<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La Grèce dans son enceinte géostratégique

24 août 2024

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Photo : La Grèce, rempart occidental face à la Turquie. (c) Pixabay Russell Yan

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La Grèce dans son enceinte géostratégique

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Géographe franco-grec, Georges Prevelakis, a derrière lui une œuvre conséquente portant à la fois sur les Balkans et la géopolitique des diasporas. Celui qui a représenté la Grèce à l’OCDE, nous a accordé un entretien dans lequel il revient sur l’actualité et la géopolitique de l’hellénisme. 

Article paru dans la Revue Conflits n°52, dont le dossier est consacré à l’espace.

Le monde grec a deux États, tous deux membres de l’UE : la République hellénique avec pour capitale Athènes, la République de Chypre dont 37% du territoire est occupé par l’armée turque, et sa capitale, Nicosie, divisée en deux. Quel est donc le pôle principal de l’hellénisme ?

L’hellénisme est multipolaire. La République hellénique et la République de Chypre sont les deux composantes étatiques de cet ensemble. La République hellénique joue un rôle prépondérant en raison du nombre de ses habitants, de la taille de son économie et de son territoire. Cependant, l’impact des enjeux chypriotes sur la politique grecque a été considérable. Par exemple, la chute de la dictature militaire en Grèce en 1974 fut directement liée à la crise chypriote. Ainsi, on constate une certaine dissymétrie entre les aspects quantitatifs et l’influence réelle dans les sphères géopolitique et politique.

Dans votre essai consacré à l’identité grecque, vous écrivez que l’État grec n’est qu’une manifestation d’un phénomène plus large et plus complexe, imparfaitement désigné par le terme néohellénisme. Pourriez-vous le définir ? Pourquoi ne coïncide-t-il pas d’après vous à la nation grecque ? À cause de Chypre et de la diaspora ?

Il est essentiel d’élargir la définition de l’identité grecque pour englober des manifestations matérielles et spirituelles qui transcendent les strictes limites étatiques. Pour ce faire, il convient de se tourner vers le passé pré-étatique. Les ancêtres des Grecs modernes se définissaient comme des Rums, c’est-à-dire des Romains, où la religion était le principal critère d’appartenance. La base démographique de la population grecque moderne était donc constituée par la communauté chrétienne orthodoxe de l’Empire ottoman, sous l’influence spirituelle d’un clergé à la fois hellénisé et hellénophone. Cette vaste catégorie engendre également d’autres nations, comme les Bulgares, les Roumains et les Serbes. Ainsi, les Grecs modernes ne peuvent pas prétendre à un monopole absolu sur l’héritage de la communauté Rum. 

L’hellénisme, ou néo-hellénisme, s’étend ainsi à un passé pré-moderne, allant bien au-delà du XIXe siècle. L’hellénisme s’étend également géographiquement. Avant la création de l’État grec, l’hellénisme correspondait à une diaspora dont l’épicentre était l’Archipel — comprenant la mer Égée, la mer Noire et les côtes balkaniques, asiatiques et pontiques. Cette réalité géographique était similaire à celle de l’Antiquité. Plutôt que de se limiter à des définitions culturelles, on pourrait valoriser l’identité géographique des Grecs comme peuple de l’Archipel, influencé par ce contexte maritime méditerranéen. Le caractère fragmenté et en réseau de cet environnement se reflète dans les vertus et les faiblesses de la Grèce depuis l’Antiquité.

L’organisation de l’Église orthodoxe, dirigée par le Patriarcat œcuménique, illustre ces configurations physiques et culturelles, contrastant avec l’Église orthodoxe sous la tutelle de Moscou.

Par ailleurs, l’État s’inspire d’un modèle centralisé westphalien, importé d’Europe. L’opposition entre la tradition maritime réticulaire et la nouveauté centralisatrice continentale éclaire les contradictions de la Grèce moderne.

