Dans l’état de mondialisation actuelle, la logistique est l’épicentre de la compétitivité des nations. Pourtant, la France ne semble pas avoir de vision stratégique sur cet enjeu essentiel.
Par Jules Basset.
Les États-Unis, la Chine, l’Allemagne ou encore les Pays-Bas disposent de capacités logistiques qu’elles utilisent pour leurs politiques de puissance. Face à ça, l’inaction de la France inquiète. Avec une vision statique dans un monde en perpétuel mouvement, sommes-nous en train de commettre les mêmes erreurs que pendant l’entre-deux-guerres ? Cet article est rédigé dans la continuité du rapport « J’Attaque ! Alerte sur la logistique, la France en panne de stratégie ».
La logistique au XXIe siècle ; quels enjeux ?
Depuis le tournant néolibéral des années 1980, la perception de la logistique a évolué. Initialement vue comme un simple générateur de coûts, elle a progressivement retrouvé son rôle d’activité stratégique, au centre de la compétitivité des entreprises. Néanmoins, la France semble accuser un retard et le sujet reste mal compris. Pour rappel, la logistique est définie comme « 1) Dans un contexte industriel, l’art et la science d’obtenir, produire et distribuer composants et produits au bon endroit et dans les quantités requises. 2) Dans un contexte militaire (qui est l’usage le plus fréquent), cela peut aussi inclure les mouvements de personnel » [1]. Cette double dimension (temps de paix et temps de guerre) devrait nous alerter ; les réseaux logistiques sont les artères vitales d’un pays, lui permettant de continuer de fonctionner dans toute situation.
Dans le monde globalisé du XXIe siècle où la production et les échanges atteignent des proportions inégalées, la logistique joue un rôle absolument essentiel. Elle assure notamment la viabilité des chaînes d’approvisionnement soit, l’ensemble des flux de produits et d’informations depuis les fournisseurs jusqu’aux clients finaux. Dès lors, plusieurs enjeux apparaissent. Premièrement, afin d’assurer un développement économique, il est nécessaire de renforcer les infrastructures logistiques pour soutenir la compétitivité et la croissance économique des entreprises nationales face à leurs concurrents. Ensuite, pour assurer sa résilience, une logistique robuste et adaptable, capable de maintenir l’approvisionnement de biens essentiels en cas chocs est nécessaire. Enfin, pour garantir la souveraineté d’un État, celui-ci doit disposer d’une certaine autonomie dans la gestion des ressources logistiques pour rester libre dans ses choix politiques, économiques et militaires. Ces points résonnent directement avec les leçons de la crise du Covid-19, un premier électrochoc qui a révélé des faiblesses structurelles et la nécessité urgente de repenser la stratégie logistique nationale.
Une question se pose alors, négliger ces questions ne reviendrait-il pas à reproduire les erreurs de l’entre-deux-guerres ayant conduit à « l’Étrange Défaite » de 1940 ? Dans son ouvrage, Marc Bloch décrivait une armée française sclérosée, avec des renseignements déficients, un commandement incompétent et des rapports ambigus avec ses alliés. Aujourd’hui, la France fait face à des défis similaires dans le domaine de la logistique : on trouve des infrastructures vieillissantes et mal adaptées, un renseignement économique déficient, une absence de vision à long terme et une certaine naïveté vis-à-vis de nos alliés. Comme avant la Seconde Guerre mondiale, l’absence de stratégie ou l’utilisation de stratégies périmées place la France dans une position de vulnérabilité. Aujourd’hui, la stratégie logistique française nécessite une refonte complète pour garantir l’avenir du pays dans un monde toujours plus incertain.
Un pilier historique du développement économique et de la défense des intérêts nationaux
Historiquement, la stratégie logistique a pourtant souvent appuyé la politique de puissance française. Les succès de la France au Levant au XIXe siècle constituent un bon exemple. Effectivement, le transport de marchandises entre cette région et la France fut grandement facilité par la construction d’une route terrestre entre Damas et Beyrouth par les Français en 1858 et par la présence de la Compagnie des messageries maritimes, créée en 1851, avec ligne Marseille-Beyrouth. Cette nouvelle route commerciale bénéficia notamment à l’industrie de la soie lyonnaise, première exportatrice sous le Second Empire. D’un côté, la qualité de la soie levantine s’améliora considérablement grâce à des filatures modernes installées par les Français à partir de 1840, soutenant la production locale. De l’autre, grâce à des relations commerciales fructueuses entre les négociants chrétiens du Levant et les entreprises marseillaises et lyonnaises, les filatures industrielles du Liban et de Syrie purent répondre à une demande croissante sur le marché européen. Plus encore, cela a permis aux magnaneries lyonnaises de surmonter la crise causée par les maladies cryptogamiques du ver à soie à partir des années 1850. Les filatures libanaises devinrent ainsi un fournisseur essentiel pour Lyon et l’industrie française [2].
