<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La conquête spatiale : un nouveau champ clos géopolitique ? 

23 août 2024

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Cap Canaveral, Floride. L'expression de la puissance américaine.

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La conquête spatiale : un nouveau champ clos géopolitique ? 

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Comparativement à la lenteur de la maturation des technologies terrestres et navales, figées pendant des décennies, sinon des siècles, les progrès dans la conquête des airs, puis de l’espace extra-atmosphérique, apparaissent fulgurants. En l’espace d’une vie humaine (un peu plus de six décennies), on passe du laborieux décollage sur quelques centaines de mètres d’un « plus lourd que l’air » avec un seul pilote à bord au premier alunissage de deux astronautes ! 

Article paru dans la Revue Conflits n°52, dont le dossier est consacré à l’espace.

La rapidité de ces progrès doit beaucoup aux conflits planétaires livrés au cours du xxe siècle : les deux guerres mondiales « ouvertes » firent passer l’aviation du rang de simple « sport », selon le mot de Foch avant 1914, à celui d’arme décisive, sur terre comme en mer ; la guerre froide, si elle ne donna lieu à aucun affrontement militaire direct, concentra l’essentiel de la rivalité technologique et stratégique, voire idéologique, dans le développement de la conquête spatiale. L’histoire des fusées est d’ailleurs intimement liée à l’armement et au voyage dans le ciel : les premières apparaissent probablement au xiiie siècle, utilisées par les Mongols comme projectiles incendiaires en Chine, où un conte du xvie siècle évoque un voyage jusqu’à la Lune grâce à de tels propulseurs. 

Opération « Trombone »

Imprécises et de faible portée, les fusées à poudre resteront en usage dans l’artillerie européenne, mais nettement moins que les canons, plus puissants, qui seront à leur tour associés à divers projets de voyage dans la Lune (Cyrano de Bergerac, Jules Verne…).

Le combustible solide offre en effet des performances limitées et est inopérant dans le vide spatial. Aussi, les pionniers des moteurs-fusées, au début du xxe siècle, adoptent-ils des carburants liquides. Mais leurs premiers essais, que ce soit en Russie (avant 1917) ou aux États-Unis, furent au mieux ignorés, au pire moqués par les médias ou les universitaires, sauf en Allemagne, où Fritz von Opel, petit-fils du fondateur de la firme automobile, testa avec succès l’adaptation de la propulsion par fusées aux véhicules terrestres. Dans l’entre-deux-guerres, des sociétés astronautiques virent le jour dans les principales puissances industrielles et technologiques, et les premiers tests réussis de fusées eurent lieu en URSS et en Allemagne, principalement. Mais tandis que les rivalités personnelles et les purges staliniennes retardaient les avancées soviétiques, une équipe allemande dirigée par Werner von Braun et financée par l’armée poursuivait la mise au point de la fusée Aggregat ; après l’échec du modèle A1, les succès des versions A2 et A3, en 1934 et 1937, laissaient augurer des développements opérationnels prometteurs. 

Paradoxalement, le déclenchement de la guerre et le succès de la Wehrmacht dans les premières années du conflit tarirent les financements pour les technologies innovantes. Dans ce domaine, comme en tant d’autres (blindés, avions à réaction…), le système nazi souffrit d’un manque de centralisation des décisions et d’une concurrence effrénée entre acteurs industriels et entre pôles de pouvoir. La version A4 de la fusée ne fut testée qu’en 1942 et connut deux échecs avant un premier vol sur près de 200 km en octobre. Les revers militaires incitèrent l’état-major à s’intéresser à nouveau au développement de l’arme, rebaptisée V2 : capable de transporter 750 kg d’explosif sur environ 300 km à près de 5 000 km/h, et d’atteindre l’altitude de 100 km, connue ultérieurement comme la « ligne de Karman », frontière arbitraire entre l’espace aérien et l’espace extra-atmosphérique. Ce fut le premier missile opérationnel de l’histoire. Malgré la lourdeur de sa mise en œuvre, elle pouvait être lancée depuis des sites mobiles et fut construite à environ 6 000 exemplaires, dont la moitié fut effectivement tirée, avec des effets plutôt modestes du fait de son manque de précision. 

