<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Qu’est-ce qui produit la croissance ? Entretien avec Bernard Landais

18 octobre 2024

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Photo : Des ouvriers qui assemblent un Tiguan à l’usine automobile Volkswagen AG à Wolfsburg. Photo : SIPA 00633813_000002

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Qu’est-ce qui produit la croissance ? Entretien avec Bernard Landais

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Pourquoi le développement et comment la croissance ? Des questions fondamentales pour l’économie politique. Entretien avec le Pr. Bernard Landais.

Selon nombre d’intellectuels, tel Fukuyama, l’analyse des systèmes économiques semblait devoir s’effacer après 1990 et la disparition de l’URSS et de nombre de pays communistes. La victoire d’un paradigme libéral, d’ailleurs mal spécifié, était censée enterrer la discussion politique et universitaire. Elle renaît désormais sous l’effet de plusieurs phénomènes. Les pays communistes ont relevé la tête derrière un pays leader de plus en plus enclin à s’affirmer socialiste y compris en économie. Les grands pays occidentaux se sont progressivement orientés vers un mondialisme piloté par les Anglo-saxons avec de grands groupes d’apparence privée qui renouent sans le dire avec un dirigisme appuyé. Tous se coordonnent en permanence avec des institutions internationales que les pays dominants, les États-Unis, la Chine et quelques autres, se disputent.

Le libéralisme à l’ancienne, celui des Tocqueville, Friedman et Hayek… combinant liberté, initiative individuelle et efficacité opérationnelle, semble s’étouffer progressivement sous la pression de ces formes de socialisme qui le menacent en ciseaux. Pour leur résister, il doit emprunter les voies nationales et celles des cultures. C’est l’une des leçons qu’on peut tirer du livre «Théorie générale de la croissance économique et du développement » (ci-après la TGCED) que viennent de publier les Éditions L’Harmattan (juillet 2024)sous la plume du Professeur Bernard Landais.

Propos recueillis par Paulin de Rosny

Quelles sont les différences entre croissance économique et développement ?

À la lecture, on retient qu’il existe en réalité deux types de production. (1) La première,  la plus évidente, est la production de biens et services, rassemblés dans les mesures habituelles du produit ou du revenu national, le PIB par exemple. Le « niveau de vie » et le « pouvoir d’achat » s’en déduisent lorsqu’on les rapporte à la population et leur évolution est analysée par la théorie de la croissance économique. (2) La deuxième est la production d’utilité ou encore de bonheur, pour chacune des populations du Monde. Elle est analysée par la théorie du développement.

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Peut-on dire que le développement est une conséquence de la croissance économique ?

Curieusement, les économistes des pays riches, tant libéraux que socialistes, se sont focalisés sur la seule première production, celle que mesure le PIB, en entrainant à leur suite leurs forces politiques respectives. Ils ont fait comme si l’utilité et le développement étaient sous-entendus et en découlaient automatiquement, sans crainte que leur négligence n’eût d’effets pervers inaperçus sur la force du taux de croissance du revenu par tête. Si les pays socialistes du XXe siècle ont perdu le match avec l’Occident, c’est en grande partie pour avoir négligé ces effets pervers.

Mais plus récemment, l’apparition du déclin et l’insatisfaction croissante des populations forcent les économistes à reconsidérer leur point de vue. Ils sont amenés à réunir les deux perspectives de croissance et de développement dans une même analyse générale ; c’est l’une des raisons d’être de la TGCED (« Théorie générale de la croissance économique et du développement »). Le débat des forces politiques et les perspectives de lutte des systèmes économiques s’en trouvent eux aussi ranimés et bien élargis. La TGCED explore donc très loin les interactions entre les deux productions.

Les économistes se sont-ils déjà intéressés à l’influence de l’utilité et du développement sur la croissance économique ?

Naguère, les économistes admettaient facilement que l’utilité ressentie par les personnes profite des bienfaits de la croissance avec une force plus ou moins grande. Que le bonheur hérite moins que proportionnellement d’une progression de la richesse matérielle était déjà une idée admise, en application de la règle de décroissance de l’utilité marginale. Mais la vraie nouveauté est la prise de conscience du fort impact de rétroaction de l’utilité et de ses conditions de maximisation sur les performances de croissance du PIB. Ces éléments théoriques nouveaux expliquent les forces et faiblesses de la marche des pays pauvres vers le développement comme celles du déclin économique et sociétal constaté dans les pays riches.

