Radiographie d’un déclin annoncé. La prise de conscience d’être devenus impuissants face au monde qui change et l’incapacité de l’admettre. Ville contre campagne, jeunes face-à-face, histoires d’outre-mer : comment un pays se fissure.
Article de Guglielmo Gallone paru dans Limes. Traduction en français de l’auteur.
La gauche inapte à gouverner, la droite incapable de convaincre, le centre illusionné de représenter. « L’homme mûr qui s’avance avec courage vers le déclin et qui soigne son apparence pour ne pas se laisser aller » n’est plus seulement Antoine Roquentin, le protagoniste de La Nausée de Jean-Paul Sartre, mais toute la France.
Étant donné que politique et société ne sont pas des monades indépendantes, mais des représentations collectives des individus qui habitent un certain espace à une époque déterminée, les élections législatives françaises, provoquées par la dissolution de l’Assemblée nationale par le président Emmanuel Macron, ont révélé le sentiment commun d’outre-Manche : la prise de conscience d’être devenus impuissants face au monde qui change et, en même temps, la crainte d’admettre que l’époque de la grandeur est révolue. Le rapport de l’Institut Montaigne sur les fractures nationales confirme : « 85 % des Français estiment que le pays est en déclin et 34 % le jugent irréversible ».
En effet, de la dernière campagne électorale, il ressort que les Français se sentent en insécurité, ne savent pas comment gérer l’immigration et la délinquance, ont de gros problèmes avec la dette publique, sont préoccupés par l’inflation et la baisse du pouvoir d’achat. De plus, ils débattent du rôle que l’État doit jouer en raison des nombreuses privatisations, de l’effondrement du système de santé national et de la crise du système éducatif.
Ceux qui ont voté pour l’extrême droite, Rassemblement national (RN), ou l’extrême gauche, Nouveau front populaire (NFP), sont d’accord sur un point : malgré les promesses de Macron, la réputation de la France s’est détériorée au cours des sept dernières années. Polarisation, instabilité et incompréhension sont des éléments typiques d’une société qualifiée de « violente, en colère et anti-establishment ». La politique, incapable de trouver de vrais leaders, de chercher le compromis et de se rapprocher de la réalité, reflète la division en blocs inconciliables : aujourd’hui, il n’y a plus une seule France. Il y a « les France ». Rien de nouveau, si l’on pense que la Gaule était « divisée en trois parties » déjà en 58 avant J.-C.
Paris contre tous
Aujourd’hui, la fragmentation nationale n’est toutefois pas uniquement liée à des facteurs géographiques. Elle reflète plutôt les aspects historiques et sociaux du contexte dans lequel la Cinquième République a mûri. Si Paris ou Lyon votent si différemment de territoires comme l’Aisne ou les Alpes-de-Haute-Provence, ce n’est pas seulement à cause de la différence normale entre les zones urbaines et rurales.
« Les campagnes sont les premières victimes du démantèlement de l’État », dit Maroun Eddé, philosophe et essayiste, auteur du livre La destruction de l’État (Bouquins, 2023), parlant à Limes : « La fermeture progressive des services publics (écoles, hôpitaux, tribunaux…) et la désindustrialisation ont joué un rôle important dans la croissance du RN. Ceux qui habitent dans de telles zones se sentent abandonnés par l’État. Les usines ferment et le chômage augmente. Les agriculteurs souffrent à cause de la concurrence internationale et des contraintes imposées par l’Union européenne. Les citoyens paient des impôts, mais ne bénéficient pas des services. Au contraire, ils croient que les dépenses publiques servent à alimenter l’immigration et l’assistanat ».
Il y a aussi un fossé culturel car « les villes sont riches en diversité ethnique, tandis que les campagnes ne le sont pas – poursuit Eddé – et les médias insistent sur cette différence. Parmi tous, la télévision, qui joue un rôle crucial dans la diffusion des informations dans les zones rurales et parmi la population plus âgée. Et qui, au moins depuis 2010, se concentre de plus en plus dans les mains de quelques milliardaires orientés à droite. Aujourd’hui, on compte environ neuf milliardaires propriétaires de presque toutes les chaînes de télévision privées les plus regardées. Pensez à CNEWS, du conservateur Vincent Bolloré, dont les programmes se concentrent uniquement sur l’immigration, l’islam, le déclassement de la classe moyenne ».
