L’Angleterre toujours sous le coup des émeutes. Entretien avec Jeremy Stubbs

24 octobre 2024

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L’Angleterre toujours sous le coup des émeutes. Entretien avec Jeremy Stubbs

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Les émeutes qui ont touché l’Angleterre en juillet 2024, à la suite du meurtre de deux petites filles, ont montré les fragilités d’un pays lui aussi touché par les tensions migratoires. Mais le malaise va bien au-delà de ces émeutes et révèle les multiples failles du Royaume. Entretien avec Jeremy Stubbs.

Docteur en philosophie,  Jeremy Stubbs est directeur adjoint de la rédaction de Causeur.

Propos recueillis par Paulin de Rosny.

L’attaque au couteau de Southport et les émeutes qui ont suivi ont pris une ampleur considérable, notamment sur les réseaux sociaux. Selon vous, ces réactions sont-elles dues à un mouvement organisé qui déforme l’information sur les réseaux ?

C’est une question complexe, et je dirais qu’il y a plusieurs niveaux d’explication. Le récit officiel parle en effet de « méchants » qui propagent volontairement des fake news pour semer la panique, voire même des pirates russes qui y ajouteraient leur grain de sel. On présente souvent ces rumeurs comme l’œuvre de groupes malintentionnés, ce qui mène à des incidents de violence dans la rue, généralement commis par des groupuscules extrémistes comme des skinheads.

Mais la réalité est plus nuancée. Les réseaux sociaux ne sont pas simplement des outils où des acteurs isolés créent des histoires pour manipuler les foules. Aujourd’hui, rien ne se passe sans la « dimension internet ». Si des rumeurs circulent, c’est qu’elles trouvent un terrain fertile, désireux de les faire circuler. Il existe une vraie colère populaire, une méfiance profonde à l’égard des autorités. Ces rumeurs ne sont pas seulement le fruit de manipulations malveillantes, elles répondent à une attente du public, qui est déjà méfiant et frustré. Cette méfiance s’est développée bien avant les émeutes. Dès que le Premier ministre Keir Starmer est allé à Southport après l’attaque, il a été accueilli par des cris de colère.

De plus, les médias contribuent à façonner ces événements en construisant des récits qui limitent souvent la portée idéologique des incidents. Lorsqu’un événement comme l’assassinat d’un député ou une attaque terroriste se produit, on essaie de minimiser ou de détourner l’attention de la dimension djihadiste, ou on cherche à justifier les actes par des troubles mentaux ou la haine en ligne. Les gens ne sont pas complètement dupes et éprouvent par conséquent une grande frustration. Ils sentent que ces explications ne sont pas complètes, ou qu’elles sont formulées de manière biaisée afin d’apaiser les tensions avant qu’elles n’explosent. Cela renforce encore plus la méfiance envers les autorités.

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Vous parlez donc d’une colère latente dans la société, exacerbée par des tensions sociales et ethniques. Comment percevez-vous le rôle de la police dans ce contexte ?

Le rôle de la police est central dans la gestion de ces tensions, mais il est aussi très délicat. On peut faire une comparaison avec les forces de l’ordre françaises. Lors d’émeutes, ces dernières essaient de maintenir l’ordre de manière impartiale : si vous êtes armé d’une manière ou d’une autre et que vous êtes dans la rue, vous constituez un danger public. On peut débattre des méthodes de la police et de la proportionnalité de la violence qu’elle déploie, mais non de son impartialité. Qu’il s’agisse des émeutes racialisées de 2023, des manifestations parfois turbulentes contre la réforme des retraites ou des excès du mouvement des Gilets jaunes, les forces de l’ordre font preuve d’une certaine cohérence.

