Chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique, Thibault Fouillet est directeur scientifique de l’Institut d’études de stratégie et de défense (IESD) de l’université Jean-Moulin Lyon III. À l’occasion de la parution de sa Géopolitique des petites puissances (La Découverte), il analyse les enjeux et les problématiques auxquels sont confrontés ces acteurs du système international dans un monde de plus en plus fragmenté.
Propos recueillis par Tigrane Yégavian
Si une grande puissance peut se rétrograder en nain géopolitique à l’image de l’Autriche, l’inverse est-il vrai ?
Oui, bien entendu. Les exemples historiques abondent d’ailleurs, que ce soit le destin de la Prusse devenant au fil du temps l’Empire allemand, ou encore l’exemple le plus connu qu’est Rome passant d’une cité-État non dominante sur la botte italienne à un empire dominant l’Europe et la Méditerranée.
Bien que ces exemples soient datés, ils démontrent bien la logique relative de la puissance telle qu’elle est définie dans le livre. La petite puissance, c’est celle qui, dans un contexte géopolitique donné, ne peut que subir les menaces adverses sans en provoquer ; son action ou bien l’évolution de la nature du système international peut faire changer brusquement ce rapport dans un sens comme dans l’autre. Toutefois, il faut bien noter que lorsqu’une petite puissance devient une grande puissance, alors indéniablement le contexte géopolitique évolue, modifiant de fait les acteurs qui provoquent des menaces de ceux qui les subissent et le statut des puissances changent.
Aussi, l’enjeu est bien dans cet ouvrage de s’attacher non pas seulement à caractériser aujourd’hui l’action de tel ou tel État, mais bien à caractériser le rôle, la place et les voies d’action des petites puissances de manière générique. Le puissant du jour pouvant être le faible de demain et inversement.
Comment les petites puissances parviennent-elles à assurer leur sécurité ? En recherchant des protecteurs ou des alliances en ayant en tête l’exemple des pays baltes ?
Nous faisons face ici à un pan majeur de l’étude des petites puissances, qui a longtemps divisé la recherche. Sans entrer dans les querelles sémantiques et conceptuelles, deux visions traditionnelles caractérisaient la recherche de sécurité pour les petites puissances : la délégation de sécurité par la recherche d’un protecteur (ex. : le Luxembourg dans l’OTAN actuellement) ou la construction d’une protection cumulative par l’alternance des partenariats et donc des avantages en fonction des circonstances (c’est le cas qui était souvent affilié aux petites puissances neutres, utilisant leur statut de neutralité pour tirer avantage de relations avec tous les États).
Je pense que désormais cette vision est dépassée parce qu’elle est trop réductrice et doit s’adapter à l’essor de la mondialisation et au retour de la multipolarité post-guerre froide. En effet, par le développement d’avantages comparatifs avec l’économie mondialisée, de nombreuses petites puissances ont pu hausser leur pouvoir financier et donc construire leurs propres forces armées (ex. : Singapour), ce qui leur offre la possibilité de construire une sécurité en relative autonomie. De même, l’étude concrète de l’action des petites puissances dans les relations internationales démontre une granularité plus forte des comportements que seulement une délégation de sécurité ou une multiplication des partenaires, et ce, même au sein des alliances. À ce titre, l’exemple de la Lituanie est éclairant. Cet État souhaite développer une véritable stratégie cumulative alliant certaines délégations de sécurité, notamment à l’OTAN, et le développement continu des capacités nationales.
En somme, depuis 1991 et l’explosion du rôle géopolitique des petites puissances, leur comportement sécuritaire est de plus en plus normalisé dans le sens d’une multitude de choix et d’options à l’instar des puissances moyennes. La réduction à la seule recherche de protecteur ou à leur mise en concurrence, si elle reste pertinente en soi, est désormais une explication partielle qu’il faut compléter.
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Comment le cas ukrainien s’inscrit-il dans le cadre d’une stratégie de petite (ou moyenne) puissance ?