À la fin du conflit, Américains et Soviétiques étaient décidés à récupérer le plus possible d’informations et de talents du programme allemand de fusées. Le centre de Peenemünde, où étaient fabriqués les V2 grâce à la main-d’œuvre du camp de concentration de Dora, était dans la zone d’occupation soviétique, mais l’équipe de Von Braun avait détruit l’essentiel des installations avant de fuir vers le sud en échappant aux SS pour se rendre aux Américains. Ces derniers avaient conçu, à peine entrés en guerre, un système de récupération des matériels et compétences ennemis tombant entre leurs mains, connu sous le nom d’opération Paperclip. Le programme fonctionna jusqu’en 1956 et exfiltra en 1945-1946 nombre de scientifiques, y compris ceux très compromis avec le régime, qui voyaient leur peine allégée lors des procès de Nuremberg en échange de leur collaboration. L’état-major américain était en effet persuadé qu’un nouveau conflit éclaterait prochainement avec l’URSS, dans lequel ces technologies seraient décisives. 

« Un petit pas pour un homme… »

Les autres puissances occupantes de l’Allemagne (URSS, Royaume-Uni, France) agirent de même, mais pas forcément sur la même échelle ou avec les mêmes cibles. Cette source, ainsi qu’un réseau d’espionnage efficace aux États-Unis ou chez leurs alliés, contribua à combler le retard soviétique dans la recherche atomique, permettant à l’URSS de faire exploser sa première bombe dès 1949, quatre ans après les États-Unis. Staline eut aussi la sagesse de sortir du goulag Sergueï Korolev (1906-1966) pour diriger une mission de récupération des données concernant les V2 en Allemagne. Associé à l’ingénieur motoriste Constantin Glouchko (1908-1989), il développe une famille de fusées dont les versions R1 à R5 sont des copies progressivement améliorées du V2, avant de mettre au point le premier missile intercontinental de l’histoire : la fusée R7 Semiorka, conçue autour d’un étage central et de quatre moteurs d’appoint disposés autour du tronc principal et qui sont largués à mi-vol. Cette architecture sera conservée pour les lanceurs ultérieurs, dont la fusée Soyouz, à partir de 1966, qui intègre en outre des étages verticaux.

Lors de son premier vol réussi, en août 1957, la R7 dépasse ainsi les 6 000 km et propose une charge utile de plusieurs tonnes, nécessaire pour transporter les bombes atomiques soviétiques, plus lourdes que leurs homologues américaines. 

Mais Korolev veut profiter de l’Année de géophysique internationale, décrétée en 1957-1958, pour démontrer que sa fusée est avant tout un lanceur spatial. Il convainc Khrouchtchev de lancer un satellite artificiel avant les Américains. L’objet initialement prévu s’avérant trop encombrant, il se rabat sur un satellite de moins de 100 kg, Spoutnik 1, et limité à un émetteur de signaux radio, qui fonctionnera à peine trois mois. Toutefois, le choc de cette première réussite est considérable, et donne l’impression que l’URSS est très en avance dans les technologies balistiques, d’autant qu’un mois plus tard, à l’occasion du 40e anniversaire de la révolution d’Octobre, une autre fusée R7 place en orbite Spoutnik 2, une capsule contenant un être vivant : une chienne baptisée (après coup) Laïka. 

Le camouflet est d’autant plus cuisant pour les Américains que la propagande soviétique dissimule soigneusement les échecs ou demi-succès – comme la mort de Laïka au bout de quelques heures, et non après quatre jours – et que leur propre tentative pour satelliser une charge de moins de 2 kg échoue en décembre ! L’efficacité souffre manifestement du maintien de programmes concurrents pilotés par chaque armée : la fusée Vanguard, développée par la marine, s’avère moins adaptée et l’équipe de Von Braun, travaillant pour l’US Army, finalise rapidement le lanceur Juno, qui satellise enfin Explorer 1 en février 1958.

