<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Reportage – Au Congo, le chaos profite aux groupes mercenaires

12 juin 2024

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, à gauche, et le ministre congolais des Affaires étrangères Jean Claude Gakosso se serrent la main après une conférence de presse conjointe à Oyo, au Congo, le mardi 4 juin 2024. (C) Sipa
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Reportage – Au Congo, le chaos profite aux groupes mercenaires

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GOMA, Congo – Dans une boîte de nuit improvisée dans la coque du ferry de nuit reliant Goma à Bukavu, une poignée d’adolescents s’essaient à de nouveaux mouvements. Certains atterrissent, d’autres non. Lorsqu’ils échouent, l’homme âgé assis sur le banc à côté de nous nous pousse du coude et roule des yeux, amusé. 

Article original de Lindsey Kennedy et Nathan Paul Southern paru sur The Moscow Time

Le DJ, qui jouait jusqu’à présent les tubes habituels de l’Afrobeats et de la rumba congolaise, sort un crossover communiste plus inattendu : l’Internationale russe – l’hymne national soviétique d’avant 1944 – mélangée à un rythme congolais. Les gens se pressent immédiatement sur la piste de danse.

Ici, dans l’est du Congo, l’enthousiasme est palpable pour les « Russes », un terme fourre-tout qui désigne les quelque 1 000 mercenaires d’Europe de l’Est stationnés à Goma ainsi que les mercenaires russes réellement incorporés dans d’autres États fragiles de la région. 

L’urgence congolaise

Le gouvernement russe a déclaré en mars qu’il approuvait un accord de coopération militaire provisoire avec Kinshasa. La raison est simple. Depuis 2022, cette région est embourbée dans l’un des conflits les plus meurtriers du globe. Avec l’aide du Rwanda, la milice M23 a massacré la province du Nord-Kivu et se rapproche de la capitale régionale, Goma – suffisamment près pour que, la nuit précédente, nous ayons pu entendre le grondement des explosions à l’extérieur de la ville. 

Le conflit a déplacé des millions de personnes, détruit des vies et des moyens de subsistance et anéanti la modeste industrie touristique. Même les gorilles de montagne, en voie de disparition, qui constituent l’attraction la plus lucrative de la région, ont fui le parc national des Virunga pour se réfugier au Rwanda voisin. 

L’attention internationale étant accaparée par les guerres en Ukraine et à Gaza, la crise suscite peu d’intérêt et le Congo n’espère plus aucun soutien de la part de l’Occident. La Communauté d’Afrique de l’Est a envoyé quelques soldats au début de la crise, mais l’alliance s’est rapidement détériorée. Même les forces de maintien de la paix de l’ONU bouclent leurs valises. 

Le Congo a désespérément besoin d’aide, et les seuls groupes désireux d’intervenir sont des mercenaires, russes ou autres, qui tournent en rond pour saisir le moindre gain. 

Un réseau complexe d’acteurs militaires et commerciaux de Russie, de Chine, des Émirats arabes unis, des États-Unis, de France, de Bulgarie et de Roumanie – dont les intérêts, sur le papier, ne devraient pas se recouper – semble se former pour maximiser les opportunités. 

Historiquement, le recours à des armées étrangères, et en particulier à des groupes de mercenaires, s’est soldé par des échecs spectaculaires dans toute l’Afrique. 

Et si la Russie a réussi à convaincre les citoyens congolais qu’elle serait un véritable allié, les actions de ses forces mercenaires ailleurs sur le continent racontent une histoire bien différente.

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Mercenaires russes en Afrique : contourner les sanctions occidentales 

Le groupe Wagner, d’autres forces et « conseillers » soutenus par la Russie exploitent les ressources et les populations des pays africains à des fins personnelles. « Ils constituent une menace pour la stabilité et la prospérité des pays où ils sont présents », a déclaré un porte-parole du département d’État américain dans un communiqué envoyé par courriel. 

« Ces forces ne font pas reculer le terrorisme, mais exacerbent la menace en adoptant des tactiques draconiennes et violentes. Il en résulte une augmentation dramatique de la violence cyclique », a-t-il ajouté.

Lorsque les pays occidentaux ont sanctionné Moscou à la suite de l’annexion de la Crimée en 2014, le Kremlin a commencé à faire pression pour signer des accords de coopération militaire avec diverses nations africaines. En mai 2019, la Russie a notamment conclu un accord militaire avec le Congo-Brazzaville (République du Congo), voisin du Congo, qui prévoit l’envoi de spécialistes militaires et de l’aide à l’entretien de son équipement de fabrication soviétique. Le Kremlin a affirmé avoir conclu un accord similaire avec le Congo plus tôt cette année.

