les gangs et les forces de sécurité qui se sont intensifiés et plus de 100 personnes tuées en juillet 2024. Cette intensification des affrontements constitue non seulement une menace pour la population civile – alors que l’on craint des exécutions extrajudiciaires au cours des opérations de sécurité – mais souligne également le risque d’une augmentation de la violence et de l’instabilité. Jusqu’à présent, cependant, le renforcement des capacités de sécurité avec le déploiement du SMM n’a pas entraîné de recul des gangs ou de gains territoriaux significatifs, ni provoqué de fractures au sein de l’alliance dans un contexte de sous-financement persistant. Face à ces résultats mitigés et à l’expiration du mandat de la SMM le 2 octobre, le Conseil de sécurité des Nations unies a voté la prolongation de la mission pour une année supplémentaire, les gangs devant maintenir une réponse unifiée aux efforts de sécurité en cours.
La dynamique interne des gangs reste également une source de conflit potentiel. Le gang Kraze Barye, dirigé par Vitel’Homme Innocent, a connu des conflits internes causés par des retards dans le paiement de ses membres. Ce conflit a entraîné la mort de 63 membres du gang à Tabarre le 15 janvier 2024, soulignant l’importance vitale pour les gangs de disposer d’un flux de revenus constant.
Enfin, la possibilité que certains gangs cherchent à négocier avec le gouvernement ajoute une nouvelle couche d’incertitude. Certains gangs ont publiquement exprimé leur ouverture à la négociation après que le Premier ministre de transition Garry Conille ait appelé les gangs à déposer leurs armes.15 Cependant, l’exclusion potentielle de certains groupes ou leur réticence à conclure un accord avec le gouvernement créera probablement des fissures au sein des alliances existantes. Selon certains observateurs, l’alliance Viv Ansanm incarne elle-même un paradoxe : Alors qu’elle reste la principale menace pour l’État haïtien, elle représente également le premier exemple d’une plateforme unifiée disponible pour l’engagement et le dialogue.16 Le renforcement de l’alliance Viv Ansanm a favorisé une plus grande stabilité dans le paysage notoirement volatile des gangs en Haïti, ce qui a entraîné une diminution des affrontements entre gangs. Cependant, la consolidation de l’alliance a également permis aux gangs de resserrer leur emprise sur les communautés qu’ils contrôlent, avec des rapports faisant état de civils exécutés pour avoir prétendument collaboré avec la sécurité de l’État.
Suite au renouvellement du mandat de la MSS le 2 octobre et à la pression internationale croissante pour la tenue d’élections d’ici novembre 2025, les opérations anti-gang menées par les autorités haïtiennes et la MSS devraient s’intensifier au cours de l’année à venir, mettant davantage en danger les civils qui pourraient être pris entre deux feux ou ciblés dans le cadre des efforts de collecte de fonds des gangs. Malgré les relations instables entre les membres du gang, Viv Ansanm est susceptible de perdurer tant qu’il sera confronté à la menace partagée d’une force de sécurité internationale.
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