<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La Géorgie, centre de gravité politique d’une Amérique polarisée

23 septembre 2024

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : Atlanta, siège de Coca-Cola (c) Alexandre Mendel
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La Géorgie, centre de gravité politique d’une Amérique polarisée

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En deux décennies, à force de changements démographiques profonds, l’État du sud, autrefois solidement républicain et désormais de plus en plus démocrate, est devenu une place forte des scrutins présidentiels. Les migrations intérieures, l’importance du vote des femmes de banlieue, le retour d’une population noire importante ont métamorphosé le Peach State en ligne de front des combats électoraux nationaux.

Trop gros, trop grand, comme une boursouflure en béton plantée au sud de la ville, l’aéroport d’Atlanta, le plus important du monde en termes de passagers, avec plus 100 millions de voyageurs par an, résume presque à lui seul la Géorgie. Qui croirait que ces gigantesques installations, où la compagnie Delta est reine, sont adaptées à la taille de la ville, berceau de Coca-Cola ? L’agglomération de la capitale géorgienne est certes grande, mais ce n’est ni New York ni Los Angeles. L’infrastructure – à peu près deux heures de vol de n’importe quel point du pays, et poussée par la dérégulation aérienne voulue par Jimmy Carter, l’enfant du pays, qui fit fortune dans la culture de cacahuètes à Plains avant d’être l’un des présidents les plus impopulaires du pays – témoigne pourtant de l’importance de la Géorgie. Cet État du sud, presque oublié des circuits touristiques (à moins de s’intéresser aux superbes plantations d’Autant en emporte le vent ou de faire un crochet par Savannah, chef-d’œuvre architectural sur l’Atlantique), est devenu un géant politique. C’est là que se situe le centre de gravité de la course à la Maison-Blanche. Sacré avantage géographique pour CNN qui y est installé ! Car l’« État de la pêche » (The Peach State) ainsi qu’il est surnommé en raison du fruit qu’on retrouve partout ici, du design des plaques d’immatriculation jusque dans le dessert local, le peach cobbler, sorte de pudding et de crumble bourré de beurre, est un cas d’espèce électoral. Trop rural pour être tout à fait démocrate, trop urbain pour être tout à fait républicain, trop au sud pour être tenté par la gauche radicale à la sauce Sanders et trop au nord pour être tout à fait conservateur. Plus assez blanc et déjà trop divers. Un terrain idéal pour les batailles de campagne en forme de casse-tête. Avec cette équation toujours présente : comment séduire telle catégorie de votants sans perdre telle autre ? Comment séduire sans vexer ? D’autant qu’en Géorgie, les élections locales se font à deux tours : autre bizarrerie de ce coin d’Amérique un peu plus grand que la Grèce et grosso modo aussi peuplé, avec 151 000 km² et quelque 11 millions d’habitants.

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Jasmine Clark, représentante démocrate au congrès de Géorgie, scientifique et universitaire réputée, et spécialiste des femmes de banlieue (une autre spécificité locale), connaît sur le bout des doigts les particularismes de l’État dont elle est l’élue, en banlieue d’Atlanta, dans le comté de Gwinnett : 1 million d’habitants dont les composantes ne cessent d’évoluer. « Beaucoup de gens croient que la victoire de Biden ici était une simple coïncidence, alors que c’est une suite logique de ce qui se passe localement depuis vingt ans. » Le candidat démocrate n’avait gagné en 2020 que d’une poignée de voix, quasiment 12 000. Des bulletins que Donald Trump s’était empressé de réclamer au secrétaire d’État de Géorgie pour inverser le résultat – une requête désespérée, de mauvais perdants, qui lui vaut aujourd’hui des poursuites judiciaires et un handicap certain dans la bataille. « La Géorgie n’est plus vraiment l’État rouge [républicain, NDLR] dans lequel je suis née en 1982 », dit la congresswoman afro-américaine, qui se souvient d’endroits ruraux où il ne faisait pas « bon aller faire ses courses ou boire un verre quand on était noir. » Et de détailler : « C’est devenu un État pourpre. Avec quatre agglomérations solidement bleues, Atlanta, Augusta, Savannah et Columbus, toutes démocrates. Plantez une épingle sur l’une de ces villes et plus vous vous en éloignerez, plus les cercles concentriques deviendront bleus, violets puis écarlates. » Son district a voté pour la première fois démocrate en 2016 lorsque Hillary Clinton l’a emporté d’un tout petit point face à Donald Trump. « Ce territoire suburbain nous donnait ici le premier indice d’un tournant politique majeur. »

