<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Une histoire du camouflage militaire. Entretien avec Ivan Cadeau

10 octobre 2024

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Une histoire du camouflage militaire. Entretien avec Ivan Cadeau

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Ivan Cadeau, officier supérieur et docteur en histoire, revient sur l’histoire et les enjeux du camouflage militaire. Dans son dernier ouvrage, il explore l’évolution de cette stratégie de dissimulation, depuis ses origines jusqu’aux défis posés par les nouvelles technologies sur le champ de bataille moderne.

Propos recueillis par Paulin de Rosny

Quand et pourquoi le camouflage a-t-il été introduit dans les armées modernes ?

L’introduction du camouflage apparaît tardivement en Occident, d’une part parce qu’il ne répond pas à la culture militaire de ses armées (se cacher est considéré déshonorant dans le code de la chevalerie), de l’autre parce que la nature des guerres ne l’impose pas encore. Au XIXe siècle, la multiplication des armes à feu, l’augmentation de leur calibre, de leur portée et de leur précision transforment le champ de bataille. Désormais, le « feu tue » – les opérations de la guerre de Sécession en témoignent. Les Britanniques sont ainsi les premiers à introduire des tenues de couleur neutre, dite « khaki », un terme perse signifiant « terreux » ou « poussiéreux » ; ils sont bientôt imités par d’autres pays, à l’exception de la France. La véritable rupture intervient à partir de 1914 du fait de deux changements majeurs : l’industrialisation massive de la guerre et l’introduction d’un front statique qui fige la manœuvre des armées. Afin d’échapper à la destruction, celles-ci doivent dissimuler leurs unités, leurs positions, leurs artilleries. Un certain nombre d’artifices sont donc mis en place pour tromper l’adversaire, garder ses forces et son dispositif intact. Dans cette perspective, les premières mesures de camouflage n’intéressent pas tant les combattants que la ligne des contacts et le matériel.

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Quelles ont été les premières tenues militaires camouflées ?

On peut attribuer au Français Louis Guingot la première tenue camouflée – ou bariolée. Ce dernier, dans le souci de protéger au mieux le combattant cherche à le fondre dans son environnement et, dès l’été 1914, propose au service de l’armée une veste de toile peinte de différents coloris. Le projet n’est pas retenu. Ce sont finalement les Allemands, au début de la Seconde Guerre mondiale qui dotent certaines de leurs unités d’uniformes camouflés. Entre 1940 et 1945, les grandes nations belligérantes (Union soviétique, Royaume-Uni, États-Unis) développent progressivement leur propre camouflage qui équipe bientôt les formations d’élite. L’adoption de ces effets ne se fait pas sans résistance, certains officiers jugeant inutile le camouflage des uniformes. D’autres s’élèvent vivement contre la présence de différents types d’uniformes au sein de l’armée. Regardant le cas français, il faut attendre 1951 pour voir apparaître le premier imprimé national qui va être apposé sur les vestes et pantalons des troupes aéroportées d’Indochine puis d’Algérie.

Quel était le rôle de la Section de camouflage dans l’armée française de la Première Guerre mondiale ? Quel était celui du Women’s Reserve Camouflage Corps dans l’armée américaine ?

La mission de la section de camouflage, apparue au début de l’année 1915, est de répondre au besoin et commandes de l’armée dans le domaine de la protection du front et de ses combattants mais également dans le cadre du renseignement sur l’adversaire. Elle est à l’origine de nombreuses réalisations : filets de camouflage, faux arbres observatoire, faux canons, faux animaux morts servant de cache, etc. La présence et l’influence des peintres cubistes semblent avoir été largement surestimées et ceux-ci ont bénéficié d’une certaine « inflation mémorielle » au fil des décennies. Dans les faits, la section de camouflage est composée de multiples corps de métier (décorateurs de théâtre, menuisiers, tapissiers, mécaniciens, architectes). Si d’autres nations mettent en place des organismes peu ou prou similaires, aucun n’atteint toutefois le savoir-faire des Français. Ainsi, en 1917 avec l’entrée en guerre des États-Unis, différentes formations voient le jour tel le Women’s Reserve Camouflage Corps chargé de mener des études et des essais relatifs au camouflage des uniformes, matériels et armements de l’armée de terre comme de la marine. L’intérêt et « l’engouement » pour le camouflage se confirment au cours de la Seconde Guerre mondiale et sont parfois à l’origine de nombreux fantaisistes. Comme le souligne en juin 1942 un officier américain de Fort Belvoir en Virginie, où sont dispensés des cours sur le camouflage : « « Il doit y avoir quelque chose d’intrigant dans le mot camouflage. Nous avons au moins 200 fois plus de candidats que d’emplois à offrir […]. Ceux-ci incluent tout, des portraitistes et sculpteurs célèbres aux peintres d’enseignes et spécialistes de la publicité. Cela ne fait que nuire au travail et occasionner une perte de temps importante. Il n’y a pas de place pour l’expert en esthétique de la couleur, ni pour tout homme qui ne peut pas marcher 20 miles par jour avec un sac complet, dans l’unité de camouflage militaire ».