L’espace diasporique hellénique a coexisté avec le territoire national après la création de l’État moderne, dans une symbiose parfois harmonieuse, parfois conflictuelle. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, Athènes paraissait provinciale par rapport aux communautés grecques de Constantinople, Alexandrie ou Smyrne. La montée des nationalismes balkaniques, la défaite en Asie Mineure, les échanges de populations et, finalement, le communisme soviétique et balkanique ainsi que les nationalismes arabes ont contribué à effacer les espaces historiques de la diaspora grecque. Néanmoins, une nouvelle diaspora s’est formée en Amérique, en Australie et en Europe pendant cette période. Ainsi, l’espace grec a subi des transformations radicales au cours des trois derniers siècles, en rupture avec son histoire millénaire. Tout en changeant d’échelle géographique, il a réussi à préserver la dualité État/diaspora, complexifiée par l’existence d’un second État grec à Chypre. Cette dualité continue de se renforcer face aux grandes transformations actuelles, comme le déclin démographique, la mondialisation et les nouvelles technologies.

Quel est l’objectif du néohellénisme ? Reproduire le modèle de la modernité en Orient ?

Il n’est pas possible de définir un unique objectif pour les élites qui ont porté les aspirations néo-helléniques, car elles ont agi dans divers cadres historiques, culturels et géopolitiques et ont formulé des projets variés. Avant la Révolution de 1821, l’objectif était de rénover l’Empire ottoman sous une direction hellénique pour le transformer en une sorte de République pluriethnique. Des intellectuels comme Righas Ferraios, inspirés par la Révolution française, ont conçu ce projet. Après la création de l’État grec, le projet de la « Grande Idée » visait à annexer le maximum de territoires ottomans peuplés par des chrétiens orthodoxes pour ériger un État moderne, précurseur de la modernité en Orient. Initialement, la langue ne constituait pas un critère significatif, mais elle fut intégrée durant la seconde moitié du XIXe siècle sous l’impact de l’action diplomatique russe, qui encouragea l’émergence d’un nationalisme bulgare. C’est alors que l’élite grecque a compris l’impossibilité d’intégrer tous les Rums dans la nation grecque et a donc ajouté l’élément ethnique, en plus de la religion, à la définition de l’identité nationale.

La défaite en Asie Mineure en 1922 marqua la fin des ambitions de la « Grande Idée ». Pendant l’entre-deux-guerres, le néo-hellénisme se concentra sur l’aménagement des territoires conquis, l’intégration des réfugiés et l’exploitation des ressources naturelles, abandonnant les aspirations à la gloire et au prestige. La Seconde Guerre mondiale, l’occupation triple par les forces allemandes, italiennes et bulgares, et la guerre civile ont renforcé l’idée que l’essentiel était désormais de répondre aux besoins matériels.

La « Prospérité » est devenue le nouvel impératif, remplaçant la « Grande Idée ».

Après la dictature militaire (1967-1974), cet objectif a été pleinement intégré au projet européen. La fin de la guerre froide a vu la Grèce renouer avec son ambition de devenir un modèle de modernité, cette fois principalement dans les Balkans. Cependant, la crise économique a freiné ces nouvelles ambitions. Actuellement, la Grèce fait face à un triple défi : déclin démographique, menace turque et dysfonctionnements de l’administration publique, ce qui ne favorise pas l’émergence de grands projets.

Quels sont les succès, mais aussi les limites du néohellénisme ?

Son principal succès fut de détecter très tôt l’émergence de nouvelles tendances idéologiques et géopolitiques. Au lieu de s’y opposer, il s’est investi dans la création du premier État moderne issu de l’Empire ottoman. Ainsi, les Grecs ont bénéficié très tôt d’un État refuge, contrairement aux deux autres grandes diasporas, juive et arménienne. 

Un autre succès notable fut la recomposition d’un espace diasporique. La puissance de sa marine marchande représente également une grande réussite. 

Le Patriarcat œcuménique de Constantinople, leader spirituel du monde chrétien orthodoxe, demeure une institution discrète, mais efficace au sein du réseau mondial néo-hellénique. Avec son expérience multimillénaire, il est bien mieux adapté que l’État pour encadrer la diaspora grecque. Sa survie à travers de terribles épreuves et son influence croissante, surtout après la crise ukrainienne et par rapport à l’Environnement, représentent également de grands succès.

