Sécurité économique : l’Union européenne cherche encore sa voie

17 octobre 2024

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Sécurité économique : l’Union européenne cherche encore sa voie

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La nouvelle Commission européenne dispose désormais d’un commissaire dédié à la sécurité économique. Cela témoigne d’un virage résolument interventionniste qui pose un certain nombre de questions d’efficacité économique et de contrôle démocratique.

La Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen a dévoilé en septembre la liste des membres de sa nouvelle Commission. Parmi eux se trouve désormais un commissaire dédié à la sécurité économique, le Slovaque Maroš Šefčovič. Cette nomination témoigne de l’importance grandissante des sujets de sécurité, et de la volonté de l’Union européenne de s’emparer de cette question en prenant un virage résolument interventionniste qui pose un certain nombre de questions d’efficacité économique et de contrôle démocratique.

Les crises successives depuis 2020 – pandémie, guerre en Ukraine – et l’intensification de la compétition avec la Chine ont fait prendre conscience à l’Union européenne de ses vulnérabilités et de ses dépendances. Celles-ci vont bien au-delà de l’approvisionnement en énergie, et concernent aussi les matières premières critiques, notamment les terres rares, essentielles pour le déploiement des énergies renouvelables, les batteries pour véhicules électriques, ou encore les constituants de base des médicaments produits en Europe. Dans tous ces domaines, les pays européens restent dépendants de l’approvisionnement extérieur, notamment de la Chine. Ces approvisionnements transitent jusqu’en Europe par des routes commerciales vulnérables face aux chocs géopolitiques – comme en témoignent les difficultés pour utiliser la mer Rouge et le canal de Suez pour une grande partie du commerce entre l’Europe et l’Asie.

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Question centrale pour la sécurité

Dans un monde plus incertain, l’Union européenne s’est donc penchée sur cette question centrale pour la sécurité du continent au sens large, incluant une dimension économique et commerciale où l’Union européenne possède des compétences propres. L’objectif est de réduire les dépendances économiques de l’Union européenne en diversifiant les chaînes d’approvisionnement et en rapatriant les industries dans des secteurs jugés stratégiques. Il s’agit aussi d’éviter que des technologies sensibles développées en Europe tombent sous le contrôle d’États hostiles – en particulier la Chine. C’est la fin de la « naïveté » européenne en matière économique : l’attachement aveugle au libre-échange cède progressivement la place à une vision plus interventionniste de la Commission et des États membres dans la défense de leurs intérêts économiques.

Ces dernières années, la Commission européenne a donc mis en place des outils pour lui permettre de mieux défendre les intérêts économiques et commerciaux de l’UE. Au-delà des instruments classiques de défense commerciale, comme les enquêtes « anti-dumping » qui visent à contrer les pratiques commerciales déloyales de ses partenaires commerciaux, les États membres ont récemment donné à la Commission la faculté de mener des enquêtes « antisubventions ». Celles-ci se penchent sur les aides d’État dont bénéficient des entreprises étrangères qui vendent leurs produits dans l’Union européenne. Si la Commission conclut que de telles subventions publiques constituent un avantage déloyal, elle peut imposer des tarifs douaniers pour corriger ces distorsions. C’est ce qui s’est passé avec l’enquête sur les véhicules électriques chinois, dont l’arrivée massive menace la survie des constructeurs automobiles européens.

La Commission veut aujourd’hui aller beaucoup plus loin que les instruments de défense commerciale. Elle souhaite coordonner le travail des États membres sur toute une série d’autres domaines. Le contrôle des investissements étrangers en Europe, qui a pour objectif d’éviter les comportements de prédation dans les secteurs stratégiques comme la défense ou les nouvelles technologies, fait déjà l’objet d’une coordination européenne que la Commission souhaite renforcer. Elle souhaite également coordonner les contrôles que les États imposent à certaines de leurs exportations, par exemple dans le domaine de la défense, pour éviter que certains équipements militaires ou à double usage ne tombent dans de mauvaises mains. Enfin, la Commission européenne envisage que les États membres imitent les États-Unis en imposant des contrôles aux investissements européens vers l’extérieur – par exemple pour empêcher une entreprise européenne d’acquérir une entreprise étrangère qui pourrait de ce fait obtenir un accès à des données et technologies sensibles – a fortiori si l’entreprise en question se trouve dans un État hostile.

