Ce numéro consacré à l’histoire et aux mémoires aborde le sujet avec une véritable réflexion sur les rapports histoire/mémoire. L’opposition entre ce qui relève de l’outil scientifique rationnel et le ressenti subjectif par rapport à un événement, n’est plus forcément tranchée.
Sébastien Ledoux – Histoire et mémoires (s) – La documentation photographique – CNRS éditions – septembre 2024.
La « doc – photo », pour reprendre l’abréviation usuelle, est toujours attendue par celles et ceux qui essaient d’enseigner dans le second degré l’histoire et la géographie. Le corpus documentaire largement illustré est toujours précédé par une mise au point scientifique qui permet d’appréhender le sujet avec une certaine hauteur.
Ce numéro consacré à l’histoire et aux mémoires, – le pluriel est important –, aborde le sujet avec une véritable réflexion sur les rapports histoire/mémoire. L’opposition entre ce qui relève de l’outil scientifique rationnel et le ressenti subjectif par rapport à un événement, n’est plus forcément tranchée.
Histoire de la mémoire
La mémoire, sa construction, est devenue un objet d’histoire, et bien souvent les historiens sont appelés, à la fois pour ramener à la réalité attestée des faits du passé, mais également pour décoder les multiples interprétations que les mémoires peuvent entretenir.
Des « lieux de mémoire » de Pierre Nora, publié en 1984, jusqu’aux travaux de Paul Ricoeur sur « la mémoire, l’histoire, l’oubli », et même « la Légende des camisards : une sensibilité au passé », de Philippe Joutard paru en 1974, ce que l’on appelle aujourd’hui les questions mémorielles occupe très largement les débats.
Le sujet est hautement sensible, surtout lorsqu’au détour d’un amendement à une loi en faveur des rapatriés et des harkis la communauté des historiens a eu le sentiment que le législateur voulait imposer une « histoire officielle ». C’était le 23 février 2005, et cela avait suscité de nombreuses polémiques, car l’amendement précisait : « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Il n’en fallait pas plus pour que la question de la guerre d’Algérie, intégrée dans les programmes du second degré en 1982, ressurgissent, et que les différents groupes d’influences, notamment des rapatriés dans le Midi de la France, ne montent au créneau.
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Le passé de la mémoire
Sébastien Ledoux, dont la thèse publiée en 2016 s’intitulait : « Le devoir de mémoire. Une formule et son histoire » aux éditions du CNRS en 2016, aborde successivement différents thèmes. Le passage du culte des héros à l’hommage aux victimes, est abordée en premier. Les héros nationaux ont permis aux états-nations de s’appuyer sur une conception du temps historique pour inventer un récit national. On retrouve ici la référence à Ernest Renan et la réponse à cette question « qu’est-ce qu’une nation ? ». Au-delà du plébiscite de tous les jours, Ernest Renan répond : « la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ». Dès lors le passé et son analyse scientifique par l’histoire glisse vers la mémoire et la commémoration. Des rituels nationaux viennent concrétiser des moments forts de l’histoire nationale, et mettre en valeur des figures historiques. Celles-ci deviennent alors des modèles ou des exemples à suivre. Progressivement, alors que ce culte des « grands hommes » se trouve « un lieu de mémoire » au Panthéon, une transformation mémorielle s’opère avec l’hommage aux victimes. Depuis les années 1990, avec la mémoire de l’esclavage, des persécutions antisémites, une sorte de « devoir » de mémoire, a pu s’imposer. Devoir qui sonne parfois comme une obligation, que l’on peut souvent associer à la repentance. La formule utilisée par Daniel Lefeuvre, « pour en finir avec la repentance coloniale », qui n’a pas forcément de lien avec la notion de mémoire, a été depuis largement reprise.
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Analyse mondiale
Très heureusement Sébastien Ledoux situe la question dans un cadre social mondialisé, ce qui permet d’échapper au tropisme franco-français. La mémoire est devenue un élément incontournable de transition démocratique. Et à ce propos l’évolution de l’Espagne depuis la mort de Franco est largement évoquée, notamment dans l’article consacré aux « mémoires des guerres civiles ». Il aurait d’ailleurs été pertinent d’y consacrer un article à part entière, à la fois sur la retirada, l’exil des républicains espagnols mais aussi sur El Valle de los Caidos, ce monument construit sous Franco et qui est toujours objet de polémique malgré l’adoption du pacte d’oubli qui a suivi la transition démocratique. En Argentine, une partie de la population a voulu également solder les comptes de la dictature militaire entre 1976 et 1983, même si l’actuel président populiste, Javier Milei, conteste le nombre de 30 000 victimes pour le ramener à 9 000. Cela a d’ailleurs suscité de grandes manifestations en mars 2024.
La judiciarisation du passé est la conséquence logique de cette exigence de « réparation », ce qui a été rendu possible par l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité. Cela a permis le procès de Maurice Papon et de Paul Touvier.
Danger du révisionnisme
Avec le venin dans la plume, Gérard Noiriel a d’ailleurs largement pu enfoncer le clou sur les tendances au révisionnisme que certains milieux ultraconservateurs ont tendance à développer. Et davantage qu’une instrumentalisation de l’histoire, c’est davantage d’une instrumentalisation de la mémoire qu’il s’agit.
Cela permet d’aborder la 3e partie, celle des mémoires comme lieu de conflictualités. Le contentieux colonial reste toujours vivace, et bien entendu génère une sorte de « concurrence victimaire » que l’on peut retrouver lorsque la guerre d’Algérie refait surface dans le débat public. Cela induit d’ailleurs une exigence de « réparation », mais également de « reconnaissance » par la loi. À cet égard il aurait été peut-être utile d’aborder la construction de la loi Gayssot du 13 juillet 1990. Peut-être aurait-il fallu aborder la condamnation en 1993 de l’orientaliste Bernard Lewis pour « contestation du génocide arménien ».
L’ensemble documentaire ne saurait être exhaustif dans le format de la revue, mais il permet d’aborder l’essentiel des thèmes autour de ce sujet. Les procès sont devenus des instruments mémoriels, et successivement les différentes mémoires sont abordées, ouvrière et féministe, immigrée mais aussi environnementale. L’historien devient également « expert » pour reprendre le titre d’une série télévisée éponyme, avec cet article au titre particulièrement significatif : « les os ne mentent pas ». On aurait pu reprendre le titre d’une autre série « Bones » inspirée par les romans de Kathy Reichs.
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