Les limites du néohellénisme sont liées à la contradiction entre son caractère diasporique et les exigences de la construction et du fonctionnement d’un État moderne.

Ainsi, l’État grec, incapable de mettre pleinement en valeur ses atouts, joue un rôle international limité par rapport à l’influence des Grecs dans les mondes pré-modernes et dans les espaces extra-territoriaux.

Est-ce que la République de Grèce constitue une forme achevée du néohellénisme tenant compte qu’Athènes est le pôle premier du monde grec ?

La République de Grèce s’est adaptée de manière contrainte aux exigences de l’époque, dominée par le modèle westphalien. Toutefois, cette adaptation demeure imparfaite. On a souvent évoqué le mythe de Sisyphe pour décrire les efforts des élites modernisatrices, dont les réussites sont suivies de régressions, comme si des structures anthropologiques profondes prenaient leur revanche face à l’introduction de mœurs étrangères.

Sur quoi repose le mythe fondateur du nationalisme grec contemporain ?

Le mythe fondateur du nationalisme grec contemporain repose sur la descendance antique. Ce mythe, bien que fréquemment contesté, continue de jouer un rôle important en raison de sa présence marquée dans les représentations occidentales.

Selon vous l’État grec est un État rentier dans la mesure où depuis sa création au XIXe siècle il n’a cessé d’exploiter l’idée de la continuité nationale depuis l’Antiquité afin d’obtenir des « puissances » toute une série de privilèges et de subsides. 

L’indépendance de la Grèce a été, en grande partie, le résultat de l’intervention de puissances telles que la France, l’Angleterre et la Russie. Le philhellénisme, mouvement de sympathie envers les insurgés, a joué un rôle significatif dans le soutien européen. Le Classicisme, ainsi que son expression concrète, le Néo-Classicisme, ont été au fondement de la transformation de l’Europe sur le chemin de la modernité. Les Grecs n’ont pas tardé à comprendre leur importance symbolique pour l’Europe et les États-Unis. C’est ainsi que l’idée d’une « rente philosophique » (une formule de Michel Foucher) a émergé. Par la suite, cette logique de rente s’est étendue à d’autres aspects de la Grèce, tels que sa situation géostratégique. La Grèce a donc bénéficié de protection militaire, de prêts, du Plan Marshall et de subventions européennes, instaurant, pendant certaines périodes, une prospérité artificielle.

Comme dans d’autres pays rentiers, cette mentalité a un effet néfaste sur la vie économique, sociale et politique. Les énergies sont davantage concentrées sur le partage de cette rente que sur la valorisation des atouts économiques du pays. Cette ambiance pousse les éléments les plus dynamiques à s’expatrier, créant ainsi un cycle vicieux.

Le concept d’iconographie introduit par le grand géographe Jean Gottmann s’avère très utile pour analyser les métamorphoses de l’hellénisme. Pourquoi ?

Les historiens grecs débattent de la question de la continuité. Sans continuité territoriale ou étatique, comment peut-on défendre l’idée que les Grecs existent depuis l’Antiquité ? Ceux qui plaident pour une continuité nationale sont souvent perçus comme des nationalistes naïfs, tandis que ceux qui limitent la présence de la nation à deux ou trois siècles peinent à expliquer les formes d’existence pré-étatiques observées.

Le concept d’iconographie (l’ensemble des références symboliques qui font l’unité d’un peuple et conduisent à la formation d’un territoire) permet de résoudre cette contradiction. La matière iconographique, incluant la langue, la religion, le rapport à la mer, certains traits anthropologiques, etc., traverse les âges et donne naissance à diverses iconographies. Au sein de l’Empire ottoman, on observe ainsi plusieurs iconographies locales et une iconographie religieuse distincte. L’iconographie nationale grecque est une nouvelle synthèse élaborée à partir de nombreux éléments de ces iconographies antérieures. Certains éléments iconographiques européens ont été intégrés dans l’iconographie nationale grecque. C’est pour cette raison que la Grèce moderne se trouve à la croisée des chemins entre l’Occident (éléments importés) et l’Orient (éléments hérités). Donc, l’iconographie nationale grecque est limitée dans le temps, mais elle dispose de racines qui remontent jusqu’à l’Antiquité. 

