L’armée française connaît une crise du recrutement. Après les générations OPEX des années 1990-2015, l’armée française se désengage des théâtres africains et orientaux. Sans perspectives d’action, la jeunesse se désintéresse de l’institution militaire.
Par Martin Anne
De 1962 à la chute du Mur, l’armée française connaît peu d’opérations, et y implique une partie limitée de ses forces. L’armée de conscription est d’abord entraînée et équipée pour mener la guerre nucléaire face à une éventuelle invasion du pacte de Varsovie. Ainsi, la majeure partie des officiers grandit et déroule sa carrière bercée par l’idée de Lyautey : « Aux officiers de demain, dites que, s’ils ont placé leur idéal et dans une carrière de guerres et d’aventure, ce n’est pas chez nous qu’il faut poursuivre ; ils ne l’y trouveront plus ; arrachez-leur cette illusion avant les déceptions tardives. Mais donnez-leur cette conception féconde du rôle moderne de l’officier devenu éducateur de la nation entière. ». Cette vision de l’armée autoalimentée sera enseignée dans les écoles d’officiers jusqu’au début des années 2000 et continuera d’être évoquée jusqu’à aujourd’hui. Néanmoins, depuis les opérations en ex-Yougoslavie et jusqu’à l’opération Barkhane, cette devise a été mise à mal et la nouvelle génération d’officiers s’est « engagée pour les OPEX ».
Soldat des années 2000 : engagé pour les OPEX
En effet, depuis l’Afghanistan, la totalité de l’armée française a vocation à être projetée et même les unités qui n’étaient pas dans la tradition des corps expéditionnaires se sont retrouvées à combattre en Afrique de manière régulière. Le jeune engagé des années 2000 sait qu’il sera forcément projeté et amené à risquer sa vie à l’étranger. Ce sont les officiers de cette génération (ils ont connu le Kosovo, l’Afghanistan et la Côte d’Ivoire) qui ont ensuite commandé les opérations Serval et Barkhane.
Par conséquent, pour la génération des années 2010, la chute du mur appartenant aux livres d’histoire, la guerre asymétrique au sein de corps expéditionnaires est devenue l’horizon d’attentes de l’ensemble des forces terrestres. L’aventure et l’action sont donc les motivations premières de ces générations d’officiers bien au-delà d’un « rôle social ». La professionnalisation remet de surcroît en cause la notion « d’éducateur de la nation ». Les attentats islamistes frappant l’Occident depuis 2001 ont fourni une cohérence entre les opérations extérieures et la menace intérieure. En France, ce continuum a été particulièrement fort à partir de 2015 entre Chammal, Barkhane et Sentinelle. Durant cette période, l’armée française réalisait comme nulle autre en Europe ses objectifs de recrutement. Ce cycle semble aujourd’hui se terminer. Il aura conduit à de profondes transformations tant sur le plan doctrinal que sur le plan de l’entraînement et de l’équipement des forces françaises.
Soldat des années 2020 : incertitudes
Par conséquent, le retour d’une forte possibilité de guerre en Europe, couplé à la volonté politique de réduire l’emprunte militaire en Afrique et la menace terroriste demandent à l’armée de se réadapter durablement. On décide ainsi de basculer d’une armée française tournée vers les opérations anti-terroristes dans « l’arc de crise », face à des organisations telles Al-Qaïda et ISIS qui ont une ambition mondiale, vers une armée en posture d’attente face à la Russie, qui officiellement mène une guerre territoriale dont les objectifs sont officiellement limités à l’Ukraine. De même, alors que l’opération Barkhane était une mission en grande majorité franco-française, ces nouvelles missions à l’Est se déroulent majoritairement dans le cadre d’une coalition « Otanienne ». On laisse toutefois le soldat français en sentinelle face aux djihadistes sur le territoire national.