Comment le camouflage a-t-il participé aux opérations de deception de la Seconde Guerre mondiale ?

Au cours de la Première Guerre mondiale le camouflage est progressivement pris en compte dans la manœuvre du commandement – ses plans, si l’on préfère –, alors qu’il en devient parfois une pièce maîtresse pendant la seconde. Si la ruse et les stratagèmes existent depuis que les hommes se font la guerre, les opérations de deception apparues sous leur forme contemporaine à partir de 1941 reposent sur un ensemble de mesures – dont le camouflage fait partie – visant à induire l’adversaire en erreur. Dans cette perspective, le camouflage est pensé comme un artifice qui tend à cacher ou à travestir les cibles potentielles de l’ennemi pour le dérouter et le tromper au mieux quant à leur nature, leur puissance, leur position, leur fonction, voire, s’ils sont en mouvement, leur direction. Le « volet camouflage » de l’opération Fortitude qui précède le débarquement de Normandie est souvent avancé pour illustrer la réussite des opérations de deception – à tort puisqu’aucune source n’indique que les Allemands ont eu connaissance des faux tanks gonflables et autres matériels fictifs mis en place par l’armée américaine. En revanche, l’opération Bertram, décidée à l’été 1942 par le commandement britannique dans le cadre de la seconde bataille d’El Alamein est un succès. Elle voit la mise en œuvre d’un ensemble de mesures complexes visant à mystifier les Allemands sur la zone dans laquelle les divisions du Commonwealth prévoient d’attaquer. Elle mélange des faux camions dissimulant de vrais chars, de faux chars jusqu’à un faux pipeline d’eau débouchant sur des positions fictives dotées de faux dépôts. L’excellence des moyens de camouflage et de leur utilisation ont permis à l’époque d’obtenir la surprise et de fixer d’importantes forces germano-allemandes. L’émission d’un important trafic radio (opération Canwell) simulant la présence et l’activité d’unités factices a également joué un rôle non négligeable dans cette opération de deception.

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Comment les techniques de camouflage s’adaptent-elles aux technologies modernes comme l’utilisation de drones ou de la vision infrarouge ?

Le camouflage a toujours eu pour but de dissimuler l’empreinte de l’homme sur le terrain, que cette dernière soit humaine ou matérielle. Or les technologies apparues à la fin de la Seconde Guerre mondiale ont progressivement permis de « révéler l’invisible » et de faire pièce à certaine tentative de dissimulation. De nos jours, le développement de nouveaux matériaux ou de nouveaux textiles « intelligents » constituent l’une des réponses au défi posé par la technologie. À titre d’exemple, en France, le projet Caméléon, pensé d’abord pour les véhicules, repose sur un dispositif composé d’une « peau active » – en l’espèce des écrans pixelisés appliqués sur le blindage –, reliée à un logiciel utilisant l’intelligence artificielle. Le logiciel ajusterait en temps réel la forme et la couleur des pixels afin d’adapter constamment le camouflage à l’environnement du véhicule. Mais, si les avancées de la science vont se poursuivre et chercher toujours plus avant à voir « de l’autre côté de la colline », le camouflage « traditionnel », tel qu’apparu au cours de la Grande Guerre, continuera encore longtemps d’être utilisé sur le champ de bataille.

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