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Eléments de défense commerciale

Ces différents types de contrôles touchent à des compétences fondamentales des États membres en tant qu’États-nations. Décider si un investissement est bon ou mauvais pour l’économie constitue une décision souveraine que la plupart des États souhaitent légitimement conserver. D’où des tensions entre la Commission européenne et les États membres, réticents à confier à l’UE de nouvelles compétences dans ces domaines.

La politique commerciale étant une compétence exclusive de la Commission européenne, il est donc logique que le renforcement de l’arsenal défensif de l’Union dans ce domaine tombe dans son escarcelle de compétences. Mais cette configuration avait été envisagée dans un monde où le libre-échange était appelé à s’étendre et à triompher, apportant avec lui le développement économique, la démocratie et la stabilité des relations entre États. Aujourd’hui, tout le monde s’accorde pour dire que ce monde n’adviendra pas.

L’ambition de la Commission européenne en matière de sécurité économique est louable. Elle fait sortir l’Union européenne d’une certaine forme de naïveté. Mais elle pose aussi de nombreuses questions. L’Union européenne passe d’un modèle fondé sur le libre-échange à un modèle bien plus interventionniste, voire protectionniste. Il s’agit d’un changement de paradigme. Le problème fondamental est qu’à ce jour, personne n’a, au sein de l’Union européenne ou des États membres, ni officialisé ni annoncé ce changement d’approche. Il n’y a pas eu de grand discours annonçant cette rupture, si bien que les citoyens, les entreprises et les partenaires internationaux de l’Union européenne ne savent pas à quoi s’en tenir.

Ce manque de clarté se double d’un manque de transparence problématique à trois niveaux : démocratique, économique et géopolitique. Qu’autant de pouvoir soit confié à la Commission européenne doit faire l’objet d’un consensus politique – en particulier si les États membres acceptent de donner encore plus de compétences à la Commission dans ces domaines. Le secteur privé – entreprises et investisseurs – ont besoin d’un environnement économique stable et prévisible, et sont donc en droit d’être informés de ces évolutions et associés à leur mise en œuvre – ce qui est encore trop peu le cas aujourd’hui. Enfin, l’Union et de ses États membres doivent montrer à leurs partenaires à l’étranger – qu’il s’agisse de la Chine ou des États-Unis – qu’ils disposent d’une stratégie claire et des moyens de la mettre en œuvre, afin d’éviter les malentendus et les tensions pouvant mener à des guerres commerciales dans lesquels tout le monde y perdra.

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Une intervention dans la politique étrangère

De surcroît, les instruments dont dispose la Commission européenne sont fondamentalement des outils de politique étrangère. Les tensions commerciales en cours avec la Chine en témoignent : la Commission a en partie entre ses mains la dynamique de la relation avec la Chine avec la faculté de lancer des enquêtes commerciales pouvant aboutir à l’imposition de tarifs douaniers, comme c’est le cas pour les véhicules électriques chinois. Ces décisions sont économiques, mais aussi et surtout politiques. Or, tous les États membres ne s’accordent pas sur la manière de faire face au défi chinois – certains privilégiant la stabilité de leur relation économique, comme l’Allemagne, face au risque d’une guerre commerciale.

La stratégie de sécurité économique de la Commission européenne se heurte donc à la réalité de l’Union européenne aujourd’hui : les structures économiques des États membres diffèrent fortement, et tous n’ont pas les mêmes intérêts économiques ou de politique étrangère.

Face à cette complexité, la réponse à apporter au défi de la sécurité économique de l’Europe n’est donc pas forcément de donner davantage de pouvoirs et de compétences à la Commission européenne. La sécurité demeure une prérogative fondamentale des États, y compris sur le plan économique. Les États membres sont également tenus d’exercer un contrôle de l’activité de la Commission dans ces domaines éminemment politiques.

La sécurité économique est un sujet majeur, qui mérite mieux que des politiques publiques conçues dans les secrets des couloirs de Bruxelles. C’est à cette condition que l’Union européenne et ses États membres pourront plus efficacement défendre leurs intérêts économiques et commerciaux dans un monde de plus en plus dangereux et incertain.

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À propos de l’auteur
François-Joseph Schichan

François-Joseph Schichan

Consultant, ancien conseiller politique de l’Ambassadeur de France au Royaume-Uni
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