L’Espagne face à son histoire

26 octobre 2024

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Premier débarquement de Christophe Colomb en Amérique, Dióscoro Puebla, 1862.

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L’Espagne face à son histoire

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L’Espagne a longtemps été confrontée à une réécriture de son histoire et à une légende noire. Mais cela est en train de changer, sous l’effet des recherches historiques et des nouvelles découvertes.

Le pic de la réécriture de l’histoire appartient peut-être au passé. En Espagne, comme dans le reste de l’Europe, la résistance se fait de plus en plus vive. Le livre, best-seller dans la péninsule, de Marcelo Gullo Nada por lo que pedir perdón (dont la version française vient d’être publiée sous le titre Ceux qui devraient demander pardon. La légende noire espagnole et l’hégémonie anglo-saxonne, L’Artilleur, 2024) en est un exemple frappant. Le 12 octobre dernier, une campagne publicitaire dans les stations de métros de Madrid, Valence et Séville, reprenait, sans ambages, le slogan percutant de cet auteur argentin : « Il n’y a rien à se faire pardonner ! ».  L’historien Javier Esparza nous explique les raisons de cette riposte.

Traduction Arnaud Imatz

Nietzsche raconte que Zarathoustra se promenait dans la campagne lorsqu’il rencontra un paysan en grande difficulté : un serpent noir s’était glissé dans sa bouche et enfonçait ses crocs dans la gorge du malheureux, qui ne pouvait que crier à l’aide avec des yeux effrayés. Zarathoustra s’est alors tourné vers le paysan et l’a réprimandé – je cite de mémoire – en ces termes : « Pourquoi gémis-tu ? Mords-le ! Mords-lui la tête et crache-la au loin ! » Cette scène effrayante illustre les situations dans lesquelles notre raison ou notre action se trouvent paralysées par la superstition, les préjugés, les dogmes, la culpabilité ou toute autre « histoire » qui étouffe la volonté. Et ce dernier 12 octobre 2024, comme chaque année, nous avons vu beaucoup de serpents noirs suspendus à la bouche de milliers de malheureux Espagnols.

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Le problème, en effet, n’est pas Maduro ou Sheinbaum (qui sont eux-mêmes d’autres problèmes). Le problème, c’est le nombre de mes compatriotes qui ont gobé le discours de l’indigénisme imposé, du génocide qui n’a jamais existé, et de la condamnation sommaire de l’Espagne, pour la découverte et la conquête de l’Amérique. Aujourd’hui, ce discours est prôné solennellement par le ministère espagnol de la culture, ce qui atteste de la gravité de la question. « Si l’Amérique est pauvre – nous disent-ils – c’est parce que l’Espagne a tout volé ».

Mis à part le détail que l’Amérique n’est pas pauvre, une multitude d’études – j’ai moi-même travaillé sur le sujet pour mon livre La Croisade de l’Océan – montrent qu’au moins les deux tiers de ce qui a été extrait sont restés sur place, mais peu importe, car la caractéristique fondamentale du discours condamnatoire est qu’il ne repose sur aucune étude. « Si les Indiens souffrent , ajoutent-ils, “c’est à cause du génocide que l’Espagne a perpétré”. Si l’Espagne avait perpétré un génocide, il n’y aurait pas aujourd’hui des millions d’Indiens en Amérique hispanique, mais l’évidence logique ne décourage pas nos vengeurs. « Et les morts que Las Casas dénonce ? », disent-ils avec l’air de celui qui a trouvé l’argument définitif. D’innombrables études ont démontré que la cause principale de la mortalité indigène n’était pas la guerre ou l’esclavage mais des virus, dont l’existence était inconnue au XVIe siècle (voir la compilation de Cook et Lovell Juicios secretos de Dios. Espidemias y despoblacion indígena en Hispanoamérica colonial, Abya Yala, 2000), mais, répétons-le, les études ne sont pas d’une grande utilité pour ceux qui ont décidé à l’avance de leur vérité : le serpent qui leur enserre la gorge.

