Depuis l’indépendance, le Cameroun est en proie à un conflit larvé, oublié de tous. Des anglophones luttent pour obtenir leur indépendance du reste du pays sous domination francophone. Une guerre qui n’est pas sans conséquences pour l’Afrique centrale.
Bamenda est une des villes les plus peuplées du Cameroun. Plus de 600 000 habitants se sont regroupés dans ce chef-lieu du Mézam, un département situé dans la région du nord-ouest. La bourgade a son charme, mais attire peu les touristes malgré ses promesses de vie nocturne agitée. Pourtant, depuis quelques années, les habitants de Bamenda ont perdu le sourire. Le 25 mai 2024, une attaque violente contre un bar a fait deux morts et plusieurs blessés. Les assaillants sont arrivés sur une moto, un engin très prisé des Camerounais, et ont simplement mitraillé les personnes présentes qui partageaient en toute simplicité une Beaufort, une bière locale.
Un attentat qui est loin d’être anodin. Il a été perpétré par des séparatistes anglophones qui luttent pour l’indépendance d’un territoire, l’Ambazonie, dont le nom semble sortir tout droit d’un film hollywoodien, pour un pays qui n’a pas de frontières réelles, pour une nation dont le drapeau n’a aucune existence légale. Pour comprendre les enjeux de ce conflit larvé qui a déjà fait des milliers de morts, rarement médiatisé en Europe, il faut remonter aux premières heures de la colonisation en Afrique.
Ambazonie : un territoire ancien
Possession allemande jusqu’en 1916, le Kamerun est divisé entre les Français et les Anglais qui revendiquent chacun une portion de ce trésor prussien arraché au Kaiser Guillaume II durant la Première Guerre mondiale. La Société des Nations (ancêtre de notre ONU actuelle) s’est bornée à regarder une carte et a désigné à chacune des deux puissances le nombre de kilomètres carrés à lui attribuer en fonction des autres colonies qu’elles possédaient déjà. Avec une mission : celle de mener ces deux entités vers leur indépendance. Paris et Londres vont alors s’employer à pacifier assez brutalement leur nouvelle colonie et mettre en place leur propre administration. Pour le Cameroun français, ce sera une politique d’assimilation au nom de la République civilisatrice ; pour le Cameroon britannique, ce sera l’Indirect Rules au nom de l’Empire de sa Gracieuse Majesté.
La décolonisation ne sera pas une sinécure pour les deux nations. Dans la partie francophone, l’Union des populations du Cameroun (UPC) mène la vie dure aux colons et aux troupes françaises envoyées pour mater sévèrement cette insurrection qui va finir par déborder chez son alter-égo anglophone. Paris et Londres s’entendent pour mater conjointement les upécistes, supprimer leurs leaders emblématiques comme Ruben Um Nyobe (1958) ou Félix Moumié (1960), favoriser les partis les plus modérés qu’ils entendent manipuler. Si la France prépare déjà l’après colonisation (notamment sur le volet économique), le Royaume-Uni s’affaire à quitter cette colonie à toute vitesse. Un référendum organisé en 1961, un an après l’accession du Cameroun à l’indépendance, va permettre de réunifier les deux colonies en un seul État fédéral. Avec une nuance toutefois, puisque la partie septentrionale du « Cameroon » va opter pour une unification avec le Nigeria voisin. Une unité de façade qui ne résoudra rien. La guerre va se poursuivre et le Président Amadou Ahidjo (1924-1989) va avoir bien du mal à s’imposer. Il fait alors appel aux troupes françaises qui parachèvent de mater sauvagement les derniers upécistes réfugiés dans la savane. La capture et l’exécution d’Ernest Ouandié en 1971, dernier chef maquisard de l’UPC, mettra fin à ce conflit. Dans la foulée, Ahidjo signe le décret d’abolition du fédéralisme et centralise tous les pouvoirs à Douala, capitale du pays.
