Lu à l’étranger – À partir de 1959, l’Argentine a connu une guerre civile qui a provoqué de nombreuses victimes. Paru en 2014, Los otros muertos enquête sur les mouvements terroristes, les répressions et les morts de cette période, notamment dans les années 1970.
Victoria Villarruel, Carlos Manfroni. Los otros muertos. Las víctimas civiles del terrorismo guerrillero de los 70. Buenos Aires, Sudamericana (2014).
(Les autres morts. Les victimes civiles du terrorisme guérillero des années 1970)
Les oubliettes de l’histoire remontent parfois jusqu’à la surface tumultueuse du présent. Le livre joue un rôle premier dans cette résurgence. Celui1 de Victoria Villarruel, élue vice-présidente de la République d’Argentine depuis décembre 2023, coécrit il y a dix ans avec le juriste Carlos Manfroni, apporta sa pierre à la description de la violence révolutionnaire exercée durant les années 1970 en Argentine. Il s’inscrit dans différentes initiatives antérieures, notamment la création du Centre d’études légales sur le terrorisme et ses victimes2 en 2006, suivie d’autres publications3, souhaitant faire sortir de l’ombre une réalité méthodiquement niée : comprendre la nature de la guerre civile et de la violence terroriste qui se déploya sur le sol argentin à partir de l’année 1959 sous la bannière de la lutte castro-communiste. Plusieurs signaux indiquent que l’actuel gouvernement argentin en place depuis fin 2023 entreprend certaines révisions4 sur le sujet.
Le sort des victimes
Les deux auteurs ont ainsi remis au premier plan le sort des victimes de la violence terroriste alors que celles-ci furent littéralement jetées dans l’oubli depuis une quarantaine d’années par les institutions judiciaires et les autres corps républicains. Dans les faits, celles-ci furent écartées intentionnellement du paysage mémoriel, politique, judiciaire, au bénéfice des autres victimes qui furent frappées, elles, par la répression de l’appareil d’État, érigée comme la principale source de violence durant la période de la dictature militaire (1976-1983).
L’ouvrage fait une large place au recensement et au récit des victimes telles qu’elles peuvent être envisagées selon les standards du Haut-Commissariat des Nations-Unies aux Droits de l’Homme5. Il les complète par une synthèse utile des modalités de violence exercées. En se fondant sur ces standards, les auteurs ont recensé entre les années 1969 et 1979 plus de 17 000 victimes causées par les formations révolutionnaires, parmi lesquelles 1 094 victimes fatales. La répression militaire a engendré quant à elle près de 6 000 morts, l’estimation étant variable suivant les sources, mais bien loin en tout cas du chiffre de 30 000 victimes annoncées par les voies officielles. La violence révolutionnaire s’est donc avérée particulièrement vigoureuse et protéiforme. Villarruel et Manfroni décomptent sur la même période la réalisation de 4 380 attentats à l’explosif, assortis de pratiques de kidnapping, torture, menace, vol, extorsion et sabotage économique visant tout type de cible. À titre de comparaison, l’ETA en Espagne causa la mort de 843 individus entre les années 1961 et 2011.
Guerre culturelle
Hormis ce retour dans la mémoire subjective et le bilan froid de la violence armée, les auteurs soulignent – sans doute trop rapidement – le retournement paradoxal qui s’est opéré dans les mentalités et qui a figé dans le temps la discorde argentine. L’occultation de la guérilla terroriste et son refoulement ont été permis d’un côté par l’action sélective des pouvoirs judiciaires et politiques. De l’autre, elle a aussi été galvanisée grâce à un encerclement des perceptions orchestré par les milieux intellectuels, artistiques et universitaires, depuis l’échelle locale jusqu’à l’échelle internationale. L’aptitude des acteurs révolutionnaires à basculer sur le terrain cognitif et culturel afin de blanchir leur image de toute violence malveillante a clairement joué en leur avantage. En ce sens, l’ouvrage rend compte, entre les lignes, d’un bilan tragique des institutions argentines pour répondre au phénomène guérillero et terroriste.
2.https://celtyv.org/
3. Los llaman… jóvenes idealistas. Centro de Estudios Legales sobre el Terrorismo y sus Víctimas (CELTYV), Buenos Aires, Argentina (2009).
4. Le gouvernement cessera de verser des indemnités aux victimes du terrorisme d’État présentant des irrégularités. https://www.infobae.com/politica/2024/04/23/el-gobierno-dejara-de-pagar-las-indemnizaciones-a-victimas-del-terrorismo-de-estado-que-presenten-irregularidades/
5. Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/basic-principles-and-guidelines-right-remedy-and-reparation
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