<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La fragmentation du Moyen-Orient

19 octobre 2024

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La fragmentation du Moyen-Orient

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La mosaïque sociale au Moyen-Orient est organisée autour de l’ethnie, de la religion et de la tribu, liens primaires qu’il faut combiner avec le niveau social, le territoire et éventuellement le politique, au sens occidental du terme, mais en dernier ressort. Ces liens primaires expliquent le fonctionnement et l’organisation de la région. 

Article paru dans la Revue Conflits n°53, dont le dossier est consacré au Moyen-Orient.

Liban, Syrie, Irak et Yémen sont des États faillis et fragmentés. Il faut reconnaître qu’ils ne furent jamais des États-nations, mais seulement des « États-territoires ». Lorsque nous comparons ces quatre pays avec l’Égypte ou la Jordanie, beaucoup plus homogènes sur le plan ethnico-confessionnel, on ne peut s’empêcher de penser que la diversité communautaire qui les caractérise constitue la principale raison de cette faillite et des guerres civiles sanglantes qu’ils ont connues ou connaissent toujours. 

Le cas de la Jordanie est des plus intéressants, car c’est sans doute le pays le plus artificiel de la région, inexistant avant 1920, même sous la forme d’une subdivision de l’Empire ottoman.

Son territoire actuel correspondait au sud du vilayet de Damas. Français et Britanniques s’accordèrent sur la rivière Yarmouk comme frontière nord, Londres unilatéralement définit le Jourdain à l’ouest comme limite orientale de la colonisation juive en Palestine, quant à la frontière avec l’Arabie saoudite, elle fut tracée à la règle, mais avec le souci de ménager un axe terrestre avec l’Irak. La monarchie hachémite est étrangère puisqu’elle provient du Hejaz. Les fils du chérif de La Mecque obtinrent des Britanniques la Transjordanie et l’Irak comme lot de consolation après l’échec du projet de grand royaume arabe. Le pays a connu trois vagues de réfugiés palestiniens en 1948, 1967 et 1991, lorsque ces derniers furent chassés du Golfe, après que l’OLP a soutenu l’invasion du Koweït par Saddam Hussein.

Cependant, la Jordanie est stable, car 95 % de la population est arabe sunnite, la religion et l’ethnie constituent deux ciments fédérateurs entre les « Jordaniens d’origine » et les Palestiniens.

La filiation du prophète de l’islam, dont se réclame la monarchie hachémite, établit une seconde source de solidité pour la Jordanie. Certes, ce ne fut pas un long fleuve tranquille, puisque l’OLP de Yasser Arafat tenta de prendre le pouvoir en 1970 (Septembre noir) et des groupes islamistes sont toujours en embuscade. Néanmoins, comparée aux autres États du Croissant fertile, la Jordanie demeure un modèle de constance et commence à ressembler à une nation.

Arabes contre alaouites

Au nord, le Bilad al-Sham, qui donna naissance à la Syrie, a explosé. La référence historique et l’idéologie nationaliste arabe du Baath furent insuffisantes pour maintenir la cohésion des peuples syriens. Il fallait la main de fer d’Hafez al-Assad et une relative prospérité économique pour éviter l’affrontement interne, car en 2011, la majorité arabe sunnite s’est révoltée contre la domination alaouite, cette minorité hétérodoxe qui avait conquis le pouvoir dans les années 1960. Tout comme dans l’Irak de Saddam Hussein, on pouvait supposer depuis l’extérieur que le processus de construction nationale fonctionnait. En revanche, un observateur averti constatait aisément depuis l’intérieur la permanence des divisions segmentaires et de leur manipulation par les régimes autoritaires. Le Baath en Syrie et en Irak ne représentait qu’un écran de fumée idéologique destiné à masquer le contrôle de l’État par une assabya (un groupe de solidarité) à majorité alaouite en Syrie et arabe sunnite en Irak. 

