Entretien avec Étienne de Gail. À la rencontre de Jean-René Huguenin

26 mai 2024

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Jean René Huguenin

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Entretien avec Étienne de Gail. À la rencontre de Jean-René Huguenin

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Consultant en relations internationales, Étienne de Gail est aussi l’un des artisans de l’édition Bouquins des œuvres complètes de Jean-René Huguenin. Ayant particulièrement travaillé sur le Jean-René Huguenin journaliste, il nous livre ici sa version de l’écrivain et la genèse de son travail.

Propos recueillis par Xavier Loro

L’ouvrage des œuvres de Jean-René Huguenin chez Bouquins.

Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Je travaille depuis plusieurs années dans un cabinet de conseil en stratégie géopolitique, après des études littéraires et de sciences politiques. D’heureuses rencontres m’ont offert l’opportunité de premiers pas dans le monde de l’édition, d’abord en participant aux projets d’autres auteurs – dont Jean-René Huguenin – puis en publiant un essai géopolitique sur l’humiliation en 2023, dont Conflits s’était aimablement fait l’écho.

Jean-René Huguenin est pour beaucoup un coup de foudre, un amour de jeunesse – comment cela s’est-il produit pour vous ?

Comme pour beaucoup de lecteurs d’Huguenin, c’est par un ami proche – fou de lecture, qui avait dévoré à ses dix-huit ans presque toute la littérature française des XIXe et XXe siècles – que je l’ai découvert. Il m’a offert le Journal lorsque j’avais vingt ans – au même âge, l’auteur travaillait déjà à La côte sauvage –, convaincu que son style me convertirait aussitôt à la coterie fervente et discrète des admirateurs d’Huguenin. Je n’étais alors pas un lecteur très assidu ou constant, et les obligations de khâgne laissaient peu de temps à des explorations personnelles. Cependant, j’en ai entrepris rapidement la lecture, enthousiasmé par le relatif anonymat de l’auteur qui en renforçait la dimension de mystère. Je suis passé sur la préface de François Mauriac afin d’entrer dans l’écriture d’Huguenin sans prisme déformant et sans autre a priori que l’amitié que je portais à l’instigateur de cette découverte. 

J’ai instantanément été saisi par la force de ses mots, son désir de volonté, sa mesure dans l’empressement, ce feu qui en brûlait les pages, et j’ai à chaque fois reconnu ce sentiment ébahi dans le récit de la première rencontre entre nombre des lecteurs d’Huguenin et son Journal.

Il a été une porte d’entrée vers le reste de ses écrits, dont je suis resté durablement marqué, avant que je ne découvre ensuite le romancier et, plus tard encore, Huguenin journaliste. 

Que représente-t-il pour vous ? 

D’abord un jeune auteur d’un talent et d’une maturité démesurés au regard de son âge. Une promesse, non pas frustrée ou déçue, puisqu’il a créé et fait prospérer en vingt-six années une vie intérieure riche et un rapport au monde unique, pleins de virtuosités qui ne demandaient qu’à être confirmées et augmentées. Au total, un jeune homme sensible et clairvoyant, conscient de ses qualités et de sa propension toute humaine à la médiocrité. 

De façon plus personnelle, son Journal a été un miroir, malgré la mort et cinquante années de distance, à mon dialogue intérieur continu. J’y lisais mes doutes, ma quête d’absolu, la difficulté à penser contre soi, les impératifs que je me prescrivais, mes concessions et mes lâchetés, la conscience de mes petits arrangements avec la réalité. J’ai été touché par l’apparente contradiction entre l’exigence frugale avec laquelle il interroge tout et ses réponses passionnées – comme cela arrive aux âmes fortes du même âge, encore marquées par l’idéalisme de l’enfance et déjà déçues par les désenchantements indissociables de l’entrée dans l’âge adulte.  

Dix ans plus tard, je le juge un peu différemment, me sentant plus proche des remarques de François Mauriac ou de Julien Gracq à son égard, mais mon admiration et mon affection pour lui restent inchangées. 

Si son écriture peut paraître un peu datée aux lecteurs actuels, son caractère, sa curiosité, sa conception du monde, autrement dit son style propre – sensibilité, intransigeance, fermeté, hauteur, ironie – ont conféré à ses intuitions et ses convictions une certaine universalité propre au talent d’un écrivain qui sait déceler des vérités sur l’Homme dans la conjoncture de son temps. Avant même d’atteindre sa vingt-septième année, il éprouve par exemple la duplicité inhérente à l’espèce humaine, capable du meilleur comme du pire, puisqu’il la vit dans son être propre et, plus encore, il lui livre un combat intérieur quotidien que son Journal retrace. Dans la même veine, il dénonce dans ses essais de roman rassemblés dans l’édition Bouquins la complaisance de la jeunesse envers elle-même et sa trop fréquente persistance à l’âge adulte. Il s’en indigne comme pour se mettre intimement en garde contre cet écueil, avec l’espoir, confessé à demi-mots, de ne pas capituler avec le temps et l’embourgeoisement auquel il craint d’être destiné.

