<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Il faut marcher dans Carthage

12 octobre 2024

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Photo : Didon construisant Carthage, par William Turner, 1815.
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Il faut marcher dans Carthage

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Capitale de l’Empire carthaginois, Carthage fut aussi l’une des principales villes de l’Empire romain, capitale marchande et intellectuelle où se sont exprimés parmi les plus grands esprits du christianisme. Vandales, Andalous, Ottomans, Français, tous sont passés à Carthage pour poursuivre le souffle de la ville.

Carthage naquit de l’amour. Des Phéniciens s’installèrent dans sa baie pour édifier une cité qui avait pour atout d’être au centre des routes commerciales. Face à la Sicile, grenier à blé de la Méditerranée, proche de l’Espagne et de ses mines, protégée des peuples du sud et regardant vers la mer, Carthage devint la ville de Baal, le dieu qui se nourrit des sacrifices humains et des jeunes victimes. La reine Didon s’y ennuyait. Elle croisa la route et le regard d’Énée, aristocrate troyen qui avait quitté sa ville en flammes, son père Anchise sur ses épaules. Didon aima Énée et souhaita le garder auprès de lui, mais le Troyen était concentré sur sa mission : fonder une nouvelle cité qui pourra venger Troie. À l’amour légitime d’une femme, il préféra celui de sa mission sacrée. Énée engendra Ascagne dont descendirent Rémus et Romulus, fondateurs de Rome. Ascagne, surnommé Iule, est le fondateur mythologique de la famille de Jules César, père de tous les Césars. Pour avoir renoncé aux amours de Didon, Énée a permis la naissance de Rome. En conquérant la Grèce, Rome a vengé Troie. En terrassant Carthage, Rome a vaincu Didon. Hannibal et Hamilcar ont pu faire trembler Rome, vaincre les légions, faire du lac Trasimène le lieu de l’une des plus grandes défaites de la ville (217), ils n’ont pu conquérir la cité ainsi que Didon avait échoué à conquérir le cœur d’Énée.

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Scipion a sauvé Rome en portant ses légions à Zama (202). Par cette victoire éclatante, il a définitivement dégagé la ville de la menace carthaginoise. Carthage fut rasée. Puis, elle fut reconstruite pour devenir l’une des principales villes de l’Empire romain. L’Afrique fournit à Rome le blé, l’olive et la vigne, triade méditerranéenne à la base de l’alimentation, des fêtes et de la culture. Carthage prit un nouveau visage et devint un haut lieu intellectuel, où vécurent parmi les plus grands théologiens du christianisme antique : Tertullien (150-220), saint Cyprien (200-258) et saint Augustin (354-430). L’Afrique donna trois papes à la chrétienté, dont Victor Ier (189-199) qui introduisit le latin dans la célébration de la messe et Gélase Ier (492-496) qui formalisa la distinction entre le pouvoir politique et le pouvoir spirituel. Les chrétiens y érigèrent des basiliques dont il ne reste plus que des fondations enfermées derrière de tristes grilles ; ils administrèrent la ville pour la porter au rang de capitale de l’Afrique, avant que les Vandales ne déferlassent et ne saccageassent la région. Tous les empires ou presque ont posé leurs mains à Carthage : Byzantins, Arabes, Ottomans, Français, dont les archéologues ont mis à jour les sites et, grâce à leurs fouilles, permis de mieux connaître l’histoire millénaire de la cité.