Le cas ukrainien est tout à fait révélateur de l’impact géopolitique d’une petite puissance qui par ses succès (ou du moins sa résistance) contrarie une grande puissance et transcende même son statut initial de petit.
Tout d’abord, un point conceptuel : en quoi l’Ukraine est-elle une petite puissance en 2022 (malgré notamment sa superficie) ? Elle l’est dans le cadre d’une vision relative de la puissance décrite précédemment, du fait des menaces subies dans son contexte géopolitique. Elle subit directement un dilemme de sécurité russe très fort, sans pouvoir en réaliser un en retour. De même, son niveau économique et ses perspectives de développement la place dans les dernières places européennes et donc comme une petite puissance du continent.
Cela prit en compte, l’Ukraine révèle le rôle et la place géopolitique des petites puissances. En termes de rôle, elle est ce que Brezinski nommait un « État pivot » en ce sens qu’elle est au centre des fractures géopolitiques de l’époque (comme Taïwan par exemple), démontrant l’absolue nécessité de l’étude de ces acteurs qui structurent même involontairement les relations internationales.
En ce qui concerne la place des petites puissances, la capacité en développant une stratégie nationale adaptée (usant à bon escient du soutien occidental dès 2015 et construite sous le prisme d’une guerre asymétrique) à s’opposer à une grande puissance, qui plus est par la voie militaire (souvent considérée comme l’élément de faiblesse des petites puissances), exprime toute la capacité d’action géopolitique des petites puissances.
La neutralité armée peut-elle constituer un gage de sécurité à l’image de la Suisse où le voisinage immédiat a un impact décisif ?
C’est un enjeu fondamental en effet, parce qu’il touche à un mode d’action géopolitique traditionnel des petites puissances qu’est la neutralité comme garantie de sécurité. S’intéresser à son efficience, c’est en réalité de nouveau regarder la vision relationnelle de la puissance. Aucune prescription définitive n’est possible sur le sujet. De fait, les exemples opposés abondent : succès pour la Suisse, pour le Costa Rica qui a abandonné toute force militaire, etc. ; échec pour les Baltes et la Pologne en 1939, pour le Luxembourg et le Benelux en 1914 et en 1939.
En réalité, deux dimensions sont clés dans le succès d’une neutralité, comme de toute stratégie de sécurité ou de politique étrangère : le contexte géopolitique et la perception des acteurs. En ce qui concerne le contexte géopolitique, ce que vous décrivez très bien comme le voisinage immédiat, il s’agit d’établir les risques de conflit et donc d’appétit des grandes puissances sur la petite puissance qui souhaite rester neutre. Il est bien entendu plus facile de rester neutre aujourd’hui pour Singapour avec une Asie du Sud-Est relativement apaisée et intégrée (notamment avec l’ASEAN) que pour la Pologne en 1939 coincée entre les appétits allemands et soviétiques.
Toutefois, il ne s’agit que du premier élément de réponse, puisqu’une fois le risque établi, s’il existe, tout dépend du caractère dissuasif de l’État neutre, et donc de la perception qu’il projette sur les autres et qu’il a de lui-même. Prenons quelques exemples pour illustrer ces deux dimensions.
La Suisse en 1940 ne jouit pas d’un contexte géopolitique favorable, de même que la Suède face à l’Allemagne (d’autant après la prise du Danemark), mais elles préservent leur neutralité par la perception projetée d’un manque d’intérêt d’une invasion, que ce soient pour des raisons économiques, de difficultés militaires, etc. À l’inverse, si l’on regarde la décision des États nordiques de rejoindre l’OTAN à la suite de l’invasion russe de l’Ukraine, c’est leur propre perception d’une dégradation du contexte géopolitique et donc d’une fragilité de leur position de neutralité qui les a poussés à faire évoluer leur stratégie.
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Dans quelle mesure la démographie et la superficie territoriale déterminent-elles la puissance (ou pas) ?
