<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Grande bataille. Opération Dragoon (15 août 1944)

21 octobre 2024

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Photo : Une partie de la flotte d'invasion de « l'Opération Dragoon », l'invasion du sud de la France, au large de la côte méditerranéenne française, vers août 1944.
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Grande bataille. Opération Dragoon (15 août 1944)

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Si l’on excepte la période gaullienne[1], les commémorations du débarquement de Normandie ont toujours éclipsé celles du débarquement de Provence, qui eut lieu soixante-dix jours plus tard. Pourtant, ce dernier est probablement l’opération amphibie la mieux réussie de toute la guerre, en tout cas celle qui aboutit aux résultats les plus rapides et les plus décisifs. Et ce, en grande partie, grâce à des troupes françaises.

L’armée française reconstituée à partir de 1943 en Afrique du Nord provient de trois sources. La plus ancienne est constituée des volontaires de la France libre, qui ont rejoint de Gaulle souvent dès 1940 – à l’exemple des généraux Leclerc et Kœnig. La deuxième est l’armée d’armistice, maintenue par les Allemands et le gouvernement de Vichy, et qui se rallie à la France libre après le débarquement allié en Afrique du Nord (7 novembre 1942). Les généraux Giraud, Juin ou de Lattre de Tassigny, sont de cette veine. Enfin, l’engagement du tout nouveau CFLN[2] dans la lutte contre l’Axe permet d’accueillir de nouveaux volontaires ou conscrits provenant de l’empire colonial ou échappé de métropole.

La France combattante

Les Forces françaises libres (FFL), dissoutes au 1er août 1943, représentaient à cette date plus de 70 000 hommes, dont 39 000 citoyens français, 30 000 « indigènes », surtout d’Afrique noire, et près de 4 000 étrangers. L’armée d’Afrique et les recrues ont permis à la France d’aligner huit divisions à la fin de 1943, dont quatre, commandées par Juin. Elles se font remarquer en Italie par leur science du combat en montagne, en faisant sauter début mai 1944 le verrou de Monte Cassino, qui bloquait les Alliés depuis janvier. À l’exception de la 2e division blindée (DB, ex-2e DFL) de Leclerc, affectée à la IIIe armée de Patton, toutes les divisions françaises stationnent sur le théâtre méditerranéen et seront versées à l’été 1944 dans l’armée B commandée par de Lattre.

Fin 1943, les effectifs français dépassent les 400 000 hommes… dont quelque 5 000 femmes, indispensables pour le personnel technique et de soutien (transmissions, santé, gestion…) dans la mesure où l’empire français ne compte pas assez d’hommes alphabétisés. Les unités héritent de matériel américain, au titre de la loi prêt-bail de 1941, dont la France reçoit environ 6 % des dotations, ce qui en fait le troisième plus gros bénéficiaire. Les soldats français roulent donc en chars Sherman, en half-tracks M3 ou M5, en Jeeps, et arborent des uniformes vert olive, mais ornent le tout de drapeaux tricolores ou de croix de Lorraine et gardent les appellations traditionnelles des unités – régiments de cuirassiers, chasseurs, tirailleurs, zouaves, spahis, etc. Sans oublier les fusiliers marins : le 1er RFM appartient à la 1re DMI (ex-1re DFL) et le RBFM à la 2e DB. Certaines unités coloniales conservent d’ailleurs des éléments d’habillement spécifiques : burnous ou casques Adrian, voire armement d’avant 1940.

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La moitié environ des 250 000 hommes de l’armée B sont des Maghrébins musulmans, un tiers sont des Européens d’Algérie, les 20 % restants se partageant presque à égalité entre volontaires métropolitains et tirailleurs « sénégalais » (en fait, venant de toute l’Afrique subsaharienne). La participation française comprend aussi des forces navales plus nombreuses qu’en Normandie : un cuirassé, six croiseurs et une vingtaine de bâtiments plus légers. Les unités navales seront d’ailleurs les seules forces françaises actives le jour J, avec les commandos d’Afrique et le groupe naval d’assaut qui participe à la couverture des flancs du débarquement, car les unités du premier échelon, débarquées le 15, sont trois divisions du VIe corps américain, commandé par le général Truscott, appartenant à la VIIe armée du général Patch.

Ajoutons que pendant toute la campagne, la Résistance (FFI) joue un rôle plus actif qu’en Normandie, harcelant les troupes allemandes isolées, sabotant les réseaux, guidant les alliés, fournissant des renseignements sur les positions ennemies et aidant, à l’occasion, au « nettoyage » des poches de résistance. Et ce, malgré des coups très rudes reçus durant l’été (répression de la Gestapo à Marseille, qui ne compte plus guère que 500 FFI actifs en août, élimination du maquis du Vercors fin juillet).