France rouillée, France dorée : géopolitique électorale de la France
C'est ainsi que s'alimente ce rapport de répulsion et d'attraction envers la ville-État : « Paris est la capitale, le lieu du pouvoir politique et, par conséquent, elle est associée à toutes les lois impopulaires - explique Jean-Baptiste Noé, rédacteur en chef de la revue Conflits - prenons un exemple récent : la limitation de vitesse sur les routes de campagne est passée de 90 km/h à 80 km/h. Cette mesure a été si impopulaire qu'elle a contraint le gouvernement à l'annuler. Les Parisiens ont été accusés d'avoir pris cette mesure car déconnectés de la province. Mais la loi a été promue par l'ancien Premier ministre Édouard Philippe, normand, maire du Havre, ce n’est donc pas un Parisien. Il y a aussi un autre faux mythe : la province paie pour Paris. L'Île-de-France est la première région économique d'Europe. Si redistribution nationale il y a, c'est Paris qui paie pour la province : la capitale donne plus qu'elle ne reçoit ».
En outre, explique Noé, « Tous les Parisiens viennent de la province : il n'y a pas, sauf rares exceptions, de Parisiens depuis plus de quatre générations. Les provinciaux sont allés à Paris pour trouver un emploi à haute valeur ajoutée. Ainsi, tandis que l'ouest de la France et de l'Île-de-France votent Macron parce qu'ils sont des terres du centre et bastions des démocrates-chrétiens, l'ouest de Paris compte aujourd'hui une population d'entrepreneurs et de dirigeants qui ne se reconnaissent pas dans le discours politique de Jean-Luc Mélenchon ni dans celui de Marine Le Pen, dont le programme économique est très socialiste. C'est une terre de droite qui vote Macron depuis 2017 ».
Générations à comparer
Tracer le portrait d'un électeur de Marine Le Pen n'est en effet pas chose facile : sur plus de 10 millions de Français, on compte des personnes appartenant à la classe populaire et à la classe moyenne, habitant des territoires urbains (Marseille surtout), mais surtout ruraux, des retraités, des chômeurs, des ouvriers et des précaires, des hommes adultes de 50 à 60 ans, 32 % des catholiques français pratiquants et de nombreux juifs convaincus que le NFP constitue une menace.
À cette liste, il faut ajouter beaucoup de jeunes, souvent attirés par l'utilisation que le jeune de 28 ans Jordan Bardella a faite des réseaux sociaux comme TikTok. « Si nous sommes surpris par ce choix, nous avons une vision déformée des jeunes - observe Maroun Eddé -, de nombreux moins de 30 ans vivent en milieu rural, commencent à travailler après l'école obligatoire et développent une forte fierté nationale. Pour beaucoup d'entre eux, le patriotisme se transforme en nationalisme et en un vote radical pour le RN ».
Prenons le document centré sur « Jeunesse et guerre », présenté à Sciences Po et commenté dans Le Monde, selon lequel « 51 % des jeunes Français interrogés se disent prêts ou peut-être prêts à s'engager si la protection de la France nécessitait une intervention armée » et « en cas de guerre, 57 % sont disposés à s'enrôler ». En outre, poursuit Eddé, « un extrémisme alimente l'autre. Si certains jeunes votent RN, c'est pour repousser ceux qui votent pour la gauche et vice-versa. Les clivages politiques sont beaucoup plus marqués chez les jeunes en raison de la prédominance des thèmes identitaires et culturels : féminisme, racisme et écologisme alimentent l'opposition contre les fachos (les fascistes) ou contre le woke ».
La difficulté de communication (il suffit de penser aux révoltes dans les universités en mars dernier), la précarité dans le monde du travail et l'inflation font des jeunes les plus touchés par la crise actuelle. Deux solutions : l'abstention ou la recherche du changement. Aux élections présidentielles de 2022, 40 % des jeunes de 18 à 24 ans n'avaient pas voté. Le pourcentage montait à près de 70 % lors des élections législatives. Contrairement aux plus de 70 ans, en 2024, les électeurs âgés de 18 à 40 ans ont montré toute leur défiance envers Macron, votant principalement pour les deux pôles extrêmes (RN et NFP). En particulier, comme l'a enregistré Ipsos, 48 % des Français de 18 à 24 ans ont voté pour le NFP. Dans les universités, 71 % des étudiants se déclarent de gauche.
Khadidja, étudiante en sciences politiques à la Sorbonne de Paris, vient d'une famille d'origine égyptienne et algérienne qui, n'ayant pas la citoyenneté française, n'a pas le droit de vote :
« J'ai eu l'occasion de m'intéresser à la politique par deux épisodes personnels – nous raconte-t-elle – le premier a été lorsque, à 15 ans, ma famille a été expulsée de chez elle par l'État. Le second coïncide avec l'inscription à l'université et le constat d'être dans un système éducatif en déclin. Avec la préparation aux examens académiques et le début de l'université, ma perception de la politique a évolué. Le manque de jeunes dans la vie publique, la faiblesse de la démocratie participative et la distance par rapport aux thèmes chers aux nouvelles générations en France sont désolants. Personnellement, j'ai ainsi développé une certaine sensibilité à l'égard de la politique étrangère, surtout lorsqu'il s'agit de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient. De plus, avec l'association Cité des Chances, nous encourageons les jeunes vivant en périphérie à voter, souvent victimes de la rhétorique de l'extrême droite selon laquelle l'immigration coïncide avec la délinquance ».