Dans la conquête de l’Amérique, qui fut sans doute aussi effroyable que n’importe quelle autre conquête de l’histoire, le sang a coulé, bien sûr. Beaucoup de sang. Il suffit de lire les chroniqueurs. Mais soulignons en premier lieu, qu’il ne s’agit pas d’une guerre des Espagnols contre les Indiens : Colomb à Hispaniola, Núñez de Balboa à Panama, Cortés au Mexique ou Pizarro au Pérou n’auraient jamais eu qu’une misérable tombe s’ils n’avaient pas bénéficié du soutien massif de centaines de milliers d’Indiens – des Tainos à Hispaniola aux Huancas et Tallans au Pérou et aux Tlaxcalans au Mexique – qui ont rejoint leurs rangs pour se libérer de l’oppression brutale des Caribes, des Mexicas et des Incas. Par la suite, l’Espagne a créé son propre monde et n’a pas fait pire que les Romains ou les Arabes qui avaient conquis la péninsule ibérique auparavant. Elle a même fait beaucoup mieux. Jamais personne n’avait interdit l’esclavage des vaincus, alors que l’Espagne l’a fait en 1504. Jamais personne n’avait adopté de lois pour protéger le travail des serfs – en l’occurrence des indigènes – alors que l’Espagne l’a fait à partir de 1512. Jamais personne n’avait reconnu la dignité humaine des populations dominées, alors que l’Espagne l’a fait dans les lois successives des Indes. Jamais personne n’avait soumis la légitimité de ses conquêtes à un jugement moral, alors que l’Espagne l’a fait dans la controverse de Valladolid de 1550-1551. Nous pouvons bien sûr continuer à nous flageller le dos, mais le fait objectif est que la conquête de l’Amérique – qui était, évidemment, une conquête armée – loin d’être une monstrueuse entreprise prédatrice, a représenté un progrès transcendantal dans la conscience de l’humanité. Il serait bon que la gauche espagnole lise et se documente un peu plus.

Le Mexique et la célébration aztèque

Il faut aussi parler, forcément, de cette coutume, de plus en plus répandue de l’autre côté de l’Atlantique, de commémorer la « résistance indigène » contre « l’oppresseur espagnol », un voyage dans le temps dont nous avons eu un témoignage spectaculaire lors de la cérémonie d’« immersion aztèque » de la présidente du Mexique Mme Sheinbaum. Car il se trouve que la véritable répression contre les Amérindiens, la plus sanglante et la plus meurtrière, n’a pas été celle des conquistadors espagnols – ni celle que les Amérindiens eux-mêmes s’étaient infligée auparavant, ce que l’on oublie souvent – mais celle que les nouvelles nations hispano-américaines ont entreprise après l’indépendance. Les Espagnols ont vaincu les Charrúas, mais ils ne les ont pas exterminés. Ce sont les Uruguayens qui les ont anéantis après l’indépendance. Les guerres les plus féroces contre les Mapuches n’ont pas été celles menées par les Espagnols et leurs alliés indiens du Nord, mais celles planifiées par le Chili et l’Argentine entre 1878 et 1885. Tout cela, après – longtemps après – l’indépendance. C’est également après l’indépendance que les campagnes « eugéniques » ont été menées en Bolivie, lesquelles consistaient non seulement à stériliser les indigènes, mais aussi à les tuer physiquement. Tout cela au nom du progrès et de la modernité. Il en a été de même en Colombie, au Venezuela, au Pérou et au Mexique. Dans ce dernier pays, le désamortissement ou confiscation de la loi Lerdo (1856) a littéralement condamné à la famine des milliers d’indigènes qui avaient conservé leurs terres depuis l’époque de la conquête espagnole.

Face aux indigènes

Et tout cela par méchanceté dira-t-on ? Pas nécessairement. Pour les nations libérales émancipées, les indigènes représentaient un obstacle indésirable. La plupart d’entre eux avaient combattu pour la couronne espagnole lors des guerres d’indépendance, comme les Mapuches eux-mêmes, parmi lesquels il y avait les caciques Huenchukir, Lincopi et Cheuquemilla, entre autres. Lorsque la couronne espagnole a quitté les Amériques, seuls 30 % de la population parlaient espagnol. Pour construire une nation moderne, il fallait « détruire » les campagnes, ce que firent les élites créoles. En 1894, l’historien mexicain Joaquín García Icazbalceta écrivait à propos des Indiens : « Et ils sont encore là, causant mille ravages, les restes de leurs descendants qui, pendant tant d’années, n’ont retenu de la civilisation que l’usage des nouvelles armes, et qui, à la fin, devront être complètement exterminés ». En 1931, le philosophe et diplomate, Alejandro O. Deustua, se lamentait sur l’existence des peuples indigènes au Pérou et félicitait l’Argentine de les avoir exterminés. Tout cela alors que ces mêmes élites créoles inventaient un discours hypocrite de légitimation revendiquant pour elles-mêmes l’héritage indigène. Mais qui parle aujourd’hui de « génocide » ?

Les élites créoles ont littéralement usurpé l’identité indigène : pour légitimer leur pouvoir face à l’ancienne métropole, elles ont coiffé leurs chapeaux à plumes tout en écrasant les vrais Indiens. Et qu’ont-elles fait de ce pouvoir ? Deux cents ans ont passé. Deux cents!