En parallèle, la puissance logistique a également été mobilisée lors de l’expédition française au Levant de 1860-1861. Pour rappel, cette opération à but humanitaire, selon les mots de Napoléon III, faisait suite à des massacres de chrétiens dans le mont Liban et à Damas. La France envoya 6 000 hommes pour aider le sultan ottoman à rétablir l’ordre dans sa province. Or, ce sont les Compagnie des messageries maritimes qui s’occupèrent de la quasi-totalité de la dimension logistique de l’expédition (5 083 hommes et 446 tonnes de matériel) [3]. L’intervention française permit d’ailleurs de renforcer sa présence économique dans la région. En 1867, les dix filatures françaises au Liban (sur un total de 67) fournissaient près de 40 % de la soie grège produite dans toute la région. Le développement de la sériciculture et de la filature dans la montagne libanaise après 1875, toujours stimulé par le marché lyonnais, illustre également cette dynamique. Ainsi, la logistique apparaît comme un véritablement instrument de puissance et de souveraineté, permettant de défendre ses intérêts économiques, politiques et militaires.
La logistique à l’heure de la « permacrise »
Aujourd’hui, la France ne dispose plus de vision claire sur l’utilisation de la logistique. Paradoxalement, cette dernière redevient essentielle, mais aussi menacée, étant au centre de crises géopolitiques et géoéconomiques mondiales. La pandémie de Covid-19, le blocage du canal de Suez en 2021 ou encore les attaques des Houthis en mer Rouge en 2024 mettent en évidence les faiblesses des chaînes d’approvisionnement mondiales. Ces événements rappellent également combien la logistique est centrale pour la résilience et la sécurité économique d’un pays. De plus, dans le contexte actuel de « compétition-contestation-affrontement » formalisé par le chef d’état-major des Armées, le général Burkhard [4], la frontière entre temps de paix et temps de guerre est floue. Par conséquent, il est absolument vital d’adopter une approche proactive de la logistique.
Par ailleurs, la France doit prendre ses responsabilités et assumer la défense de ses intérêts. Il n’est pas possible de laisser cet enjeu uniquement à l’UE et de penser que la coopération européenne comblera automatiquement les failles. À titre d’exemple, lors de la crise du Covid-19, l’Allemagne a rapidement imposé des contrôles à l’exportation pour des équipements médicaux cruciaux (notamment les masques qu’elle avait importés de Chine), priorisant ainsi ses besoins nationaux au détriment de ses voisins européens. Cette approche met en évidence la nécessité pour la France de ne pas se reposer naïvement sur ses partenaires européens. Au contraire, elle doit renforcer ses propres capacités logistiques pour garantir sa pleine capacité à répondre aux crises et à assurer la protection de ses citoyens.
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Une France en phase de déclassement
Pourtant, la France est aujourd’hui confrontée à un déclin de ses capacités logistiques [5]. Depuis plusieurs années, les transporteurs routiers français subissent la concurrence des pays de l’Est de l’Europe, notamment la Pologne, la Lituanie et la Roumanie, où les coûts sont bien inférieurs. Cette concurrence « déloyale », exacerbée par des pratiques de cabotage sous pavillon étranger, a grandement affaibli le secteur du transport routier français. En parallèle, les ports français (Le Havre, Dunkerque, Marseille …) qui étaient autrefois des hubs logistiques majeurs ont, eux aussi, perdu du terrain face à leurs homologues européens (Anvers, Rotterdam, Hambourg), plus modernes et mieux intégrés dans les chaînes logistiques. À titre d’exemple, 40% des conteneurs à destination de la France métropolitaine transitaient par des ports européens non français en 2020. Enfin, la stratégie ferroviaire nationale est également en déclin. Depuis 1960, en France, la part du ferroviaire est passée de 60 % à seulement 10 %. Des projets majeurs comme la ligne Lyon-Turin sont retardés et des incidents comme l’effondrement du tunnel de la Maurienne illustrent les faiblesses du réseau et des capacités de réaction. Autre exemple d’échec, la gare de la Chapelle Internationale, construite à Paris en 2018 pour 80 millions d’euros, n’a jamais vu un train de marchandises arriver à quai.
La France est ainsi devenue de plus en plus dépendante des réseaux de transport étrangers, compromettant sa souveraineté logistique. Ce constat est d’autant plus critique et alarmant dans un contexte de réindustrialisation. Effectivement, pour mener à bien une politique de cette ampleur, il est impératif de disposer de chaînes d’approvisionnement solides et résilientes, ainsi que d’infrastructures logistiques adéquates, incluant réseaux et entrepôts. Le tout doit être réalisé avec des coûts aussi faibles que possible pour assurer la compétitivité des projets, particulièrement dans le contexte concurrentiel européen. De fait, sans une stratégie logistique cohérente et une vision à long terme, la France risque de compromettre son potentiel de réindustrialisation et de perdre toujours plus de terrain face à ses voisins européens.