Depuis 2017, la Russie a également étendu de manière agressive sa présence militaire en Afrique par l’intermédiaire du groupe Wagner, un ensemble de sociétés-écrans et d’organisations mercenaires russes appartenant autrefois à feu l’homme d’affaires Yevgeny Prigozhin. 

Autrefois proche allié du président Vladimir Poutine, Prigozhin a fondé le groupe Wagner après l’annexion de la Crimée afin de poursuivre les objectifs de politique étrangère du Kremlin, alors même que les sanctions s’accumulaient et que le pays se retrouvait isolé sur le plan diplomatique. 

Les États-Unis ont désigné le groupe Wagner comme une organisation criminelle transnationale en janvier 2023, et le Trésor a sanctionné les personnes et les entreprises qui y étaient liées. 

Mais en mai de l’année dernière, on estimait qu’il disposait d’environ 5 000 mercenaires stationnés en Afrique, dont beaucoup étaient d’anciens soldats et condamnés russes. 

Le maillage territorial du groupe Wagner

Des troupes de Wagner ont été détectées au Mali, au Soudan, en République centrafricaine, en Libye et au Mozambique, et ses mercenaires ont été accusés de tortures, de viols, d’enlèvements d’enfants et d’exécutions sommaires de civils. Des entreprises liées à Wagner seraient impliquées dans la contrebande d’or et l’exploitation illégale de minerais, utilisant le Cameroun comme plaque tournante de la logistique et du transport. Le groupe a également participé à des ingérences électorales (par l’intermédiaire d’AFRIC, la fausse organisation de surveillance des élections de Prigozhin) au Congo, au Zimbabwe, à Madagascar, au Mozambique et en Afrique du Sud. 

Ces activités ont tendance à suivre le même schéma, selon les dires de la journaliste Julia Steers.

« Il s’agit de pénétrer dans un pays en proie à un conflit complexe et prolongé qui n’a pu être résolu par d’autres pays en vendant du personnel de sécurité, des services et des formations, puis, une fois sur place, de tirer parti de ce que le pays a à offrir – en faisant de la propagande dans les médias et la société civile, en mettant la classe politique de votre côté », explique-t-elle. 

Cela peut se faire par le biais d’entreprises d’exploitation, comme en République centrafricaine, ou par l’extraction pure et simple de ressources, comme au Mali. Mais dans tous les cas, la question se résume à : comment pouvons-nous profiter de ce que ce pays a à offrir une fois que nous avons mis le pied dans la porte grâce à cet accord de sécurité ?

Ancien chef du bureau de VICE News à Nairobi, Julia Steers a passé des années à enquêter et à interviewer des employés de Wagner dans toute la région, obtenant ainsi un accès rare à leurs opérations sur le terrain. 

Selon J. Steers, la stratégie de Wagner pour l’Afrique consiste à identifier les points chauds dotés d’immenses richesses minérales qui sont en proie à des conflits et à se présenter comme la solution. « En réalité, ce que nous avons constaté, c’est qu’ils ne font souvent que prolonger le conflit d’une manière différente » ajoute-t-elle.

L’astuce est simpliste : agir juste assez pour contenir les plus dangereuses milices afin que la population en vienne à accepter les abus et l’exploitation comme une récompense nécessaire.

Lorsque je me suis rendue pour la première fois en République centrafricaine, le sentiment était très fort : « La Russie est très mauvaise, Wagner est très mauvais, ils nous massacrent », a rapporté J. Steers. « Lorsque les rebelles ont failli prendre Bangui, c’est vraiment Wagner qui l’a empêchée de tomber. La perception sur le terrain – et la réalité sur le terrain – était qu’ils faisaient quelque chose ». 

Si un pays se trouve dans une situation suffisamment difficile, la population commence à considérer les « améliorations très, très progressives » comme une chose positive, « même au prix des droits de l’homme ». 

Prigozhin et plusieurs commandants de Wagner sont morts lorsqu’une explosion apparente a provoqué le crash de son jet privé en août 2023, deux mois après avoir lancé une éphémère mutinerie que Poutine a qualifiée d’acte de trahison. 

