Volonté de puissance, idéologie politique, positionnement mondial : comment la Chine se positionne-t-elle dans le nouveau grand jeu ? Entretien avec avec Sari Ahro Havrén
Entretien original publié sur Geopolitika. Traduction de Conflits. Sari Ahro Havrén est chercheuse associée au RUSI.
Comment votre formation d’historien a-t-elle influencé votre interprétation de la stratégie à long terme de la Chine pour se positionner dans la compétition entre grandes puissances, en particulier dans son contexte historique et culturel ?
L’approche du régime chinois actuel, en particulier sous la direction de Xi Jinping et de ses enseignements idéologiques, est profondément ancrée dans le récit historique du pays. L’un des concepts clés est celui de Tianxia, ou « tout ce qui est sous le ciel », que Xi réinterprète pour promouvoir la vision d’une destinée commune pour l’humanité. Cette vision, qui n’est pas nouvelle dans les annales de la rhétorique du parti communiste, a été revigorée par Xi dans une optique nettement sinocentrique, visant à promouvoir un ordre mondial centré sur la Chine.
Le terme Tianxia, dont les origines remontent à l’époque de la Chine impériale et auquel Xi fait souvent référence, souligne l’idée d’une « Chine d’abord ». Il signale un effort ambitieux pour récupérer la gloire passée de la Chine, en contournant délibérément le « siècle d’humiliation » qui reste un point sensible pour le parti communiste et les dirigeants chinois. Cette renaissance stratégique de l’histoire impériale par Xi est à la fois remarquable et stratégique, car elle mêle le passé à sa vision de l’avenir.
Le récit de Xi met fortement l’accent sur l’harmonie dans le cadre du système Tianxia, où l’empereur, considéré comme un « fils du ciel » bienveillant et sage, assure la paix et la prospérité, Pékin étant l’épicentre de cet ordre mondial. Cette représentation, bien que séduisante, masque une allégeance plus profonde aux philosophies de la gouvernance impériale chinoise, qui englobe les concepts de rajeunissement national et de « rêve chinois » dans le cadre plus large du Tianxia.
En approfondissant le contexte historique, la stratégie de Xi Jinping semble être influencée par l’époque de Mao Zedong et les principes fondamentaux de l’État communiste.
Le double objectif de Xi est de s’inspirer de Mao – considéré comme un retour à la pureté idéologique du communisme chinois – et d’éloigner son régime des politiques de Deng Xiaoping. Ce faisant, Xi s’efforce de siniser davantage le communisme chinois, en le distinguant de ses racines marxistes-léninistes de manière plus significative que Mao, marquant ainsi un changement distinctif vers une forme de communisme exclusivement chinois. Malgré la portée mondiale de la propagande chinoise, Xi reste un marxiste-léniniste convaincu, même s’il cherche à redéfinir le communisme avec une identité indubitablement chinoise.
Ce mélange nuancé de politique et de direction du parti cherche à tirer habilement parti de l’éthique impériale chinoise, dans le but de remodeler le parti communiste lui-même pour réaliser une vision dans laquelle, d’ici 2049, la Chine prendrait sa place en tant que puissance centrale dans un ordre mondial inspiré de Tianxia, et dirigerait la communauté mondiale.
Cette ambition va au-delà du simple fait d’assumer le rôle des « nouveaux États-Unis ». La Chine trace sa propre trajectoire, s’efforçant d’éclipser les États-Unis dans la hiérarchie mondiale et d’émerger en tant que puissance mondiale dominante.
La Chine tente-t-elle de recréer son réseau d’États tributaires de l’époque impériale, en visant notamment l’hégémonie en Asie de l’Est en supplantant les États-Unis ? Quelle est la place de Taïwan dans ce schéma ?
Dans cet ordre mondial envisagé par la Chine, Taïwan occupe un rôle central, indispensable à la réalisation du statut prophétique de la Chine en tant que première nation mondiale d’ici 2049. L’unification avec Taïwan est considérée comme une étape cruciale pour la Chine, symbolisant un changement de l’équilibre géopolitique au détriment des États-Unis. La Chine préfère une réunification pacifique, espérant que Taïwan s’intègre volontairement à la gouvernance de Pékin, évitant ainsi tout conflit. Toutefois, si les voies pacifiques s’avèrent vaines, les dirigeants chinois, avec Xi Jinping à leur tête, n’ont pas écarté la possibilité de recourir à la force militaire pour parvenir à l’unification.
Ce scénario délicat met en évidence un test important de l’influence géopolitique de Pékin, en particulier à la lumière de la loi sur les relations avec Taiwan, qui sert de moyen de dissuasion contre les actions agressives de Pékin.
Une réunification réussie avec Taïwan, qu’elle soit pacifique ou non, affirmerait sans équivoque la stature croissante de Pékin sur la scène mondiale.