Banlieue d’Atlanta (c) Alexandre Mendel

La Géorgie rurale s’urbanise. Il suffit de rouler entre Savannah à l’est, puis d’Augusta vers Atlanta, pour s’en apercevoir. Les Interstates (autoroutes construites sous Eisenhower) sont devenues, sur certaines portions, de véritables tranchées. Le programme de modernisation des infrastructures nationales, un plan bipartisan lancé sous Joe Biden, ressemble à un gigantesque acte de clientélisme, avec des dizaines de milliards de dollars dépensés dans le bitume, les ponts, la fibre optique, l’énergie. On soigne la Géorgie à mesure qu’elle se métamorphose et attire au-delà des frontières de l’État : coût raisonnable des loyers, taux de prélèvements obligatoires de 20 % (et impôts sur le revenu d’un peu plus de 5,7 % sous forme de flat tax), présence d’industries et de services créateurs d’emplois, universités réputées, climat agréable… L’ancienne colonie britannique fondée par le général James Oglethorpe et dont le nom honore le roi George II (et non pas George Washington, comme on le croit souvent) n’a plus grand-chose à voir avec les clichés du sud profond, blanc et baptiste qu’a pu représenter l’ancien président Jimmy Carter lui-même, sorte de vestige dixiecrat (ces démocrates à l’ancienne du sud, un peu racistes, qui plaisaient également aux plus conservateurs, pour ne pas dire aux plus ségrégationnistes). « Les schémas de migration d’un comté vers un autre, d’une ville à une autre, d’une banlieue à une autre, d’un quartier à un autre ont modifié le paysage politique. Les gens sont arrivés avec leurs idées. Et les statistiques raciales ont refaçonné la Géorgie. Il y a davantage de Noirs, d’Hispaniques, d’Asiatiques. Les banlieues des grandes villes sont refaçonnées par l’immigration extérieure et intérieure… Tandis que les Blancs qui y habitaient, craignant une invasion, gagnent des comtés plus éloignés, plus ruraux qui, de fait, deviennent encore plus républicains. Les districts bleus, très denses, sont désormais noyés dans un océan rouge », explique Jasmine Clark.

Les anciens, eux, baignent dans la nostalgie d’un temps qui semble être préservé dans les nombreuses mansions qui servent aujourd’hui de musées. Quelques familles conservent encore de vieilles esquisses de leurs esclaves sur la cheminée, précieusement, comme s’il s’agissait d’un antique signe extérieur de richesse dont on pouvait encore être fier : tant pis pour le mauvais goût ! Les drapeaux confédérés se font de plus en plus rares – le politiquement correct et la cancel culture ont eu raison d’eux – il subsiste bien quelques statues du général Lee qui commanda les armées confédérées, mais les plus âgés se désespèrent : les caractéristiques du parler local disparaissent au profit d’un anglais plus standard et d’un accent plus neutre.

L’identité géorgienne fout le camp : même le colossal musée Coca-Cola, au centre-ville, est installé hors de l’usine et le fameux coffre-fort contenant la recette du célèbre soda est une réplique devant laquelle les touristes, trompés sur la marchandise, prennent des selfies. On n’évoque même plus la cocaïne que contenait la boisson : même ici, l’histoire se fait sélective ! Les universités de Géorgie et de Georgia Tech ont écouté des centaines d’heures d’enregistrement d’étudiants appartenant à la génération X (née entre 1965 et 1982). Les voyelles n’ont plus les mêmes sonorités traînantes (le mot prize n’est plus prononcé comme face)… Désormais, l’accent géorgien, concluent les linguistes, est devenu une sorte de mélange entre ceux de Détroit, de Boston et de Californie. L’anecdote est révélatrice de ce shift sociologique. Et si le Géorgien moyen, qui avait délaissé les démocrates pour les républicains après le vote sur les droits civiques en 1965 sous Johnson, n’était pas à lui seul un condensé de l’Amérique polarisée aux extrêmes, fracturé ethniquement, et où périphéries et centres urbains se méprisent ? Et si les Géorgiens n’étaient plus tout à fait les Géorgiens ?

Le Géorgien existe-il encore ?

À la fin des années 1980, 70 % des Géorgiens étaient blancs non hispaniques. Cette catégorie ne représente plus que 51 % aujourd’hui. Les Latinos quasi absents sous Reagan dans cet État forment aujourd’hui 10 % de la population. En l’espace de dix ans à peine, le Peach State a gagné un million d’habitants principalement dans les grandes agglomérations. Toute bataille électorale se gagne désormais dans les comtés pourpres où les gens qui sont identifiés, au moment du recensement, comme blancs sont les cibles de toutes les convoitises politiques.