La logistique dans la guerre économique
Depuis plusieurs décennies, l’économie mondiale s’est globalisée et la conquête de marchés a remplacé les anciennes conquêtes territoriales et coloniales. Nous vivons ainsi en état de « guerre économique mondiale » [6]. Dans ce contexte, la maîtrise des flux, des réseaux de communication et de « l’espace fluide » [7] constitue la clé de la victoire. Ainsi, c’est par la logistique qu’un accroissement de la puissance par l’économie est possible. Des pays comme le Danemark, les États-Unis et l’Allemagne ont compris cette réalité et s’y sont adaptés. À titre d’exemple, les Allemands disposent de ports compétitifs avec Hambourg ou Duisbourg (port fluvial), attirant les flux de marchandises et disposant de terminaux multimodaux pour être connectés aux zones industrielles. Ces infrastructures modernes permettent une intégration efficace des différents modes de transport et profitent à des géants de la logistique allemande comme DHL, Kuehne+Nagel et DB Schenker, qui dominent le marché mondial. Cette réussite est le fruit d’une coopération étroite entre les secteurs public et privé, agissant de manière coordonnée et planifiée. La modernisation actuelle du ferroviaire allemand en est une parfaite illustration, démontrant l’importance de cette synergie pour garantir le succès de grands projets de modernisation [8].
Cette situation est également visible dans la gestion des ports. Les ports du Northern Range, comme Rotterdam, Hambourg, Anvers ou Bremerhaven, supplantent complètement Le Havre et Dunkerque. Leur hinterland [9] est tel qu’ils vont jusqu’à concurrencer les ports méditerranéens pour connecter la ville de Lyon, pourtant historiquement liée au port de Marseille. Les Pays-Bas, par exemple, ont su faire de leurs ports des infrastructures modernes et ultra-performantes, devenant ainsi la porte d’entrée des produits chinois vers l’Union européenne. À l’image des Provinces-Unies au XVIIe siècle, les Néerlandais appliquent leur stratégie logistico-maritime en devenant un gigantesque hub, drainant les flux, au bénéfice de leur économie nationale.
La logistique, un outil d’intelligence économique
De plus, la logistique ne se limite pas à la gestion des flux de marchandises ; elle est également stratégique sur le plan géopolitique et géoéconomique. Les informations logistiques recueillies par les acteurs de ce secteur permettent d’espionner des concurrents et de décrypter les mouvements géoéconomiques. Un exemple frappant est le groupe américain Expeditors, géant de la logistique aérienne et maritime, qui a créé Onyx Strategic Insight, un cabinet de conseil en géopolitique internationale. Ainsi, les données captées autour des infrastructures logistiques sont traduites en informations utiles pour la diplomatie d’affaires. La logistique apparaît ainsi comme un outil multidimensionnel de compétitivité et d’intelligence économique. Face à cela, en France, des décisions comme la vente des terminaux portuaires africains du groupe Bolloré Logistic à la société italo-suisse MSC en 2022 se révèlent doublement préjudiciables. Ces infrastructures auraient pu être utilisées comme un levier majeur d’influence et de renseignement économique en Afrique. De même, malgré la présence de grands acteurs comme CMA CGM et Geodis, la France peine à maintenir sa compétitivité globale en raison d’un manque de vision stratégique et de coordination.
Logistique, Nouvelles Routes de la soie et conquête économique chinoise
Comme en témoignent les Nouvelles Routes de la soie, la Chine, veut faire de la logistique l’épicentre de sa stratégie mondiale. Ce vaste projet vise à créer un réseau mondial de transport et de commerce, reliant la Chine à l’Europe, l’Afrique et l’Asie du Sud-Est. Dans cette optique, la logistique a même été intégrée dans le dernier Plan quinquennal (2021-2025). La Chine mise sur l’intermodalité et la création de synergies entre le transport ferroviaire, maritime, fluvial et aérien afin de faciliter la circulation des marchandises à travers le pays et au-delà.
