Alors que la plupart des matériels militaires ont augmenté de 7 à 10 % par an au cours du dernier demi-siècle, la Chine est engagée dans une croissance exponentielle de sa flotte. Une nouvelle guerre du nombre se dessine, alors que les drones bon marché permettent de retrouver un effet de masse.
Article paru dans la Revue Conflits n°51
« Si je devais mourir à ce moment, mon cœur porterait la mention “manque de frégates”[1] », écrivait l’amiral Nelson au premier lord de l’Amirauté en août 1798, quelques jours après la bataille d’Aboukir. Cette phrase résonne aujourd’hui de manière singulière alors que la Chine s’est engagée dans une croissance exponentielle de sa flotte : en 2023, elle a admis au service 15 grandes unités de surface – croiseurs, destroyers et frégates –, c’est-à-dire exactement le format total de la flotte des navires français du même type. Dans le même temps, l’US Navy n’a reçu que deux destroyers. Si la question de la qualité reste posée, le différentiel de quantité devient vertigineux.
Le cours de l’histoire semblait s’opposer à une telle guerre des nombres : en énonçant sa célèbre loi dans les années 1970, Norman Augustine[2] avait théorisé que l’augmentation exponentielle du coût d’acquisition des systèmes d’armes entraînerait une réduction inexorable du format des armées modernes, sorte de vision fukuyamesque de la fin du nombre sur les champs de bataille. La loi d’Augustine n’est certes pas périmée : le coût de la plupart des matériels militaires a augmenté d’environ 7 à 10 % par an au cours du dernier demi-siècle, tandis que les budgets de défense ont fortement décru en Occident. Sans surprise, le format des flottes s’y est donc considérablement contracté : le tonnage de la flotte française a ainsi été divisé par deux depuis 1945 et par quatre depuis 1939.
Cependant, cette théorie avait omis deux aspects :
Le premier est le différentiel des coûts de production des équipements militaires selon les parties du monde, lié au prix du travail, aux effets d’échelle voire à l’espionnage industriel. Une frégate chinoise type 054 coûte aujourd’hui deux fois moins cher qu’un équivalent occidental.
Le second facteur est la généralisation des drones, qui permet de retrouver un effet de masse et de disposer à nouveau, dans le milieu naval, d’armes cheap and nasties[3] comme le réclamait déjà Churchill lors de la bataille de l’Atlantique.
Bien entendu, les drones navals n’ont rien de nouveau : la torpille radio-automatique fut testée en France dès 1909, les bombes radioguidées allemandes Fritz-X détruisirent le cuirassé italien Roma en 1943 et le drone hélicoptère QH-50C fut utilisé à plus de 700 exemplaires au sein de l’US Navy à partir de 1960. Même les drones de surface utilisés par l’Ukraine s’inspirent directement de ceux utilisés par les Houthis pour désemparer la frégate saoudienne Al Madinah en 2017.
Mais la véritable mutation à laquelle nous assistons aujourd’hui, c’est que le coût des drones et des moyens pour les contrôler rend possibles leur achat et leur pilotage en nombre très important, et par une gamme très large d’acteurs puisqu’il s’agit souvent de technologies civiles. Le drone naval ukrainien Sea Baby a ainsi été produit grâce à une plateforme de financement participatif sur internet.
La quantité peut alors redevenir un mode d’action à part entière, par exemple sous la forme d’essaims. Le 5 mars 2024, l’Ukraine a ainsi revendiqué avoir coulé le tout récent patrouilleur russe Sergueï Kotov à l’aide de 10 drones de surface Magura : une telle attaque saturante représente un cauchemar pour n’importe quel bâtiment de combat. Parce qu’ils se démultiplient, la guerre des drones devient une guerre de clones, tactiquement redoutable.
La taille d’une flotte n’est évidemment pas le seul critère : les Franco-Espagnols perdirent à Trafalgar malgré leur supériorité numérique tandis que les Américains gagnèrent à Midway malgré leur infériorité. Mais la guerre navale reste un combat d’attrition : la capacité à construire des plateformes rapidement et en nombre, et à former des alliances pour mutualiser les moyens, s’y avère toujours décisive. En outre, les progrès des missiles hypervéloces dans le haut du spectre, et la prolifération des drones dans le bas du spectre, empêchent dorénavant les marines occidentales de se restreindre à la qualité.
Le temps est peut-être venu de nous rappeler qu’en mer, la quantité est à elle seule une qualité.
[2] Ancien directeur de Lockheed Martin et sous-secrétaire américain à la défense.
[3] « Peu onéreuses et malfaisantes. » Sa directive donna naissance aux 260 corvettes de la classe Flower.