Dans la théorie traditionnelle de la croissance économique, l’influence majeure de l’utilité et du développement sur la production de biens et services se limitait à la définition d’une « préférence pour le temps », comparant le présent et futur tout en exprimant globalement un altruisme générationnel plus ou moins fort. Il en résultait une valeur optimale du taux d’épargne ou d’investissement réemployé dans les prévisions de croissance. Les économies marquées par un fort altruisme intergénérationnel connaissent un taux d’investissement élevé conduisant à une meilleure croissance économique au prix d’une consommation initiale plus réduite. Cet axiome s’exprimait dans divers modèles microéconomiques ou plus simplement dans les calculs de la « règle d’or » de l’investissement. La rétroaction due à la préférence pour le temps, toute intéressante et nécessaire qu’elle soit, s’avère néanmoins incapable d’exprimer le faisceau complet des liens unissant le domaine de l’utilité-développement à celui de la croissance économique et de son taux. Un exposé rapide de la TGCED nous permet de le mesurer.

Comment définissez-vous la production de biens dans votre modèle ?

La fonction de production macroéconomique exprimant la relation entre le PIB et ses facteurs retient cinq variables macroéconomiques explicatives : le capital physique, le travail, exprimé en durée, la culture humaine à vocation professionnelle, le stock des procédés technologiques et enfin une variable institutionnelle de protocoles et de pratiques juridiques et de gestion. Le taux de croissance du PIB est une combinaison linéaire des taux de croissance de tous ces facteurs. Le PIB par tête d’habitant soustrait le taux de croissance de la population pour déterminer celui du niveau de vie en longue période.

Pour chaque facteur il existe une fonction d’investissement net qui définit sa progression, en lien avec une quantité de variables déterminantes. On doit ensuite remonter dans le temps pour expliquer d’où viennent ces variables, comment elles ont été déterminées et accumulées elles-mêmes dans le passé.

La croissance économique vient de loin par une succession ininterrompue d’investissements réussis.

Les deux étapes citées expriment la théorie de la croissance économique. On est frappé par la multitude des facteurs explicatifs : les rendements nets d’impôt ainsi que des variables sensibles à l’action publique, équipements et surtout corpus de lois ou de protocoles ; l’ouverture économique et la qualité de la politique conjoncturelle ; beaucoup de cultures humaines variées : professionnelle, de liberté et d’entreprise, scientifique, de croyance, de puissance nationale, de santé, de sûreté, de volonté de réussite, de participation et de nature privée. Toutes ces cultures sont les éléments du vecteur de capital humain qui contribuent directement à la production ou aux fonctions d’investissement des facteurs. Elles sont généralement en synergie et se soutiennent mutuellement, mais elles sont également en concurrence de moyens et parfois menacée par les déséquilibres des autres. Ainsi, un souci exagéré de santé et de sécurité peut conduire à un affaiblissement de la prise de risque, de la liberté et de la volonté de réussite. Le rôle éminent de toutes ces cultures justifie l’idée d’une « théorie culturelle de la croissance » développée dans l’un des chapitres du livre.

Et comment définissez-vous la production d’utilité ?

Les fonctions individuelles d’utilité varient d’une personne à l’autre en fonction des goûts, des situations objectives, de l’âge et du lieu de résidence, mais aussi des mentalités. Ces dernières dessinent et redessinent les fonctions d’utilité en donnant des poids variables aux satisfactions attendues. Par exemple, les personnes plus matérialistes donneront un poids plus grand à la consommation de biens permise par un revenu plus élevé. Certains peuples sont très sensibles à la propriété immobilière, d’autres à l’organisation de fêtes, d’autres encore au salut religieux… plaçant leur bonheur dans des directions parfois déroutantes pour leurs voisins.

Dans la mesure où ces fonctions d’utilité atteignent un score élevé pour une majorité de personnes, on parlera de pays développé ; le développement se définit comme un processus d’utilité montante chez le plus grand nombre. Comme les fonctions d’utilité sont intimement liées aux cultures et aux mentalités spécifiques, même des sociétés peu avancées techniquement ou peu puissantes vis-à-vis du monde extérieur peuvent se dire à juste raison développées. Mais la pauvreté extrême est partout un obstacle au bonheur.

Les fonctions d’utilité qui déterminent le bonheur s’appuient sur des facteurs bien précis exactement comme pour la fonction macroéconomique de croissance : le niveau de revenu disponible par tête, le patrimoine et les biens durables, le temps dont disposent et que répartissent librement les personnes, la gamme de leurs cultures humaines déjà définies, qui contribuent au bien-être (santé, sureté…). On sélectionne plus précisément la culture privée, les us et coutumes, relations interpersonnelles, liens familiaux, cultures de toute nature (sportive, artistique, gastronomique…) tous ces éléments qui se combinent avec le revenu disponible, le patrimoine, les biens durables et le temps disponible pour faire augmenter ou baisser le bonheur des gens. La théorie Beckérienne de l’allocation du temps s’inscrit exactement dans ce dispositif de maximisation.