Cette stratégie de conquête logistique se manifeste d’ailleurs de manière significative en Europe centrale et dans les Balkans [10]. Tout d’abord, le port du Pirée en Grèce, contrôlé majoritairement par la compagnie chinoise COSCO, est un hub stratégique pour les échanges entre l’Asie et l’Europe. Ensuite, la ligne ferroviaire Budapest-Belgrade, financée en grande partie par des prêts chinois, renforce la connectivité entre la Méditerranée et l’Europe centrale. Ainsi, c’est la Hongrie qui fait figure de nœud logistique majeur pour la Chine sur le continent européen. En complément de la route mer-terre, un terminal intermodal vient d’être construit à l’est de la Hongrie. Il est équipé de technologies 5G fournies par Huawei et se connecte directement aux terminaux kazakhstanais à la frontière chinoise, intégrant ainsi les Routes de la Soie terrestres. On peut également mentionner la dimension aérienne de cette stratégie. Par exemple, un nouveau terminal dédié exclusivement au fret aérien chinois a été inauguré à l’aéroport de Budapest. Avec la présence d’Alibaba et ses liens avec Shenzhen et la région de la Grande Baie (Guangdong- Hong Kong-Macao), il sert de pivot majeur pour le e-commerce avec la Chine.
Face à ce constat, plusieurs questions se posent. D’une part, la perte de souveraineté logistique de la France, de certains pays européens et de l’UE plus généralement est préoccupante. N’est-ce pas un danger pour le continent de dépendre de plus en plus des infrastructures contrôlées par des intérêts étrangers ? D’autre part, la Chine a mis en place une stratégie logistique qui s’avère efficace et bénéfique pour son expansion économique. Pourquoi la France n’adopte-t-elle pas une approche similaire pour renforcer sa propre compétitivité et influence économique ?
Une des clés de la victoire en temps de guerre
Ces questionnements sont d’autant plus critiques avec le retour de conflits de haute intensité. Face au contexte de la guerre en Ukraine, des tensions croissantes autour de Taïwan et du « dégel » d’autres conflits, il est vital de rappeler l’importance de la logistique en temps de guerre. Effectivement, c’est elle qui assure la continuité des opérations militaires et la résilience de l’économie nationale. L’histoire militaire d’ailleurs a montré que les armées et les économies n’ayant pas adapté leur stratégie logistique ont souvent été défaites. En 1870, la France subit une défaite rapide en raison d’une planification logistique complètement insuffisante. A contrario, grâce à une organisation efficace du transport et du ravitaillement, la bataille de la Marne en 1914 fut, elle, une véritable victoire logistique. Par la suite, la Seconde Guerre mondiale a renforcé l’intégration de la logistique dans les forces armées, avec des effectifs dédiés atteignant 45 % dans l’armée américaine en 1945. La France, sous l’influence américaine, a également réorganisé ses forces pour améliorer leur efficacité logistique.
Aujourd’hui, la collaboration entre le secteur public et privé pour les opérations logistiques en temps de guerre est primordiale. Par exemple, c’est l’entreprise maritime danoise Maersk Line qui avait soutenu une partie de la logistique américaine lors des guerres d’Irak et d’Afghanistan. Les capacités logistiques jouent ainsi un rôle déterminant en temps de guerre. D’un côté, elles sont mobilisables dans le cadre d’un conflit où le pays serait engagé. De l’autre, elles peuvent également servir de monnaie d’échange ou de levier de négociation pour garantir au pays une certaine indépendance ou des avantages dans un conflit où il ne serait pas directement impliqué.
Face à ces différents constats, il devient urgent que la France se mette à jour et adapte sa stratégie logistique au contexte actuel. Elle doit tirer des leçons de l’histoire et des crises contemporaines pour renforcer ses capacités logistiques et ainsi éviter une nouvelle Étrange Défaite où l’absence de stratégie pourrait compromettre le fonctionnement et l’avenir du pays.
2. « La sériciculture au Liban. Première partie : sa fortune passée. » Maurice FÉVRET, Revue de géographie jointe au Bulletin de la Société de géographie de Lyon et de la région lyonnaise, vol. 24, n°3, 1949.
3. « L’expédition de la France au Liban sous Napoléon III (1860-1861) », Valérie FORTIN-GAGNÉ, Université de Montréal, 2015.
4. « Audition, à huis clos, de M. le général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major de l’armée de Terre sur l’actualisation de la LPM 2019-2025. », Commission de la défense nationale et des forces armées, 2021.
5. « J’Attaque ! Alerte sur la logistique, la France en panne de stratégie », EGE, 2024.
6. Guerre économique et nouvelle mondialisation par Bernard Esambert, Le Jaune et le Rouge, Magazine n° 755, 2020.
7. « Espaces fluides et espaces solides : nouvelle réalité stratégique ? », Laurent HENNINGER, Revue Défense nationale, n° 753, 2012.
8. « J’Attaque ! Alerte sur la logistique, la France en panne de stratégie », EGE, 2024.
9. L’hinterland désigne la zone d’influence et d’attraction économique d’un port.
10. « J’Attaque ! Alerte sur la logistique, la France en panne de stratégie », EGE, 2024.