Pour ces raisons, Huguenin est un auteur qui, surtout s’il est découvert au bon âge, vous imprègne à vie. Je replonge moi-même très souvent dans son Journal ou ses articles.

Pouvez-vous nous parler de cette édition des œuvres de JRH par la collection Bouquins, et quel a été votre rôle dans tout cela ? 

On doit le projet à Olivier Wagner, conservateur à la Bibliothèque nationale de France (BnF), alors chargé de collection au service moderne et contemporain du département des Manuscrits, où se trouvaient ceux d’Huguenin, déposés par sa sœur Jacqueline disparue en 2023. Il a présenté à Jean-Luc Barré, à la tête de l’indispensable collection Bouquins, qui connaissait le nom d’Huguenin par les quelques lignes que Gracq lui a consacrées dans ses Lettrines, son souhait d’une publication du contenu des papiers de l’auteur, sans savoir exactement, je crois, ce qui s’y trouvait. Côté Bouquins, ce projet a été confié à l’éditrice Anne-Rita Crestani. C’est par elle et Jean-Luc Barré que j’ai eu la chance, huit ans après avoir découvert l’auteur, de participer à cette édition.

Olivier Wagner s’est occupé de mettre en ordre les archives d’Huguenin puis de les retranscrire, tout en chapeautant l’entreprise éditoriale. On m’a d’abord confié la tâche de comparer les articles manuscrits classés par Olivier Wagner avec ceux déjà publiés, pour éventuellement en trouver d’inédits. J’ai ensuite décidé de parcourir les revues littéraires et artistiques de l’après-guerre pour trouver d’autres articles jamais recueillis. C’est un travail qui avait déjà été partiellement réalisé : Le Seuil avait publié en 1965 un recueil d’articles, sous le beau titre d’Une autre jeunesse, complété par Le Feu à sa vie de Michka Assayas en 1987. 

Durant l’automne et l’hiver 2021, je me rends donc à la BnF, sur le site de l’Arsenal, pour consulter les revues où l’on savait que Jean-René Huguenin avait écrit (La Table ronde, Arts, Les Lettres françaises, Réalité) et d’autres auxquelles il aurait pu collaborer. Me voilà transporté dans un monde fascinant et disparu où se côtoyaient les jeunes écrivains d’après-guerre et leurs prestigieux aînés, des cinéastes ou critiques de la Nouvelle Vague, des philosophes, des dilettantes, etc. J’y ai trouvé une soixantaine d’articles jamais recueillis, en plus des six ou sept inédits tirés du fonds confié par Jacqueline Huguenin. 

Huguenin journaliste, quelles particularités ? 

C’est d’abord une jeune voix de son époque qui, loin d’être un auteur « engagé », selon le lexique sartrien, n’en est pas moins concerné par les débats intellectuels et littéraires de l’après-guerre. Huguenin journaliste est aussi le pendant du Huguenin romancier et du Huguenin diariste : ses articles révèlent un aspect différent et parallèle de sa personnalité et de son talent. Toutes les parties de son Œuvre se nourrissent et s’enrichissent mutuellement. On y trouve des correspondances fertiles qui témoignent de la cohérence de sa pensée et de son style, nés de la rencontre d’une ambition, d’une vocation et d’un talent.

Ses thèmes de prédilection ont trait aux sciences humaines ou sociales, en écho aux études qu’il suit à Sciences Po et en philosophie, mais aussi aux préoccupations de son temps : histoire, psychologie, géographie, littérature, sociologie, cinéma, progrès technique, astrologie (!), à l’image de l’effervescence intellectuelle d’après-guerre dont les revues qui le publient sont le théâtre. Huguenin mène ainsi des enquêtes, à travers plusieurs numéros, sur l’amour, sur la jeunesse (« Quel est l’âge de la jeunesse ») ou sur les étudiants (« La jeunesse de France parle », avec son ami Renaud Matignon) pour la fabuleuse revue Arts, mais aussi sous des formes plus impressionnistes, comme son beau texte sur l’Écosse pour Réalités.