Comment expliquer que l’échelle des territoires est corrélée à l’échelle des iconographies ?

Ce n’est pas toujours le cas. Quand il y a un décalage entre les iconographies et les territoires, les conflits ne tardent pas à émerger puisque, selon Gottmann, « les frontières les plus rigides sont dans les esprits ». Les conflits s’expliquent donc par le fait que le champ iconographique est dynamique. De nouvelles compositions iconographiques sont créées constamment par les « intellectuels organiques ». Ainsi, des écarts peuvent surgir là où il existait auparavant une relative coïncidence, conduisant, à travers des crises,  à des fragmentations ou à des unifications territoriales. 

Parfois, des iconographies différentes peuvent revendiquer les mêmes territoires, comme c’est le cas avec l’iconographie serbe et l’iconographie albanaise au Kosovo, ou l’iconographie turque et l’iconographie kurde en Anatolie.

Malheureusement, ces décalages conduisent souvent à des conflits violents, et parfois même à des nettoyages ethniques.

Peut-on dire que le processus de recomposition iconographique qui a transformé la représentation du territoire grec est abouti ?

Il est difficile d’imaginer une nouvelle extension du territoire grec. Actuellement, c’est plutôt l’angoisse d’un rétrécissement qui prédomine, particulièrement quand on compare les potentiels démographiques grec et turc. Sous prétexte d’un partage équitable des ressources énergétiques de la mer Égée, la Turquie conteste le compromis historique établi entre Eleuthérios Venizélos et Mustapha Kemal. Selon ce compromis, la Grèce avait abandonné tout le littoral anatolien à la Turquie, et en contrepartie, la Turquie avait accepté la domination absolue de la mer Égée par la Grèce. 

La seule recomposition iconographique imaginable pourrait consister en une prise en compte accrue de la dimension diasporique.

Si la logique géopolitique des trois derniers siècles était celle du passage du réseau au territoire, il semble que nous assistions maintenant au processus inverse.

Quels sont les points forts et les vulnérabilités géostratégiques de la Grèce ? Pourquoi parlez-vous de piège territorial  ?

La Grèce, située au carrefour de grandes contradictions géopolitiques, est actuellement au centre des tensions Est-Ouest liées à la Russie et Nord-Sud en rapport avec la Palestine, affectant principalement l’Europe. Son espace maritime, partageant avec les détroits turcs la clé de l’accès de l’Europe orientale à la Méditerranée, revêt une importance stratégique majeure. Cependant, faute de moyens suffisants pour défendre et valoriser ce potentiel, la Grèce est contrainte de s’allier à des puissances maritimes bien plus fortes, comme les États-Unis, transformant rapidement cette coopération en une relation de dépendance.

Si l’Union européenne évoluait vers une entité géopolitique capable de défendre ses frontières, la situation grecque serait radicalement transformée.

Néanmoins, cette évolution pourrait engendrer de nouvelles difficultés, dépendant de si cette nouvelle Europe se définit par son caractère continental ou maritime. 

Ainsi, la Grèce se trouve piégée par un territoire dont l’importance géostratégique dépasse sa capacité de défense. Elle a subi de grandes souffrances et des divisions internes durant les deux guerres mondiales et la guerre civile, en raison des convoitises des grandes puissances.

À propos de l’auteur
Tigrane Yégavian

Tigrane Yégavian

Chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), il est titulaire d’un master en politique comparée spécialité Monde Musulman de l’IEP de Paris et d’une licence d’arabe à l’INALCO. Après avoir étudié la question turkmène en Irak et la question des minorités en Syrie et au Liban, il s’est tourné vers le journalisme spécialisé. Il a notamment publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée", Névicata, 2015, "Missio"n, (coécrit avec Bernard Kinvi), éd. du Cerf, 2019, "Minorités d'Orient les oubliés de l'Histoire", (Le Rocher, 2019) et "Géopolitique de l'Arménie" (Bibliomonde, 2019).

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