Il y a deux cents ans, l’Espagne était dévastée par la guerre avec la France ; l’Allemagne et l’Italie n’existaient pas, les États-Unis n’étaient qu’une agglomération désordonnée de territoires sur la côte atlantique nord-américaine, l’Australie n’était que la colonie pénitentiaire de la Nouvelle-Galles du Sud et le salaire d’un paysan européen, selon Humboldt, était inférieur à celui d’un paysan mexicain. Qu’en est-il aujourd’hui, deux cents ans plus tard, de cette Amérique émancipée sous la houlette de ces élites créoles ? Qu’ils répondent donc eux-mêmes. Mais ce n’est pas la faute de l’Espagne.

Les nations hispano-américaines, en général, constituent un monde extrêmement prometteur. Il n’y a pas que des richesses naturelles. Il y a aussi une culture sociale florissante. Des personnalités impressionnantes dans tous les domaines. Et une vitalité inégalée que nous aimerions voir en Europe. Cela dit, pour un Espagnol, c’est aussi forcément notre monde, parce qu’il parle notre langue, porte nos noms et prie notre propre Dieu, et c’est pour cela qu’il nous fait mal. Comment ne pas aimer notre Amérique ? Mais le discours néo-indigéniste, si hypocrite, si faux, est en train de la tuer. Le nouvel indigénisme agit, en pratique, comme un recours typique de la « fausse conscience », pour reprendre la terminologie marxiste (falsche Bewutseins): on fait croire aux gens une réalité qui n’en est pas une pour leur cacher la vérité sur leurs conditions matérielles d’existence. C’est bien le serpent dont il faut couper la tête.

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Il y a aliénation de l’identité : en mettant en scène une cérémonie religieuse prétendument mexica, le pouvoir tente d’amener les Mexicains à s’approprier une identité qui n’est pas vraiment la leur, mais qui est artificiellement reconstruite et à laquelle il n’y a pas lieu de s’identifier, car personne n’a de véritable mémoire de ce monde lointain et étranger. Qui parmi eux conserve chez lui, chez ses ancêtres directs ou dans sa communauté le tlahuizmatlaxopilli de Matlatzincatzin dont Cortés s’est emparé dans l’Otumba ? Cette opération a quelque chose de criminel : le pouvoir donne au peuple une identité que seul le pouvoir peut lui conférer. En conséquence, le peuple, pour se comprendre, a besoin du pouvoir ; il est irrémédiablement subordonné à la voix du puissant, converti en la seule entité capable de dire au peuple qui il est. Deuxième implication : comme cette resignification de l’identité populaire dissout nécessairement les identités populaires réelles, construites depuis des siècles autour de l’appartenance nationale, les nations cessent d’être une instance de souveraineté et, dans le même mouvement, la démocratie devient subordonnée à la nouvelle définition de l’État. Le pouvoir invente un nouveau peuple. Pour mieux le manipuler.

Il y a quelque chose de grotesque, d’obscène, d’indécent, dans l’image de ces satrapes politiques qui crient contre la vieille Espagne, déguisés en indigènes, depuis leurs somptueux palais. La fortune de Cristina Fernández de Kirchner, présidente de l’Argentine, a été multipliée par 32 après son arrivée au pouvoir : elle est passée de deux millions de pesos à 64 millions de pesos en douze ans. La fortune d’Evo Morales, selon le bureau du contrôleur général bolivien, a été multipliée par trois en seulement six ans de mandat. Les filles de Maduro et Chávez dépensent 2,6 millions d’euros par jour, selon les affirmations de l’opposition basées sur des chiffres officiels. L’enquête sur la Banca Privada de Andorra a mis en lumière le trafic d’argent noir de la nouvelle oligarchie vénézuélienne. Ces nouvelles oligarchies, perchées sur une montagne d’or, reçoivent le peuple qui crie « Où est notre argent ? » et répondent : « Les Espagnols l’ont pris ! » Et en Espagne, il ne manque pas d’âmes simples prêtes à dire, oui, c’est notre faute. Faut-il être imbécile ?

La faute ? Le génocide ? L’exploitation ? Ça suffit. Mordez-la. Mordez-lui la tête et recrachez-la. Comme le serpent du paysan misérable de Zarathoustra. Non seulement les Espagnols mais aussi tous les hispano-américains. Peut-être ont-ils besoin de mordre encore plus que n’importe qui d’autre.

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José Javier Esparza

Jounaliste, écrivain et historien. Directeur et présentateur de ‘El Gato al Agua’ de El Toro TV.

(Traduction Arnaud Imatz)

 

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