De la terre à l'outre-mer
Pour un pays qui possède l'une des zones économiques exclusives les plus vastes au monde, limiter les fragmentations à la géographie intérieure ou aux facteurs générationnels est toutefois réducteur. La France n'est pas seulement Paris : c'est la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie et Mayotte, donc l'Indo-Pacifique, c'est la Guyane et la Guadeloupe, donc l'Amérique.
Si le panorama politique n'est pas si différent de celui de 2022, Christophe Pipolo, directeur associé de la société de conseil stratégique La Vigie, observe comment « la manière prématurée et imprudente avec laquelle Macron a dissous l'Assemblée nationale a particulièrement affecté les territoires d'outre-mer. La Nouvelle-Calédonie est secouée par des groupes de manifestants qui se cachent derrière des revendications autonomistes. En moins d'un mois, ils ont réussi à mettre en danger l'économie locale. Le seul avantage tiré de l'énorme erreur de jugement de Macron est la suspension de la réforme du corps électoral de l'île, un autre dossier compliqué et clivant. La Polynésie est dans une situation similaire. À Mayotte, le choléra frappe de plus en plus de personnes. La violence politique et l'exacerbation des tensions ont atteint des limites qu'il est nécessaire de reculer ensemble si nous voulons éviter les excès récents des États-Unis et ne pas précipiter la démocratie dans l'abîme ».
Plus proche, mais tout aussi problématique, il y a enfin la Corse où, note Jean-Baptiste Noé, « la vie politique est liée à des clans et des familles locales. Les nationalistes corses sont socialistes dans la pensée politique et de gauche dans la vision sociale. Leur logique intellectuelle est façonnée par le tiers-mondisme des années soixante : il faut lutter contre les Français qui colonisent l'île et tisser des alliances avec les peuples frères, en premier lieu les peuples du Maghreb. L'économie de l'île est en grande partie entre les mains des nationalistes et de leurs entreprises. La gestion du réseau ferroviaire et des aéroports a été condamnée par la Chambre régionale des comptes car elle ne respecte pas les règles de la libre concurrence. Mais l'idéal des nationalistes est clair : le parti d'État doit s'occuper de tous les aspects de l'île ».
Malgré cela, une grande partie des Corses n'adhère pas à ce discours. « Ils préfèrent une autonomie régionale, pas l'indépendance – précise Noé – d'ailleurs, avec 300 000 habitants (autant que Nice), la Corse n'a pas les moyens d'être indépendante. Les nationalistes ont un programme politique de gauche qui ne correspond pas à la pensée des Corses. Ils ne voient pas les Français du continent comme des colons ni les Maghrébins comme des frères. Par ailleurs, en dix ans de gouvernement, les nationalistes n'ont pas amélioré la vie des Corses. Il y a des problèmes de gestion des déchets, de santé ou d'énergie. Ce qui préoccupe aujourd'hui les Corses, ce ne sont pas les grandes théories nationalistes, mais le quotidien. Et c'est de là que découle à la fois l'échec électoral des nationalistes et l'émergence d'un mouvement comme Mossa Palatina, identitaire, libéral – chose très rare en France – et soutenant Israël ».
« On n’est pas sorti de l’auberge ! »
La contradiction interne d’un système poussée à l’extrême semble aujourd’hui être une caractéristique fondamentale des démocraties occidentales. Les États-Unis, l’Allemagne et la France sont en tête du classement. Pour les observateurs, il est important de rappeler que le manque de cohésion nationale n’est pas un phénomène isolé. Le lien avec la perte de crédibilité internationale est immédiat. Dans le cas français, on peut penser à la dissolution désastreuse de la Françafrique ou aux vains efforts de Macron pour intervenir dans la guerre en Ukraine.
Paris a perdu confiance en elle-même et dans sa vocation à se projeter dans le monde. En période de transition hégémonique et de fragmentation géopolitique, avoir du mal à changer peut signifier être changé. Un problème non négligeable également pour l’Italie, dont le destin est lié à celui de ses voisins. Et, en tant que cousins responsables, il nous reviendra de décider quelle posture adopter vis-à-vis de l’outre-Rhin.