A lire aussi
La poussée russe en Afrique se poursuit
Un nouveau Cameroun
Cette centralisation va être perçue par les anglophones comme une marginalisation et une érosion de leur culture, de leur langue et de leurs droits politiques, voire comme une ségrégation de fait. Un sentiment qui va s’intensifier avec le temps, notamment après l’adoption du multipartisme (1991), exacerbant les tensions entre les communautés anglophones et le gouvernement central du Président Paul Biya arrivé au pouvoir dans des circonstances controversées en 1982. Principal opposant, John Fru N’di (1941-2023), leader du Social Democratic Front (SDF), va rapidement prendre de l’ascendant, y compris au-delà de son camp, en prônant une autre solution plus consensuelle et pacifique qu’une sécession : un Cameroun à quatre États. Une idée pourtant loin de fédérer les plus radicaux des indépendantistes qui vont bientôt supplanter celui que l’on surnomme « Le Chairman ». Face à la répression policière de plus en plus violente contre les partisans de l’indépendance (notamment en 1997 où 10 personnes sont tuées lors d’une manifestation et 300 personnes arrêtées), ces derniers décident de passer à la vitesse supérieure. Le 1er octobre 1999, des militants du Southern Cameroons National Council (SCNC), un parti rival du SDF, s’emparent de la radio dans la ville de Buea et annoncent la création de la République d’Ambazonie. Le ton est donné, l’engrenage enclenché.
Si le gouvernement fédéral réagit promptement en interdisant le SCNC, il peine à mater l’irrédentisme anglophone, qui après une brève accalmie teintée d’événements sans conséquences, va à nouveau se réveiller en 2016. La dispersion dans le sang d’une nouvelle manifestation en faveur de la défense de la langue anglaise jette de l’huile sur des braises encore incandescentes. Les indépendantistes déclarent la sécession de l’Ambazonie, se dotent d’un drapeau officiel et d’un président en la personne de Sisik Julius Ayuk Tabe, dirigeant du Southern Cameroons Ambazonia Consortium United Front (SCACUF). Alors que l’insurrection s’étend aux régions du nord-ouest et du sud-ouest du Cameroun, le président séparatiste doit fuir au Nigeria voisin avant d’être finalement extradé en janvier 2018 et condamné à la prison à vie. Privé de son leader, les indépendantistes, très actifs sur internet, vont se déchirer. Samuel Ikome Sako, successeur de Tabe, continue de donner des ordres aux « Amas boys » depuis l’étranger où il est en exil. Il a pourtant été destitué en février 2022 par un groupe dissident. Une nouvelle dirigeante a été nommée, Marianta Njomia, enseignante de physique à Londres, sans que l’on sache son poids réel au sein de cette mouvance indépendantiste.
De graves conséquences locales
Ce conflit identitaire entraîne également des répercussions géopolitiques importantes avec plus de 700 000 personnes déplacées. Le Cameroun, qui est un pays clé dans cette partie de l’Afrique centrale, a subi plusieurs attaques du groupe djihadiste Boko Haram, notamment sur l’extrême nord du Cameroun, obligeant le Président Paul Biya, conseillé par la France, de déployer plus de 3 000 soldats à sa frontière. Leur mission, stopper militairement ces fondamentalistes qui n’hésitent pas à enlever des Camerounais(es) afin de réclamer des rançons et gérer également l’arrivée d’un flot de migrants venus de la Centrafrique voisin, autre pays gangréné par les luttes de pouvoir et les milices. Autre but des islamistes, s’approprier et contrôler les nombreuses ressources naturelles de la partie anglophone du Cameroun, notamment en pétrole, en bois et en minerais. Enjeu crucial dans le conflit, elles représentent des revenus significatifs pour le gouvernement central et les groupes armés. Les activités mafieuses se sont multipliées (notamment du trafic d’armes dans le Sahel) sans que Douala ne puisse les stopper pour autant. Pis, en avril 2021, certains groupes armés comme l’Ambazonia Defense Forces (ADF) ont même opéré une jonction avec un autre groupe armé, l’IPOB, qui lutte pour une nouvelle indépendance du Biafra (une région chrétienne du Nigeria qui a fait sécession entre 1967 et 1970).
Un conflit sans fin
Les anglophones ont toujours le sentiment que l’État ne met pas assez de moyens pour barrer définitivement la route aux islamistes qui n’hésitent pas à recruter parmi les couches sociales les plus pauvres. La situation a par ailleurs généré des incidents intra-communautaires où chaque village tente de tirer son épingle du jeu et prendre un peu de ce gâteau juteux dont la manne a toujours été concentrée entre les mains du gouvernement ou de la famille Biya selon diverses ONG. Des tentatives de médiation ont bien eu lieu, menées par l’Organisation des Nations unies (ONU), par la Suisse et même le Vatican, sans qu’une issue favorable ne soit sortie des négociations. Le gouvernement a vainement suggéré la mise en place d’une autonomie des régions anglophones au sein d’un Cameroun uni (Grand Dialogue National de 2019).
Le climat reste volatile et pourrait exploser au décès du Président Paul Biya (91 ans), dernier éléphant d’une Françafrique en fin de vie. À sa mort, l’unité du Cameroun sera de nouveau en question.