A lire aussi
Pourquoi l’armée française continuera à privilégier la qualité sur la masse
Crise de recrutement
Il semble certain que ce changement de posture, sans en remettre en cause le bien-fondé, provoque en partie la crise de ressource humaine que traverse l’armée française. En effet, la nouvelle « génération du feu » peut connaître une crise de sa vocation après avoir combattu le djihadisme pendant une large partie de sa carrière, en devant désormais intégrer ce changement de paradigme. De plus, le jeune de vingt ans d’aujourd’hui a grandi dans une France combattant le terrorisme sur son propre sol et a vu des militaires patrouiller devant son école, dans sa gare, et connaît potentiellement une victime des « fous de Allah » au sein de son entourage. Il est compréhensible que la menace russe lui semble plus lointaine.
D’une armée professionnelle en mission extérieure et intérieure, combattant un ennemi dont la projection idéologique provoque la mort de Français, on passe à une armée s’entraînant face à une hypothétique invasion de l’Europe à son extrémité orientale. L’armée française, comme l’ensemble des armées européennes, devient donc une armée de métier sans opérations extérieures. Et à l’image des autres armées, elle connaît une crise de recrutement et de fidélisation. La volonté actuelle de renforcer la capacité opérationnelle militaire française se heurte à cette réalité.
Cette problématique est bien identifiée par l’État et le plan « fidélisation 360 » tente d’y répondre en axant ses efforts sur les conditions de vie et la rémunération. Néanmoins, il ne répond pas à la question « pourquoi s’engager ? » et actuellement les missions proposées par les armées ne suscitent pas assez de vocations. Or, une armée professionnelle ne suscite l’enthousiasme qu’à travers ses missions. La crise de recrutement que connaît l’armée britannique depuis la fin de l’engagement en Irak en est l’illustration parfaite.
Pourtant, la nouvelle posture n’est pas sans attrait pour celui qui souhaiterait vivre une vie à l’international dans le cadre de grandes instances avec un fort pouvoir d’achat. Si les Battle groups en Europe de l’Est devenaient l’équivalent des forces françaises stationnées en Allemagne après la chute du Mur, transformées plus tard en brigade franco-allemande, nul doute que cela aurait un attrait certain pour des troupes professionnelles. De plus, on peut s’attendre à une réduction du rythme de projection des unités de l’armée. Et donc à un renforcement du rythme de l’entraînement. Le niveau collectif va probablement augmenter et les distorsions d’emplois vont diminuer. Ce rythme, couplé à une vie de famille stable, devrait permettre de renforcer l’attrait pour la carrière des armes. Néanmoins, cette posture ne satisfera pas les candidats à « la gloire et la bagarre », qui sont nombreux dans l’Institution. La peur de vivre la carrière du commandant Drogo, dans le Désert des Tartares (Buzzati), condamné à attendre sa vie durant l’action héroïque qui ne lui est jamais offerte par le destin, détournera les potentiels candidats les plus zélés.
A lire aussi
Le service militaire volontaire, la découverte des armées. Entretien avec Nicolas Jeanneau
Pour autant, si les intérêts vitaux de la France et de l’Europe sont menacés en Ukraine par l’armée russe, il faut constituer une force importante et crédible. Pourtant, la position défensive de l’OTAN, qui rappelle la « drôle de guerre », ne freinera-t-elle pas les vocations ? De fait si le vivier de recrutement diminue, le niveau de sélection diminuera proportionnellement et la qualité de l’armée diminuera d’autant. Si aucune opération extérieure ne vient pas relancer l’attrait pour l’engagement, la conscription pourrait à nouveau être questionnée. Encore faut-il qu’elle soit réalisable.
Tout l’enjeu est de maintenir le niveau du recrutement et d’attirer les élites du pays. Dans le cas contraire, le risque est de tomber dans les travers prophétisés par Tocqueville. « Ceci forme un cercle vicieux d’où on a de la peine à sortir. L’élite de la nation évite la carrière militaire, parce que cette carrière n’est point honorée ; et elle n’est point honorée parce que l’élite de la nation n’y rentre plus. »