Un plan ressuscité

L’idée d’un débarquement en Méditerranée est ancienne. Dans l’esprit de Churchill, c’était le plus court chemin vers le Reich (le col du Brenner, à la frontière de l’Autriche, est à moins de 200 km à vol d’oiseau de Venise) et pour devancer les Soviétiques en Europe centrale, mais les Américains privilégiaient la Manche ou la mer du Nord pour ouvrir le « second front ». Ils avaient cependant accepté les débarquements en Sicile, puis en Italie, pour montrer leur bonne volonté à Staline et le détourner d’une paix séparée avec Hitler, ainsi que pour détacher l’Italie de l’Axe. La lenteur de la progression dans la péninsule fit envisager un nouveau débarquement au nord pour prendre à revers les défenses allemandes : c’est l’opération Anvil (enclume), finalement annulée par manque de moyens amphibies pour mener deux débarquements presque simultanés[3].

La bataille de Normandie qui s’éternise dans le bocage pousse les stratèges américains à exhumer Anvil pour accélérer l’effondrement des lignes de résistance allemandes en France et éviter un nouveau scénario « à l’italienne ». Il fallait aussi s’emparer des ports de Toulon et Marseille, pour pallier les retards d’accès aux ports de la Manche. Toujours pas convaincu, Churchill aurait demandé à changer le nom de l’opération pour rappeler qu’il était contraint (dragooned en anglais) de l’accepter : c’est donc l’opération Dragoon qui est déclenchée le 15 août 1944 sur le littoral du massif des Maures, entre les îles de Lérins au nord-est et les îles d’Hyères au sud-ouest. Il ne s’y trouve aucun port majeur et les côtes en sont plutôt rocheuses et escarpées, ce qui limite le nombre de plages où pourront accoster les péniches de débarquement.

En dépit de ces inconvénients – ou grâce à eux ? –, le secteur est aussi un des moins défendus de la côte française : la 19e armée, qui occupe le sud-est de la France, ne comprend que des divisions d’infanterie, pas toutes à pleine capacité opérationnelle et comptant beaucoup de recrues étrangères, à la combativité douteuse. Les fortifications du Südwall ne sont pas aussi élaborées que le mur de l’Atlantique – moins de la moitié ont d’ailleurs été achevées. Trois des quatre divisions blindées de réserve ont été envoyées en Normandie, laissant la seule 11e panzer, elle-même très multinationale, dans la région toulousaine[4] – et encore n’a-t-elle plus qu’un seul bataillon de chars sur deux. Pour couronner le tout, les dotations pour le transport sont si faibles (véhicules, carburants) que les unités ne peuvent guère opposer qu’une résistance statique, sans capacité de manœuvre élaborée.

Une réussite totale

Plus de 2 000 navires convergent le 15 août 1944 depuis l’Algérie, la Corse ou encore le sud de l’Italie, dont un quart sont des navires de combat, soit dix fois plus que ce que les Allemands peuvent aligner.  La première vague vient aisément à bout de la résistance allemande, sauf dans la zone « Camel[5] » qui, comme toutes les zones portuaires, avait une plus forte densité de défenseurs, en particulier de pièces d’artillerie. Au point que la Navy renonça dans un premier temps à utiliser la plage Camel Red, au cœur de Saint-Raphaël, où devait débarquer le 142e rgt. d’infanterie, dérouté vers Camel Green. Ainsi fut évitée la répétition du carnage du 6 juin à Omaha Beach. Les pertes alliées pour la journée du 15 ne dépassent pas les 500 hommes, dont une centaine de tués, alors que près de 100 000 hommes ont été mis à terre. Les seules réactions notables des Allemands furent une attaque d’un missile aéroporté Hs 293 qui occasionna la perte d’un LST, et une contre-attaque vite jugulée près des Arcs, dans la journée du 16 août, tandis que les premiers éléments de l’armée B commençaient à débarquer.