Les contraintes ordinaires sont nombreuses : les ressources sont limitées (revenu et patrimoine), le temps est compté et le temps non professionnel est lui-même chichement mesuré entre les activités de loisir et les multiples occupations familiales et de transmission qui mobilisent les personnes les unes pour les autres. De plus, les personnes subissent des protocoles et des pressions variés de la part de l’État, de diverses institutions et pouvoirs publics et privés, pressions qui ont le plus souvent et de plus en plus un impact négatif sur leur bien-être.  L’épidémie de Covid a poussé ces pressions à leur paroxysme un peu partout dans le Monde et la vague a laissé des traces de contrôle social durables.

Certaines personnes sont égoïstes et construisent leur utilité en fonction d’eux-mêmes, d’autres sont altruistes en créant des liens et en allouant beaucoup de temps à la transmission des cultures. Tous ces divers comportements de maximisation s’appuient sur des fonctions d’utilité à paramètres différents qui s’infléchissent avec l’évolution des mentalités. L’époque contemporaine est aussi marquée par une très grande diversité et une très grande volatilité des paramètres de ces fonctions d’utilité.  Une société qui s’éclate n’est pas pour autant une société heureuse.

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À partir de ces définitions, quels liens établissez-vous entre croissance économique et développement ?

Les deux productions s’influencent mutuellement. Au commencement est l’aspiration au bonheur ! Une grande partie des sources de la croissance économique vient de la sphère de l’utilité et au-delà des mentalités. Ainsi par exemple, les comportements démographiques, sanitaires, sécuritaires, de transmission des cultures, de structure des dépenses, d’importance des dépenses immobilières ou de biens durables sont commandés par les fonctions d’utilité des ménages. Il en est de même des éléments constitutifs de la puissance nationale, la volonté de réussite, les qualités d’entrepreneur et le sens de l’honneur et de l’équité qui fluidifient les relations économiques et font fonctionner les marchés.

En retour, l’efficacité productive pour les biens et services, une combinaison technique et protocolaire optimale et la réussite de beaucoup d’investissements productifs accroissent les moyens à la disposition des personnes pour réaliser la maximisation de leur utilité.

Ce cercle vertueux se vit à court terme, mais aussi à long et très long terme ; en réalité il ne s’arrête jamais.

Dans le modèle que vous décrivez, quel est alors le rôle de l’État libéral ?

Les libéraux sont favorables à la prise en charge des mécanismes des deux productions par les intéressés eux-mêmes : les chefs d’entreprise ou les salariés, dans la sphère de production des biens et les personnes et familles dans la sphère de l’utilité et du développement. Ce sont ces acteurs qui sont principalement à la manœuvre dans un système libéral et on a vu qu’ils le font d’abord en fonction d’une utilité qu’ils sont les seuls à pouvoir définir. Les investisseurs privés, dans toutes les catégories de capital imaginables, sont reconnus comme les auteurs des projets moteurs de la croissance économique et du développement.

Les libéraux concèdent à l’État un rôle important dans leur dispositif. Une partie des cultures humaines ne peut s’obtenir que par son action, la sécurité notamment. À toutes les époques et sous toutes les latitudes, les relations économiques, militaires ou culturelles avec l’extérieur appellent également son intervention. À l’époque contemporaine, tous les pays du monde sont amenés à jouer leur rôle dans les affrontements géopolitiques comme acteurs majeurs ou subordonnés. Dans tout ceci, on retrouve le rôle de « l’État gendarme ». Mais les libéraux vont plus loin dans leur réalisme : dans le contexte complexe du cercle vertueux décrit précédemment et parce que l’État agit sur la durée, on peut aisément admettre qu’il veille à la bonne marche des processus d’investissement ou mette la main à la pâte.

Le principe de base du rôle de l’État dans une société libérale est le « principe de concordance ». Il y a « concordance » quand l’État s’efforce d’apprendre les fonctions d’utilité des personnes et les aide à les maximiser. À notre époque, son action passe entre autres par la configuration optimale des protocoles juridiques et des systèmes de pression pour éliminer ou limiter leurs impacts négatifs ; on pense à ceux d’une sur-administration et de l’envahissement du Droit. C’est le « Cessez d’emmerder les Français » de Georges Pompidou. Pour d’autres pays au contraire, la priorité sera au renforcement de l’État de Droit et à une administration plus étoffée et plus présente.