Cette réussite renforcerait non seulement la position de la Chine sur la scène internationale, mais compléterait également ses objectifs stratégiques plus larges et son grand discours sur la promotion d’un avenir commun pour l’humanité.
Compte tenu de votre grande expérience des relations extérieures de la Chine, comment évaluez-vous la dynamique actuelle et future entre la Chine, les États-Unis et l’Union européenne ? Quels sont les facteurs déterminants de ces relations ?
Tous les pays occidentaux cherchent à établir des relations commerciales et économiques avec la Chine pour des raisons mutuellement bénéfiques. Auparavant, de nombreuses usines occidentales étaient délocalisées en Chine, mais nous entrons à présent dans une nouvelle phase où les pays tentent de se découpler et où les entreprises essaient de réduire les risques. Cela marque le début d’une nouvelle ère dans les relations entre la Chine et l’Occident.
En ce qui concerne les relations de la Chine avec l’Union européenne, nous représentons un marché important pour l’exportation de ses véhicules électriques (VE) et de ses produits manufacturés. Cette politique axée sur la fabrication est dirigée par l’État et a été récemment réaffirmée lors des réunions du parti communiste.
La Chine a donc besoin d’une demande extérieure et, à cet égard, l’Europe est un marché très important. L’Europe est donc cruciale pour que la Chine génère une demande extérieure, ce qui contribue à soutenir son économie. Deuxièmement, l’Europe est considérée comme un maillon faible de l’Occident en ce qui concerne certaines technologies qui font défaut à la Chine. Nous possédons en Europe des poches spécifiques de technologies qui sont très précieuses pour la Chine, d’autant plus que les États-Unis ont, dans une large mesure, restreint leur accès.
La troisième raison pour laquelle l’UE et l’Europe sont importantes pour la Chine est la façon dont elle considère l’Europe dans l’optique de la concurrence entre grandes puissances avec les États-Unis. À cet égard, Pékin cherche à engager les différents pays européens de manière bilatérale et non collective au niveau de l’UE – ce qui revient à diviser pour mieux régner – afin de maximiser son influence sur eux.
Leur objectif est d’affaiblir, voire de rompre l’alliance transatlantique avec les États-Unis. Idéalement, pour la Chine, les États-Unis seraient isolés, l’alliance transatlantique n’existerait que de nom, voire pas du tout, et l’Europe parviendrait à l’autonomie stratégique qu’elle préconise.
Cela souligne l’intention stratégique de la Chine de voir l’Europe être aussi indépendante et autonome que possible, considérant sa relation avec la Chine principalement en termes économiques et commerciaux, tout en agissant comme un partenaire dépendant qui s’abstient de critiquer le gouvernement chinois ou ses actions du point de vue de nos valeurs.
Mais en même temps, la Chine est profondément ancrée dans une mentalité sinocentrique. Elle est consciente que son système politique ne répond pas aux préférences occidentales.
En promouvant la Tianxia, cette vision sinocentrique du monde devient plus attrayante pour le Sud, attirant les dirigeants de démocraties faibles ou de régimes carrément non démocratiques.
Cette stratégie est au cœur des relations étrangères de la Chine, qui se concentre principalement sur le Sud. Elle offre à la Chine la possibilité d’influencer et de modifier le système des Nations unies aux côtés de pays hostiles aux États-Unis ou susceptibles d’être réceptifs aux offres transactionnelles et de développement de la Chine. Cette stratégie offre à la Chine de nombreuses possibilités d’établir des partenariats en dehors de la sphère démocratique occidentale.
Vous avez mentionné la stratégie de la Chine qui consiste à diviser pour mieux régner, en engageant les pays européens de manière bilatérale afin de négocier en position de force. Dans ce contexte, l’émergence d’une Union européenne géopolitique a fait l’objet d’un débat afin d’uniformiser les règles du jeu. Mais elle avance si lentement et semble toujours à la traîne de la Chine, qui poursuit sans relâche ses intérêts géopolitiques. Dans quelle mesure pensez-vous que l’UE a été efficace pour s’opposer à ces politiques agressives ?
Je pense qu’au niveau institutionnel, en particulier au sein de la Commission et de la DG Commerce, on reconnaît depuis un certain temps que nous sommes engagés dans une relation économique et commerciale déséquilibrée et inégale avec la Chine. La Commission est en effet très ferme lorsqu’il s’agit d’interpeller la Chine sur des questions telles que les subventions, l’inégalité des règles du jeu et les pratiques commerciales déloyales, et elle prend systématiquement des mesures contre ces pratiques. La Commission souhaite adopter une position plus ferme, mais la dynamique change lorsque les États membres s’impliquent. En matière de politique étrangère et de défense, l’UE exige l’unanimité, ce qui nous a semblé difficile à obtenir en ce qui concerne notre politique à l’égard de la Chine.