L’avance des Soviétiques dans les lanceurs lourds provoque un électrochoc aux États-Unis.

En 1958 est créée la NASA, une agence fédérale civile qui centralise désormais les programmes spatiaux et, en 1960, le thème du missile gap est utilisé par les démocrates pour déconsidérer l’administration républicaine sortante et son vice-président, Richard Nixon, qui est battu (de justesse) par Kennedy. Ce dernier, pour mobiliser les énergies, fait de la conquête spatiale une « nouvelle Frontière » de la société américaine et promet le 25 mai 1961 devant le Congrès qu’un Américain marchera sur la Lune avant la fin de la décennie. 

« … un grand bond pour l’humanité »

Pourtant, ce sont toujours les Russes qui sont en tête dans les programmes lunaires, avec leurs sondes Luna, qui sont les premières à approcher la Lune, à envoyer des photos de sa face cachée (Luna 3, 1959), voire à se poser (Luna 9, 1966), et même le premier robot humain à en rapporter des échantillons (Luna 16, 1970). Contrairement à ce que l’on croit, le succès des missions américaines Apollo ne mit pas fin aux explorations lunaires des Soviétiques : les missions Luna 17 (1970) et Luna 23 (1973) déposent ainsi des véhicules automobiles sur la Lune et le programme ne s’achèvera qu’en 1976. Il a même été réactivé en 2014, mais la sonde Luna 25 a connu de nombreux retards et s’est finalement écrasée à l’alunissage en 2023, témoignant des pertes de compétence dans le domaine spatial de l’industrie russe. Le déclenchement de la guerre en Ukraine en 2022, qui a réduit les financements et a mis fin aux participations européennes au programme, et l’échec final de Luna 25 contribuent à marginaliser la Russie dans la conquête de l’espace et hypothèquent les futures missions de Luna. 

Pour l’histoire, ce sont donc les Américains qui resteront les « vainqueurs de la Lune », grâce aux missions Apollo.

Pourtant, au début des années 1960, les Soviétiques font encore la course en tête : un mois avant le discours de Kennedy au Congrès, Youri Gagarine a été le premier homme envoyé dans l’espace à bord du vaisseau Vostok 1 au cours d’un vol de plus d’une heure, alors qu’Alan Shepard, le 5 mai, ne reste qu’environ un quart d’heure en orbite ; en 1963, Valentina Terechkova est la première femme envoyée dans l’espace et en 1965, Alexeï Leonov effectue la première sortie dans l’espace. 

De son côté, la NASA progresse avec le programme Gemini, un vaisseau biplace qui succède à la capsule monoplace Mercury (dix vols entre 1959 et 1963). Mais passer au vol lunaire nécessite un changement d’échelle : Gemini pèse trois fois plus lourd que Mercury et est lancée par une fusée Titan II, qui est un missile intercontinental à deux étages de 30 mètres de haut et quelque 150 tonnes. La capsule Apollo, triplace, et son module pour l’alunissage représentent une charge utile de près de 50 tonnes (14 fois plus que Gemini) et nécessitent une fusée de 110 mètres de haut, pesant 3 000 tonnes au décollage, Saturn V. Les débuts du programme furent d’ailleurs tragiques : le 27 janvier 1967, lors d’une répétition au sol, un incendie détruit la capsule Apollo I et son module, tuant les trois astronautes de l’équipage. 

Heureusement, la suite du programme ne connaîtra presque que des succès malgré un rythme soutenu : entre la première mission habitée, Apollo VII, et le premier alunissage d’Apollo XI, le 21 juillet 1969, il s’est écoulé à peine neuf mois ! Et jusqu’à l’ultime Apollo XVII en décembre 1972, toutes les missions atteignirent leurs objectifs, sauf la célébrissime Apollo XIII en 1970, la seule qui n’ait pas pu alunir. Le rythme d’une mission tous les deux mois environ a créé une tension, un suspense culminant avec les premiers pas de Neil Armstrong, puis ceux d’Edwin « Buzz » Aldrin, retransmis en direct à la télévision, reléguant du même coup en arrière-plan les succès soviétiques pendant la période : neuf jours avant le décollage d’Apollo XI, le premier vol de la navette spatiale Bourane annonce l’ère des vols réguliers dans l’espace, et en avril 1971, la station spatiale Saliout 1 est mise en orbite – deux ans avant le Skylab américain. Le flot des images de l’espace viendra désormais des États-Unis, moins avares en la matière que le régime soviétique.