Le gouvernement du Liban affiche clairement le caractère communautaire du système politique, puisqu’il constitue la clé de voûte de la Constitution. Le Parlement et les institutions reflètent la mosaïque confessionnelle du pays. Les partis politiques sont l’émanation non des groupes religieux, mais de clans intra-communautaires qui se drapent de modernité politique pour masquer une réalité beaucoup plus triviale. Le Parti socialiste progressiste (PSP) dirigé par Walid Joumblatt, avant lui son père Kamal Joumblatt, et après lui son fils Timour Joumblatt, constitue sans doute un des meilleurs exemples de l’hypocrisie libanaise en la matière. Tout d’abord le PSP n’est pas le seul représentant des Druzes puisqu’il a des concurrents tels que le Parti démocratique de la famille Arslan. Il est l’expression du clan Joumblatt qui règne sur le Chouf. En tant qu’organisation « socialiste », il prône la laïcité et la fin du communautarisme au Liban. Une intention qui peut paraître louable, lorsqu’on ne connaît pas les ressorts de cette revendication. En premier lieu, cette demande vise à faciliter l’accession de son dirigeant aux plus hautes fonctions, car en vertu de la Constitution libanaise, les Druzes (5 % de la population) ne peuvent pas prétendre à l’une des trois magistratures suprêmes (le président de la République est maronite, le Premier ministre est sunnite et le chef du Parlement chiite). Cette proposition lui donne une réputation de modernité et lui justifie son appartenance à l’internationale socialiste. Ainsi Walid Joumblatt, petit féodal de la montagne libanaise, a-t-il un contact direct avec les responsables de la gauche européenne, ce qui pèse dans un Liban très dépendant des aides financières européennes. Mais ne soyons pas dupe, s’il revendique l’abolition du communautarisme, c’est parce qu’il sait très bien que les principales confessions libanaises le refusent. Il ne prend donc pas beaucoup de risques à l’égard des siens, affaiblis sur le plan démographique face à la montée des chiites et des sunnites qui représentent à eux plus de 60 % de la population libanaise (sans compter les réfugiés syriens et palestiniens). Si d’aventure, les quotas communautaires disparaissaient lors des élections parlementaires, la cohésion de la minorité druze et surtout du clan Joumblat lui garantirait de toute façon au moins le même nombre de députés tandis que maronites, sunnites et chiites sont plus enclins à éparpiller leurs voix. 

Le fondement des relations sociales 

Au Moyen-Orient, le communautarisme est à la base des relations sociales et politiques.

Cependant, les élites dirigeantes s’efforcent de la masquer en utilisant des écrans de fumée idéologiques, en invoquant le colonialisme européen responsable des divisions du monde arabe, en s’appuyant au besoin sur Edward Saïd dont les thèses représentent une des lointaines origines du wokisme. Il constitue la dimension cachée des rapports sociaux, pour ne pas dire honteuse, devant les étrangers, vis-à-vis desquels on essaie de dissimuler un fonctionnement médiéval qui n’est guère en phase avec l’image de modernité et de progrès que chacun veut donner de son pays, du chauffeur de taxi au ministre éduqué en Occident. Pour d’autres, sincèrement convaincus qu’il représente un obstacle à la construction nationale, le déni face à l’irréductible segmentation l’emporte et par conséquent, ils refusent de l’évoquer. C’est surtout le cas des intellectuels laïcs qui ont tendance à prendre leurs désirs pour la réalité. La négation officielle du communautarisme par les régimes baasistes eux-mêmes, en Syrie et en Irak, répondait aux principes idéologiques de Michel Aflaq où l’arabisme devait transcender les différences religieuses et nier l’existence des autres peuples. Ainsi, le Baas avait-il créé un nouvel ennemi intérieur : les Kurdes. En Syrie, ils furent traités en étrangers et forcés de s’assimiler. En Irak, un véritable génocide fut commis à leur égard par Saddam Hussein.

Ainsi l’indépendantisme kurde s’explique avant tout par le racisme inhérent au nationalisme arabe.