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Le contexte est difficile pour l’Allemagne : l’opération Bagration, en Biélorussie, a balayé un groupe d’armées complet depuis le 22 juin, tandis qu’en Normandie, les Alliés ont enfin percé et sont en train d’enfermer la 7e armée et la 5e armée blindée (au moins ce qu’il en reste) dans la poche de Falaise. Après avoir libéré la Bretagne, Patton fonce vers la Seine. C’est pourquoi, contre toute attente, et à rebours de ses ordres antérieurs, Hitler accepte le 17 août que les forces allemandes au sud de la Loire se retirent sur une ligne Seine – Yonne – canal de Bourgogne, à l’exception de fortes garnisons laissées dans les ports pour empêcher les Alliés de s’en saisir. Les deux divisions les plus à l’est de la 19e armée devaient protéger l’accès à l’Italie du Nord, pour éviter que les forces allemandes n’y soient prises à revers, mais la retraite de ses autres éléments vers le nord allait ouvrir une brèche à l’est du Rhône. Grâce au décryptage du code Enigma et à la lenteur des transmissions allemandes, les chefs alliés sur le terrain connaîtront les ordres de repli presque aussi vite que les généraux allemands chargés de les exécuter !

Ainsi, les éléments de pointe de Truscott, les plus mobiles, appuyés et éclairés par les maquis des FFI, foncent presque sans opposition à travers les Alpes du Sud et le Dauphiné, et libèrent Grenoble, évacuée par les Allemands, dès le 21 août. À ce moment, les combats font déjà rage autour de Toulon, investi à partir du 19 par les 50 000 hommes du groupement de Larminat, du IIe corps d’armée, et Marseille se soulève contre l’occupant, à l’image de Paris. Alors que le plan initial prévoyait d’attaquer successivement les deux ports, de Lattre envoie 12 000 hommes du groupement de Monsabert pour investir aussi Marseille. Toulon est libéré le 26 et Marseille le 28, avec une semaine d’avance sur les prévisions – le 15 septembre, un premier navire accostera à Marseille et par les ports méditerranéens français transitera un tiers du total des approvisionnements du théâtre européen.

Dans le même temps, le général Truscott lançait ses troupes vers l’ouest, pour tenter de couper la célèbre RN 7 près du confluent de la Drôme et du Rhône, là où la vallée s’étrécit entre les monts d’Ardèche et ceux du Diois. Faute de carburant et de munitions, les quelques milliers d’hommes et quelques dizaines de chars (Task Force Butler) aventurés au nord de Montélimar ne purent complètement fermer la nasse malgré plusieurs jours d’engagements, notamment contre la 11e panzer (23-26 août). Le repli de la 19e armée s’apparenta de plus en plus à une course de vitesse avec le VIe corps, sur la droite, et avec les troupes françaises progressant sur les deux rives du Rhône. Avec plus de soixante-dix jours d’avance sur les prévisions, Lyon et Saint-Étienne sont libérés début septembre, et moins d’un mois après le déclenchement de Dragoon, des spahis marocains de l’armée de Lattre, bientôt érigée en 1re armée française, contactent le RBFM venu de Paris dans la région de Montbard : l’opération Dragoon est terminée, le groupe d’armées G, qui occupait le sud de la France avec la 1re et la 19e armées, a perdu plus de la moitié de ses forces, soit près de 150 000 hommes dont les deux tiers ont été capturés, sans compter les 25 000 définitivement enfermés dans les ports de l’Atlantique. L’armée de Lattre continuera jusqu’au Rhin, puis au Danube, et son chef signera la capitulation du Reich le 8 mai 1945 à Berlin.

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[1] En 1964, le général de Gaulle inaugura la nécropole de Boulouris, près de Saint-Raphaël, et insista sur la libération de Paris et la Résistance, avec l’entrée au Panthéon de Jean Moulin, plutôt que sur le 20e anniversaire d’un « D-Day » dont il gardait un souvenir mitigé.

[2] Comité français de libération nationale. Créé le 3 juin 1943 par fusion de la France libre, venue de Londres, et des autorités d’Alger issues de Vichy.

[3] Rappelons que le débarquement de Normandie fut décalé d’un mois (de mai à juin) précisément pour disposer d’un parc suffisant de navires assurant le débarquement des troupes et leur logistique.

[4] Averti des plans alliés, l’état-major allemand déplace la division vers Avignon quelques jours avant le débarquement de Provence.

[5] Les secteurs de débarquement portent les noms de code « Alpha », au sud (Cavalaire), « Delta » au centre (Sainte-Maxime) et « Camel » au nord (Fréjus).

À propos de l’auteur
Pierre Royer

Pierre Royer

Agrégé d’histoire et diplômé de Sciences-Po Paris, Pierre Royer, 53 ans, enseigne au lycée Claude Monet et en classes préparatoires privées dans le groupe Ipesup-Prepasup à Paris. Ses centres d’intérêt sont l’histoire des conflits, en particulier au xxe siècle, et la géopolitique des océans. Dernier ouvrage paru : Dicoatlas de la Grande Guerre, Belin, 2013.
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