Par conséquent, la création d’un front uni s’avère difficile, principalement parce qu’il y a toujours un ou deux États membres, comme la Hongrie et peut-être maintenant la Slovaquie, qui bloquent de tels efforts. De plus, il y a des pays en difficulté comme l’Allemagne et l’Espagne. En Allemagne, la chancellerie et cinq grandes entreprises industrielles allemandes – les principaux constructeurs automobiles, profondément intégrés à l’économie chinoise et dépendants de celle-ci, ainsi que BASF – exercent une influence considérable. Ces entreprises influencent considérablement le point de vue du chancelier Scholz et, par extension, les politiques de l’UE à l’égard de la Chine.
Pensez-vous que la Chine accorde à ces cinq entreprises allemandes un accès privilégié afin d’accroître son influence politique au sein de l’Union européenne ?
En effet, ils exercent fréquemment un lobbying important au nom de la Chine, mais d’autres facteurs entrent également en jeu. Les politiques de la Chine ont divisé l’Europe en s’engageant dans la diplomatie avec les principaux pays de l’UE, exerçant la pression la plus forte sur l’Allemagne, la France, l’Espagne, l’Italie et les Pays-Bas, notamment à cause d’ASML, mettant en évidence un élément dont la Chine a désespérément besoin.
Ces pays sont identifiés par Pékin comme étant plus susceptibles d’adopter une position plus souple à l’égard de la Chine en raison de leurs dépendances économiques. Les déclarations publiques de la Chine expriment souvent le souhait que les dirigeants de ces pays promeuvent une image plus positive de la Chine au sein de l’UE, leur confiant de fait cette tâche. La Chine a les moyens d’instrumentaliser les dépendances et le commerce, comme elle l’a démontré en lançant des restrictions à l’exportation de terres rares essentielles pour le secteur technologique en Europe et aux États-Unis.
Ces dépendances permettent à la Chine d’influencer et de pénaliser certains pays en cas de comportement défavorable. Bien qu’il soit extrêmement difficile d’obtenir l’unanimité des États membres, la Commission a tout de même introduit un nombre croissant de mesures de restriction commerciale à l’encontre de la Chine. Le processus ressemble souvent à deux pas en avant, un pas en arrière, car certains règlements sont dilués pour parvenir à un compromis, mais la liste des mesures ne cesse de s’allonger.
La situation est complexe, mais des progrès sont réalisés. Le lien étroit entre la sécurité européenne et les États-Unis en tant que fournisseur de sécurité influence également la manière dont l’UE s’engage avec la Chine.
Étant donné que les États-Unis et la Chine se livrent une concurrence féroce, l’Europe doit prendre en considération les préoccupations des États-Unis lorsqu’elle s’engage avec la Chine.
À cet égard, Pékin reproche à l’Europe d’être trop dépendante des États-Unis, alléguant que l’Europe ne peut pas prendre de décisions indépendantes. Bien que je ne sois pas d’accord avec ce point de vue, nous devons tenir compte des préoccupations de notre fournisseur de sécurité concernant la Chine et ses activités dans le Pacifique.
Comment la concurrence des grandes puissances entre la Chine et les États-Unis s’inscrit-elle dans ce contexte ?
L’Europe doit évaluer de manière critique sa position et se demander si elle ne risque pas, par inadvertance, de renforcer la position de la Chine en tant qu’adversaire. En raison d’avancées technologiques spécifiques inaccessibles aux États-Unis, la Chine se tourne vers l’Europe et adopte une approche globale et stratégique. Elle cible notamment des scientifiques européens pour des collaborations scientifiques ou de recherche, dans le but de transférer des connaissances et des technologies précieuses à la Chine.
La Chine aspire à devenir une superpuissance technologique d’ici 2049, conformément à son ambition d’atteindre les objectifs de la « Chine d’abord » et de s’assurer une position de premier plan dans le monde. Cette ambition implique de devenir un leader mondial dans les domaines de la technologie, de l’innovation et de la science, une pierre angulaire de la stratégie de la Chine pour atteindre ses objectifs plus larges. La technologie et la science ne sont pas seulement des objectifs en soi, mais des outils cruciaux qui permettent à la Chine d’atteindre ses objectifs plus larges, y compris les progrès dans le domaine de l’intelligence artificielle et d’autres domaines clés.
L’inquiétude, exprimée en particulier par les États-Unis, concernant la manière dont la Chine pourrait déployer ces technologies dans des applications militaires, est valable et tout aussi importante pour l’Europe. L’intention de la Chine de modifier l’architecture de sécurité européenne et l’application militaire potentielle des technologies à double usage devraient également préoccuper l’Europe.
Mais s’il est possible de ralentir les progrès de la Chine dans ces domaines stratégiques, il semble peu probable de l’en empêcher complètement.
En outre, l’Europe n’est pas actuellement en tête dans bon nombre de ces domaines technologiques, ce qui constitue un défi interne auquel il convient de prêter attention.