Le « principe de concordance » fonde la légitimité du pouvoir politique à côté ou avant le principe démocratique. C’était déjà celle des rois de France lorsqu’ils œuvraient « pour le bonheur de leurs peuples ». La « concordance » suppose l’empathie pour la reconnaissance de la fonction d’utilité majoritaire des personnes et en même temps une bonne connaissance des liens qui unissent l’univers de l’utilité à celui de la croissance économique, en particulier les prédispositions culturelles à la croissance.

Les outils d’un État libéral mettant en œuvre la concordance sont les politiques de l’Offre, dont le premier exemple empirique est celui de la France gaulliste des années 1960 et dont les théorisations ont été proposées par les Supply-Siders des années Reagan aux USA.

Dans le contexte de la TGCED et en pratique, la politique de l’offre couvre l’effort soutenu de maintien de stabilité de la conjoncture, afin de faire réussir un maximum d’investissements. On pense une fois encore aux réformes radicales visant l’optimisation des « facteurs de protocole juridique et de gestion » de façon à libérer la créativité des entrepreneurs et la liberté de recherche du bonheur. L’Argentine de Javier Milei tout comme la Chine de Deng Xiaoping sont des exemples de telles politiques d’offre.

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La politique de l’offre s’élargit au domaine des nombreuses cultures humaines, culture humaine, professionnelle, défense de la culture scientifique, soft power national, éducation… Plus récemment et selon le principe de concordance, l’État libéral voit s’ouvrir un champ de politique de l’offre très élargie pour protéger les mentalités propices à la croissance et au développement. Le but de cette politique très élargie est souvent de lutter contre l’émiettement culturel et la segmentation des mentalités populaires qui entravent le développement. Une nation éclatée, comme le sont de plus en plus de pays à l’époque contemporaine, devient ingouvernable parce qu’il n’est plus possible à l’État d’appliquer le principe de concordance avec des aspirations populaires trop dispersées. L’émiettement ou la « libanisation » sont incompatibles avec une société libérale. Le séparatisme et/ou le socialisme sont alors les seules solutions, impliquant d’en rabattre beaucoup alors sur les ambitions du développement. C’est en tout cas la grande leçon du XXe siècle. On comprend mieux ainsi que les libéraux mettent de plus en plus l’accent sur l’alliance avec les valeurs nationales et cherchent à les maintenir à niveau.

Les libéraux sont parfois hémiplégiques. Certains d’entre eux, le grand patronat en particulier, attachent peu d’importance à la partie « utilité-bonheur-développement » pour se focaliser uniquement sur la maîtrise de la fonction de production. Leur représentation politique favorite, par exemple le Macronisme en France, leur emboîte le pas dans une attitude dédaignant les aspirations populaires dans le domaine de l’utilité. Dans ce pays de petits propriétaires fonciers, la concordance voudrait par exemple une politique favorisant ces aspirations d’enracinement. On constate exactement l’inverse avec un pouvoir marquant sa préférence pour les « anywhere » vis-à-vis des « somewhere ». Une même remarque peut valoir pour les politiques démographiques et familiales.

Les représentants des grandes affaires, de gré ou de force, s’éloignent de plus en plus du terrain de l’affrontement économique direct et de l’autonomie pour rejoindre une nébuleuse oligarchique où les concurrences et les combats se font principalement par les relations et les collusions politiques nationales ou internationales, réelles ou financières. Certains États dominants surmontent les entités économiques au niveau mondial et imposent leur droit. En outre et depuis toujours, les grandes affaires ont cherché à se prémunir de la concurrence économique. Des économistes aussi vénérables qu’Adam Smith et Ricardo l’avaient déjà signalé. Le capitalisme libéral se régénérait naguère par l’irruption régulière de nouvelles entités portées par des hommes nouveaux, selon une mécanique exprimée par Joseph Schumpeter, mécanique qu’il craignait de voir s’enrayer à terme. L’évolution oligarchique se répandant désormais sur la quasi-totalité de la planète est une tendance authentiquement socialiste qu’il sera bien difficile de renverser.

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Photo : Des ouvriers qui assemblent un Tiguan à l’usine automobile Volkswagen AG à Wolfsburg. Photo : SIPA 00633813_000002

À propos de l’auteur
Bernard Landais

Bernard Landais

Bernard Landais est professeur émérite de Sciences Economiques à l’Université de Bretagne-Sud et auteur de « Croissance économique et choix politiques », L’Harmattan 2020.
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