L’effondrement des États en Syrie, au Yémen et en Irak a mis en évidence la permanence du sentiment tribal. Là encore, les régimes autoritaires ont tenté de les réduire avant de les utiliser, car finalement, elles ont réussi à pénétrer les institutions locales et nationales. Durant la crise syrienne, les Arabes sunnites ne sont pas parvenus à faire bloc contre Bachar al-Assad, notamment en raison des divisions tribales. Cette forme d’organisation est restée puissante dans les campagnes et s’est insérée dans les villes avec l’exode rural. Certaines cités sont complètement tribalisées, telles que Raqqa avec un dîwân (salon) dans chaque quartier où le chef et les notables de la tribu tiennent conseil. En période de paix, leur rôle se limite à la solidarité et à la justice, mais dans les temps troublés, ils mobilisent leurs membres et constituent une milice. Cependant, cela ne dépasse pas les quelques centaines, voire milliers, de combattants pour les plus importantes, comme les Sheitat en Syrie. En fait, il faut s’entendre sur le terme de « tribu », si nous prenons le cas des Chammar, qui comptent plusieurs millions d’affiliés et s’étendent de l’Arabie saoudite jusqu’au nord-est syrien en passant par l’Irak, ce n’est qu’un nom et non pas une unité politique. Il en est de même pour les plus petites tribus, telles que les Bagarra et les Aguidat en Syrie et en Irak. Elles dépassent chacune le million de personnes, mais ne possèdent pas de cohésion. C’est à l’échelle infratribale, celle du clan, que la solidarité politique réside, une fois que les différentes familles se sont mises d’accord. Car elles sont en perpétuelle compétition pour en prendre la direction. Il n’existe pas de dévolution automatique du pouvoir entre père et fils ou entre frères, il faut avoir la force de s’imposer. Les États jouent de ces concurrences pour les dominer, tout en sachant qu’une tribu n’est pas à vendre, mais simplement à louer et qu’elle ne travaille que dans son intérêt, deux facteurs qui limitent la valeur du contrat social. Le gouvernement central doit donc être en permanence capable de les acheter et de les réprimer pour conserver leur loyauté. 

Le retour des tribus 

Après la Seconde Guerre mondiale, les élites modernistes qui prenaient le pouvoir tentèrent de dissoudre les tribus. Mais cette période est révolue désormais, car la faillite du mode de développement socialiste, puis l’échec du Printemps arabe ont réactivé les solidarités traditionnelles à base tribale dans les républiques.En ce qui concerne les pétromonarchies, le problème ne se posait pas puisque ce sont les tribus qui constituent les institutions et les gouvernements. La place des individus est surdéterminée par les liens du sang et non par leurs compétences. Le prince préfère confier les tâches qui exigent un savoir-faire technique à des étrangers plutôt qu’à ses propres sujets, dans la mesure où cela pourrait modifier l’ordre hiérarchique établi.

La mosaïque sociale au Moyen-Orient est par conséquent organisée autour de l’ethnie, de la religion et de la tribu, liens primaires qu’il faut combiner avec le niveau social, le territoire et éventuellement le politique, au sens occidental du terme, mais en dernier ressort.

Les liens primaires sont à la base d’une fragmentation territoriale qui s’exprime à toutes les échelles. Les États faillis du Levant et le golfe d’Aden constituent des espaces géopolitiques tampons. Leur effondrement laisse la place à un chaos entretenu par la rivalité entre les groupes identitaires plus ou moins manipulés par les puissances extérieures. Car en l’absence d’unité nationale, les communautés n’hésitent pas à s’appuyer sur l’extérieur pour dominer l’État-territoire. Le Yémen a vécu, puisque les Houthis soutenus par l’Iran et les sunnites divisés entre affidés de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis ne pourront plus se réunifier. Le Levant est en lambeau. Le Liban trop grand pour être avalé, mais trop petit pour être morcelé, s’enfonce dans la paralysie politique et la crise économique. L’unité irakienne face à l’indépendantisme kurde, mais également arabe sunnite aujourd’hui, ne résiste que grâce à la redistribution de la rente pétrolière. La Syrie demeure divisée et dans la zone loyaliste, le régime se maintient au prix d’une large autonomie locale, qui rappelle la gouvernance de l’Empire ottoman avant les Tanzimat : contrôle indirect et système du millet. C’est peut-être à ce prix que le Moyen-Orient peut éviter la division des États existants comme le suggérait Ralph Peter en 2005, lorsque le commandement américain se rendit compte que l’Irak, dans sa forme actuelle, était ingouvernable et qu’une partition du pays était peut-être la solution à envisager. Joe Biden partageait cet avis à l’époque, mais la boîte de Pandore du redécoupage territorial ne s’ouvre qu’une à deux fois par siècle, à l’issue de crises mondiales majeures. Entre-temps, la communauté internationale, même désunie entre Occident et alliance eurasiatique, renâcle à valider les sécessions, préférant la présence de zones grises et d’États-fantômes. Pourtant, au Moyen-Orient, l’échec du regime change est patent, et il ne reste que la partition pour éviter blocage perpétuel et guerre civile lorsque les populations ne se reconnaissent plus dans le cadre étatique imposé.

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À propos de l’auteur
Fabrice Balanche

Fabrice Balanche

Docteur en géographie politique, HDR, spécialiste de la Syrie et du Liban.
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