Mais le groupe Wagner continue de vivre en Afrique et serait désormais directement contrôlé par le Kremlin sous le nouveau nom d’Africa Corps. 

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Africa Corps : Wagner 2.0

En février, la BBC a rapporté que le général Andrei Averyanov, chef d’une unité de renseignement militaire russe spécialisée dans les « assassinats ciblés et la déstabilisation des gouvernements étrangers », avait pris la tête d’Africa Corps et semblait conclure des accords avec de puissants seigneurs de guerre, des chefs de coup d’État et des juntes militaires en Libye. Il agirait au Burkina Faso, en République centrafricaine, au Mali et au Niger pour aider à consolider le contrôle du pays en échange de la cession de droits miniers à la Russie.

Le Kremlin a déclaré en juin dernier que l’État russe ne jouait aucun rôle dans les intérêts commerciaux de Wagner en Afrique, qui se chiffrent à plusieurs millions de dollars.

Wagner/Africa Corps n’est pas le premier groupe de mercenaires liés à l’État à exploiter les crises de sécurité dans les pays africains et à accéder à des ressources précieuses.

L’Afrique, terrain d’action favori des mercenaires

Dans les années 1960, alors que les dernières puissances coloniales européennes étaient chassées d’Afrique par les mouvements d’indépendance, plusieurs d’entre elles ont cherché à s’accrocher au pouvoir, craignant que les nouveaux États africains indépendants ne s’alignent sur l’U.R.S.S. communiste. 

Aujourd’hui, le secteur des contrats de sécurité privée au Congo est en plein essor. L’Américain Erik Prince, ancien membre du célèbre groupe Blackwater, aurait, selon un rapport de l’ONU, discrédité les services de maintien de la paix de la MONUSCO pour les remplacer éventuellement par ses mercenaires. 

L’acteur le plus important actuellement sur le terrain est Horatiu Potra, le mercenaire roumain qui exploite ouvertement sa société de sécurité privée armée, Asociatia RALF, dans l’est du Congo. Les opérateurs de sécurité armée sont officiellement présents en tant qu’instructeurs militaires et pour surveiller les infrastructures clés telles que les aéroports. Mais, d’après les observations faites sur le terrain, ils auraient également participé à des missions de combat actives dans le Nord-Kivu. 

Le risque que des combattants étrangers opèrent au Congo a été porté à l’attention internationale ce mois-ci lorsque le citoyen américain Christian Malanga a été abattu alors qu’il dirigeait une tentative de coup d’État à Kinshasha. Trois autres citoyens américains ont été arrêtés par les forces congolaises. 

Les motivations et le soutien plus large du groupe impliqué dans cette tentative ratée de prise de pouvoir ne sont pas clairs, mais l’opération rappelle que des acteurs étrangers utilisent encore la force armée pour prendre le contrôle de cet État riche en minerais. 

La Russie capitalisera sur des coups comme celui-ci lorsqu’elle accusera de colonialisme les nombreux gouvernements, entreprises, armées et certainement forces de sécurité privée occidentaux opérant en Afrique. 

Les Occidentaux ont clairement indiqué, à chaque étape, qu’ils feraient de même.

[…]

Et tandis que des pays idéologiquement opposés – en particulier les États-Unis et la France d’un côté, la Russie et la Chine de l’autre – dénoncent les penchants prédateurs des uns et des autres, en coulisses, leurs chefs mercenaires et leurs investisseurs miniers les plus vocalement patriotiques semblent plus qu’heureux de travailler ensemble, nouant des alliances dangereuses en dépit des intérêts de leurs pays respectifs, plutôt que pour les soutenir.

De retour à Goma, devant un bâtiment que les habitants identifient comme une base « russe », un mercenaire à l’accent d’Europe de l’Est sourit lorsque nous lui demandons s’il est russe ou roumain. 

« Peu importe d’où je viens », répond-il. « Tout ce qui compte, c’est que tant que nous sommes ici, vous êtes en sécurité ». 

Dans un sens, c’est vrai : quelle que soit l’origine de ces mercenaires, le résultat sera le même. Les milices rebelles pourraient être freinées, au moins un peu, au moins pour un temps. Et à long terme, le pays verra encore plus de ses richesses et de ses ressources passer aux mains d’étrangers. 

Mais ici, dans l’est du Congo, où la priorité la plus urgente est d’empêcher le loup d’entrer, c’est un risque que les politiciens et le public semblent prêts à prendre.

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