Quelle que soit la forme adoptée ou le sujet traité, le style Huguenin demeure : écriture mordante, parfois acerbe, plume toujours incisive, jugements sévères, à la façon des moralistes français, mais aussi une nostalgie qu’on jugerait à tort réactionnaire et qui a plutôt trait à un certain romantisme. Ainsi son article au très beau titre, « Ces rêveurs clandestins », sur les « poètes inconnus » tenus par le « besoin d’expression poétique », qui, partout en France, écrivent pour eux-mêmes ou des cercles intimes, sans recherche de célébrité, étrangers en cela à un certain snobisme parisien. Il rencontre et interroge l’abbé Rivière, instituteur devenu prêtre de La Bastide-Besplas en Ariège ; le jeune Michel Bouvier reçoit le journaliste chez lui, dans un faubourg de Lille, qui cite ses vers en conclusion de son article et en souligne le dernier :

« Que notre Dieu du ciel soit banni ! Que notre esprit ne soit que vomi ! Que la révolte, ô païen ciboire, Sur la terre enfin brûle en tonnant ! Ô le cri dont mon cœur est le champ ! ».

Votre travail contribue donc à un mouvement de redécouverte de JRH ?

C’est un auteur qui s’est longtemps passé de main en main et que les éditions posthumes successives n’avaient pas sorti d’un certain anonymat. On pourrait dire, avec jalousie : heureusement ! Mais il est indéniable que le cercle de ses lecteurs s’agrandit chaque année et que l’édition Bouquins est arrivé à un moment favorable, notamment après le premier numéro de l’excellente revue Raskar Kapac au début de l’année 2016. 

Plutôt que redécouvert, je dirai donc qu’il est sorti d’un anonymat cher aux « initiés ». J’ai d’ailleurs eu écho de critiques émouvantes depuis la parution du volume, selon lesquelles il n’aurait peut-être pas fallu le sortir de cette confidentialité presque tutélaire. Je me répète : j’ai découvert Huguenin par un ami, et beaucoup du charme de cette découverte était liée à l’admission implicite dans la confrérie de ses lecteurs.

C’est une comparaison que l’on fait parfois, mais peut-on dire que JRH fait partie du mouvement littéraire des Hussards ?

Je rappelle d’abord que plus qu’un mouvement, conscient de son unité et de son état, c’est une famille, voire une génération littéraire, dont le nom a été forgé de l’extérieur et de façon sarcastique par Bernard Frank dans un article de 1952 pour Les Temps modernes, année de la rupture Camus-Sartre. Il y raille Antoine Blondin, Jacques Laurent (qui a notamment publié sous le pseudonyme de Cecil Saint-Laurent) et Roger Nimier, disparu six jours après Jean-René Huguenin, lui aussi dans un accident de voiture. Certains ont ajouté Michel Déon à ce groupe. Il faut lire les articles de Jean-Philippe Martel pour se replonger dans cette époque et mieux en saisir les nuances.

Le texte de Bernard Frank, dans lequel certains ont cru deviner la plume de Sartre, doit se lire dans le contexte plus large d’une bataille entre existentialistes, partisans de l’engagement en littérature, et les tenants d’une littérature libre et autonome, « engagée contre l’engagement », qui ne devait pas oublier « d’être littérature ».

Ces auteurs ont en commun de participer à leurs débuts à la revue La Table Ronde, alors dirigée par Roland Laudenbach, et forment, peut-être malgré eux, un groupe d’auteurs subversifs au style volontiers arrogant, attachés à une forme d’héroïsme et à un panache parfois fantasmés. Ils se réclament de Stendhal, leur figure de proue littéraire, et se reconnaissant dans Morand, Chardonne ou Montherlant. Ils sont attachés à la polémique, aiment à se montrer désinvoltes, sont ouvertement anti-sartriens et opposent aux Temps Modernes leur revendication d’une certaine forme de liberté en littérature, qui prône l’indépendance du littéraire par rapport au politique.

C’est une position comparable que défendront dix ans plus tard Jean-Edern Hallier, Jean-René Huguenin et Renaud Matignon avec la revue Tel Quel, tout en marquant leur autonomie et leur originalité par rapport à ces auteurs considérés comme « de droite ».

On ne peut donc pas nier un certain nombre de similitudes entre Huguenin et ses aînés Hussards : il marche sur leurs pas en fréquentant les mêmes revues, en partie les mêmes milieux, et il fait sien plusieurs de leurs thèmes et de leurs procédés, au premier desquels la distance que permet l’ironie.

Mais il se singularise aussi sur de nombreux points : par son attachement quasi viscéral à son état d’écrivain débutant, à rebours d’un sarcasme tourné contre eux-mêmes de ses aînés, même feint, ou par sa propension moindre à l’anticonformisme. 

Finalement, je crois que sa disparition tragique, si jeune, aura empêché qu’il soit statufié et enfermé dans un mouvement ou un style autre que le sien propre.

 

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Fondée en 2014, Conflits est devenue la principale revue francophone de géopolitique. Elle publie sur tous les supports (magazine, web, podcast, vidéos) et regroupe les auteurs de l'école de géopolitique réaliste et pragmatique.

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