La « guerre des étoiles »

Ayant incarné la rivalité entre les deux « Grands », il était logique que la conquête spatiale symbolise aussi le nouvel état de leurs relations, appelé « Détente ».

La Détente est elle-même le fruit des progrès de la technologie des missiles intercontinentaux : alors que les avions porteurs de bombes peuvent être interceptés, c’est plus difficile pour les missiles du fait de leur vitesse et aucun adversaire ne peut échapper à d’éventuelles représailles, surtout si les missiles sont tirés par des sous-marins nucléaires, quasiment indétectables. Cette vulnérabilité mutuelle est le cœur même de la dissuasion nucléaire, et c’est la raison pour laquelle les négociations de limitation des armements qui caractérisent la période comportèrent un volet sur les armements offensifs (SALT), mais aussi un traité limitant le déploiement et les recherches sur les missiles défensifs (ABM). 

L’apogée de la Détente est marqué par l’achèvement d’une négociation multilatérale (conférence sur la sécurité et la coopération en Europe), connue sous le nom d’« accords d’Helsinki » (1er août 1975), qui figent la situation issue de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi par un rendez-vous orbital entre la dernière capsule Apollo et la mission Soyouz 19 (17 juillet). L’idée d’une mission commune remontait aux premières heures de la Détente, puisque Kennedy avait proposé en 1963 à l’URSS de s’associer dans la course à la Lune, proposition alors déclinée. Elle resta sans lendemain, car les relations entre les deux blocs se dégradèrent à la fin des années 1970, Brejnev parlant en 1978 de « guerre fraîche ». Les années 1980 virent un retour des crises, avec le bras de fer autour des « euromissiles » déployés par l’URSS et la relance de la course aux armements spatiaux par le président Reagan, avec son Initiative de défense stratégique (IDS, ou SDI en version originale) de 1983, rapidement surnommée « guerre des étoiles ». 

Ce défi joua un rôle dans l’effondrement final de l’URSS, notamment du fait du coût financier colossal des recherches qu’il annonçait – le coût du programme Apollo a été évalué à plus de 150 milliards de dollars d’aujourd’hui et représentait à lui seul, à son apogée, près de 0,4 % du PIB américain de 1966 et plus de la moitié du budget de la NASA, alors que la totalité du budget de l’Agence ne dépasse pas aujourd’hui 0,1 % du PIB. Avec la fin de la guerre froide, les collaborations entre Américains et Russes se développèrent : programme commun Shuttle – Soyouz dans les années 1990 – puis lancement de la station spatiale internationale (ISS), qui n’aurait pu voir le jour sans le financement russe et sans les fusées Soyouz, qui assurent les trajets des astronautes après l’arrêt des vols de navettes en 2011. Depuis 2020, c’est l’acteur privé Space X qui assure un nombre croissant de rotations avec son Crew Dragon, même s’il subsiste des missions Soyouz internationales en dépit de la guerre en Ukraine.

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Photo : Cap Canaveral, Floride. L'expression de la puissance américaine.

À propos de l’auteur
Pierre Royer

Pierre Royer

Agrégé d’histoire et diplômé de Sciences-Po Paris, Pierre Royer, 53 ans, enseigne au lycée Claude Monet et en classes préparatoires privées dans le groupe Ipesup-Prepasup à Paris. Ses centres d’intérêt sont l’histoire des conflits, en particulier au xxe siècle, et la géopolitique des océans. Dernier ouvrage paru : Dicoatlas de la Grande Guerre, Belin, 2013.

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