Il s’agit de ce que l’on appelle la vision matérielle de la puissance. La puissance est dans ce cadre déterminée par des éléments quantifiables comme la démographie, la superficie, mais également le PIB ou encore le volume des forces armées.
Si ces éléments sont bien entendu à prendre en compte parce qu’ils exercent une influence sur le statut d’un acteur, ils ne sont pas déterminants en soi (hormis pour les États-continent et encore, un débat peut s’ouvrir sur le cas de la Russie vis-à-vis de la Chine et des États-Unis). C’est l’exploitation de ces ressources, et donc l’utilisation efficiente de ces ressorts matériels qui compte. Il suffit pour cela de voir l’essor japonais, longtemps seconde économie du monde malgré une superficie et une démographie bien inférieures à la Russie.
Vous citez le cas de la réussite économique de Singapour à plusieurs reprises comme l’exemple d’une cité-État à l’assise territoriale réduite, mais disposant de plusieurs volets du hard et du soft power. Quelles sont les forces et les faiblesses de ce pays ?
En effet, Singapour est un peu l’archétype de la réussite géopolitique d’une petite puissance. Les avantages de l’État sont sa localisation avec la capacité de faire de sa position dans le détroit de Malacca un hub aéroportuaire mondial. La spécialisation rapide de l’État sur les segments à haute valeur ajoutée en finance et en technologie de pointe (par une politique d’éducation avancée et priorisée) lui a permis d’obtenir un statut d’économie reconnue, qui avec la marge budgétaire dégagée aura permis entre 1965 et 2005 de faire de l’armée du pays la plus puissante d’Asie du Sud-Est.
L’activisme diplomatique construit dès l’indépendance du pays est également une force, en mobilisant les petits États de la région pour faire bloc (création de l’ASEAN), mais également dans les institutions internationales (cf. forum des petites puissances de l’ONU).
Cette stratégie, si elle s’est avérée payante en donnant un statut régional à Singapour, n’est toutefois pas exempte de limites structurelles qui pèsent sur les petites puissances contemporaines : la volatilité de l’économie mondialisée, dont les arrêts (cf. crise du Covid) pénalisent fortement ces États, et la faiblesse démographique qui limite la taille des forces armées, etc.
La politique d’influence des pétromonarchies du Golfe (Arabie saoudite, Qatar, Émirats arabes unis) suffit-elle pour constituer un levier de puissance ?
Tout dépend du gradient que l’on applique à la réussite de cette influence. S’il s’agit de considérer son existence, alors oui il s’agit d’un levier de puissance en leur donnant un poids diplomatique et une influence culturelle (notamment religieuse) réelle. Néanmoins, il ne faut pas s’y tromper, l’influence demeure relative, difficile à quantifier, et ne saurait en soi leur permettre d’obtenir un statut de puissance moyenne. Leur manne économique est dans ce cadre bien plus déterminante intrinsèquement.
Des petits États ont pu briller dans leur gestion du Covid. Cela leur a-t-il donné les moyens de se hisser au rang de puissances ?
Clairement, non. Si leur efficacité a pu être saluée, l’effet est resté ponctuel et surtout demeure minime en comparaison des dégâts subis par ces États sur le plan économique du fait de la forte limitation des échanges mondiaux qui est un levier majeur de leur puissance.
Existe-t-il une pensée stratégique appliquée aux petites puissances ou bien est-ce le cas par cas qui prédomine ?
Pour tout avouer, vous exprimez ici un désir caché de cet ouvrage, qu’est la compréhension, la caractérisation et la diffusion de la pensée stratégique des petites puissances. Des invariants conceptuels existent (total defense par exemple), de même que des réflexions continues sur la définition de stratégies adaptées. Cette pensée existe donc bel et bien, elle manque toutefois de prise en compte et d’analyse faisant prédominer le cas par cas. Cet ouvrage a l’ambition d’en poser la première pierre, mais le chantier reste ouvert et plus que jamais à développer.
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