De Carthage à Tunis

La capitale s’est déportée plus au sud, un peu plus loin de la mer, pour fonder Tunis, repère des pirates et des Barbaresques écumant la Méditerranée. Saint Louis tenta de prendre la cité et de convertir le sultan. Peine perdue, il mourut devant les murailles (1270) sans parvenir à franchir le seuil de la forteresse. Politique idéaliste d’expansion et de conversion qui s’acheva dans la déroute d’une armée frappée par les épidémies. La ville, qui fut le tombeau de Louis IX, fut aussi la prison des Européens capturés par les pirates. Saint Vincent de Paul y passa deux années de captivité, comme esclave des Barbaresques qui écumaient la mer. Il fallut la patience de nombreux ordres religieux qui rachetaient les esclaves chrétiens et des armes des pays européens pour vaincre la piraterie et rendre la Méditerranée sûre et navigable. Carthage fut de nouveau conquise, mais cette fois par les Français. Le cardinal Charles Lavigerie (1825-1892), fondateur des Pères blancs, fut nommé archevêque de Carthage en 1884 et primat d’Afrique. S’il œuvra à la christianisation de cette portion d’Afrique qui fut autrefois l’un des poumons du christianisme, tout l’édifice s’effondra avec l’indépendance de la Tunisie (1956), le départ des chrétiens et la primauté de l’islam. Comme au temps de saint Louis, comme au temps de l’arrivée des Arabes, la culture romaine s’effrita et fut remplacée par une autre. L’échec de la christianisation est celui de l’échec de la permanence de la romanité. L’historien Lucien Febvre est celui qui a probablement apporté la solution à cette énigme :

« Cette Carthage dont les habitants portaient la tunique longue, comme nos indigènes d’Algérie portent la gandourah ; cette Carthage dont les habitants portaient la calotte moulant le crâne, comme nos indigènes d’Algérie portent le fez ; cette Carthage dont les habitants portaient le manteau, poeneta, exactement semblable au burnous ; cette Carthage dont les habitants portaient les cheveux courts ou rasés sous la calotte, la barbe longue et teinte, la face maquillée comme ceux qui aujourd’hui se mettent du henné et du khôl[1]. »

L’échec de la romanisation

Puisque Énée a refusé l’amour de Didon, puisque la famille d’Hannibal a porté une guerre à mort contre Rome, Carthage fut toujours un adversaire résolu et affirmé de Rome, rejetant par là même la romanisation, en dépit d’un vernis plus ou moins luisant. Déjà, sous les chrétiens, il y eut la révolte des donatistes, débutée en 312 qui se poursuivit de façon diffuse jusqu’à la conquête vandale (439). La disparition du christianisme peut être interprétée moins comme une victoire de l’islam que comme un rejet de la romanisation, une volonté d’indépendance culturelle et religieuse par rapport à la ville qui dominait la Méditerranée. Si la Tunisie actuelle ne rejette pas son histoire, ne détruit pas les sites archéologiques, ne renie pas les civilisations qui ont précédé l’islam, force est de constater que rien n’est fait pour mettre les sites et les lieux en valeur. Le port de Carthage existe toujours, mais il est comme abandonné et esseulé dans une banlieue de Tunis, bien loin des circuits touristiques. Le musée du Bardo est longtemps resté fermé, alors qu’il contient parmi les plus belles mosaïques du monde romain. Les ruines archéologiques sont pour la plupart fermées et inaccessibles ; le badaud qui s’y intéresse passe pour un incongru. Ville des marchands, Carthage est désormais une leçon d’économie à ciel ouvert sur le développement. Les ressources historiques et culturelles sont immenses mais nullement exploitées ni mises en valeur, elles ne contribuent pas au tourisme et n’apportent aucune richesse. Le développement n’est pas une question de « ressources », elles sont ici plus nombreuses qu’ailleurs, mais de « regard », c’est-à-dire d’inventivité et de créativité. C’est le regard qui transforme un lac en barrage hydroélectrique, des ruines de cité antique en parc archéologique, fournissant ainsi du travail et créant de la richesse. Ce que firent les Phéniciens qui, face à une baie inoccupée, eurent l’idée de fonder une cité qui devint un empire.

Désormais, de Carthage demeurent les rêves et les livres d’histoire, des noms mythiques et des écrivains qui par leur plume ont contribué à bâtir une civilisation. Les pierres ont une mémoire, les hommes la lisent et la font vivre.

[1] Lucien Febvre, L’Europe. Genèse d’une civilisation, cours donné au Collège de France en 1944-1945, publiés en 1999, Perrin, p. 83.

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À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d'économie politique à l'Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.
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