Or, au Royaume-Uni, la situation est plus complexe. La police est plus décentralisée qu’en France et jouit d’une certaine autonomie par rapport au gouvernement et au ministère de l’Intérieur. Toutes les régions n’abordent pas les questions de maintien de l’ordre public exactement de la même manière. Ensuite, les forces de l’ordre sont en butte à des critiques de la part et de la gauche et de la droite. La gauche l’accuse, de manière désormais traditionnelle, de sexisme et de racisme systémique. La droite l’accuse d’aller beaucoup trop loin en essayant de redorer son blason. Ainsi, la police cèderait au wokisme en se rendant chez des citoyens soupçonnés de posts « transphobes » sur les réseaux sociaux ou en peignant certains de ses véhicules aux couleurs de l’arc-en-ciel. Plus grave encore, on l’accuse de pratiquer un deux poids deux mesures (« two-tier policing ») dans le maintien de l’ordre. Pendant le confinement, les manifestations Black Lives Matter ont été tolérées avec une certaine indulgence, alors que celles contre les restrictions du confinement ont été réprimées. La police s’est montrée sans pitié envers les émeutiers du mois d’août, tandis que, lors d’une manifestation violente de Roms dans une banlieue de Leeds le 18 juillet, elle a fait preuve de plus de prudence.

En parlant de tensions, vous avez mentionné les questions ethniques. Ces émeutes récentes sont-elles, selon vous, une révolte sociale ou plutôt ethnique ?

C’est un mélange des deux. Il est clair qu’il y a des tensions ethniques sous-jacentes, et cela n’est pas nouveau. L’histoire britannique a vu des tensions entre différentes communautés, notamment entre musulmans et hindous, où des conflits issus du sous-continent indien sont importés au Royaume-Uni. Il y a aussi des tensions entre la communauté noire et la communauté asiatique (pakistanaise, indienne, bangladaise), exacerbées par des différences économiques et des incidents de violences. Les Asiatiques sont souvent mieux intégrés économiquement, avec des entreprises familiales prospères, ce qui peut créer des frictions avec les communautés noires qui souffrent davantage de pauvreté. Enfin, il y a des tensions dans des villes défavorisées entre la population blanche, qui se considère comme des laissés-pour-compte, et les migrants souvent logés dans les hôtels des quartiers en question.

Cependant, il serait trop simpliste de réduire les récentes émeutes à un conflit ethnique. En grande partie, ces émeutes sont le reflet d’une colère sociale plus large, notamment au sein de la classe ouvrière blanche. Cette dernière voit que l’immigration continue et que les nouveaux arrivants trouvent du travail tandis que les citoyens autochtones sont au chômage. Cela crée un ressentiment profond. L’immigration joue un rôle dans ces tensions, non pas forcément parce que les immigrants sont leurs voisins, mais parce que les classes populaires savent qu’ailleurs, des immigrants trouvent des emplois alors qu’eux peinent à en obtenir.

Le Brexit devait régler une partie de ces frustrations en limitant l’immigration, en particulier en provenance de l’Union européenne, et en privilégiant les travailleurs hautement qualifiés. Mais la réalité a été tout autre. Le Royaume-Uni a vu une augmentation de l’immigration extra-européenne, avec des travailleurs souvent peu qualifiés venant occuper des postes dans le secteur médical ou les services à la personne. Cela n’a pas résolu les problèmes de fond, et a même contribué à aggraver le sentiment d’abandon ressenti par une partie de la population.

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Les émeutes seraient donc un symptôme d’un malaise social profond, exacerbé par les tensions ethniques et l’incapacité des autorités à répondre efficacement. Selon vous, quel avenir pour ces tensions ?

Ces émeutes sont les symptômes d’une colère grandissante contre les inégalités économiques, l’échec de l’intégration et le sentiment d’injustice qui persiste. Tant que ces problèmes ne seront pas combattus de manière systématique, il est probable que des explosions de violence de ce type continuent. Le rôle de la police et des autorités est crucial, mais pour le moment leurs réponses restent superficielles. Les tensions ne feront que s’accumuler jusqu’à la prochaine crise.

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