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En 2020, Donald Trump a sans doute payé son langage outrancier à l’égard des femmes et des minorités dans cet État, l’obligeant en 2024 à corriger le tir s’il veut, cette fois-ci, sécuriser le gain des 16 grands électeurs de Géorgie. Les femmes de banlieue (le fameux segment des suburban women, aussi appelées soccer moms, de ce surnom qui moque les mères de famille au service de leurs enfants au volant de leur minivan) sont inquiètes sur des sujets tels que l’avortement ? Trump fait marche arrière et laisse les États libres de décider de la législation en la matière. Elles craignent qu’on enseigne la théorie du genre à leurs enfants ? Le même Trump promet une chasse au wokisme dans les manuels scolaires et du nettoyage idéologique dans les salles de profs et les toutes puissantes associations de parents d’élèves. Les minorités, qui pèsent davantage aujourd’hui dans ce coin d’Amérique de l’est du Mississippi, autrefois place forte de l’esclavage, que jamais auparavant, peuvent faire et défaire des carrières nationales. Si les républicains courent autant – et avec de très notables succès, jamais vus depuis Nixon – derrière le vote des Noirs, la Géorgie y est pour beaucoup. Stacey Abrams, vedette du Parti démocrate, Afro-Américaine de type enragée contre le trumpisme, s’était lancée dans la course gouvernatoriale en 2022 face à George Kemp, un républicain peu compatible lui-même avec l’ex-président des États-Unis. Il faut remonter à 1994 pour qu’un maire blanc soit élu à Atlanta. Toujours en 2022, la course sénatoriale a opposé pour la première fois de l’histoire de la Géorgie deux noirs, Raphael Warnock, le sénateur sortant démocrate, mis en ballottage par une ex-star du football afro-américaine, totalement novice en politique et lancée par Trump lui-même, Herschel Walker… Au deuxième tour, seules 100 000 voix les ont séparés (encore ce nombre fatidique !), alors même que Walker avait mené une campagne dont l’amateurisme était si risible qu’il a embarrassé jusque dans les rangs républicains. De la participation de la population noire aux élections et notamment des jeunes Afro-Américains nouvellement installés en Géorgie (ce que les Américains appellent The New Great Migration, soit le retour de descendants de noirs immigrés au début du xxe siècle de la Géorgie vers la Californie ou les États du Nord sur la terre de leurs ancêtres) dépendra en grande partie le sort de l’Amérique.

Une certaine idée du vieux Sud (c) Alexandre Mendel

Le meurtre d’Ahmaud Arbery, en 2020, un jeune Noir de 25 ans, tué dans un quartier de Brunwsick, dans le sud de l’État, par trois Blancs, au cours d’une chasse à l’homme filmée, qui l’avaient pris pour un cambrioleur, avaient incité la jeunesse noire à se mobiliser… Depuis, les républicains qui gouvernent l’État ont radicalement changé les règles de vote, parmi les plus drastiques en Amérique…. La loi, connue sous le nom de SB202, rend plus compliqué le processus, imposant un strict contrôle des pièces d’identité des électeurs, mais également des dispositions aussi limitatives que l’interdiction de donner aux citoyens de l’eau ou de la nourriture à moins de 8 mètres de la queue devant les bureaux de vote. Un détail qui pourrait être amusant, mais ces files d’attente peuvent être gigantesques dans les comtés suburbains où la population noire est la plus importante, de quoi décourager certains électeurs : il fait encore chaud en Géorgie en novembre. Suffisant peut-être pour racler, ici et là, les 12 000 voix qui ont manqué à Donald Trump il y a quatre ans. Autre mécanisme prévu par la SB202 : une hotline pour dénoncer, en direct, des fraudes potentielles. Ce numéro gratuit pourrait ralentir les décomptes et créer un suspense supplémentaire dans un État qui, en matière d’incertitude, est déjà autosuffisant.

À écouter

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À propos de l’auteur
Alexandre Mendel

Alexandre Mendel

Spécialiste des États-Unis, qu'il ne cesse de parcourir dans ses États urbains et ruraux, Alexandre Mendel est un observateur avisé de la vie politique et sociale de l'Amérique. Il a notamment publié Chez Trump. 245 jours et 28000 miles dans cette Amérique que les médias ignorent, (L'Artilleur, 2020).
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