Découpée par ses voisins, convoitée par ses adversaires mais également avide d’étendre son territoire, la Pologne n’a cessé de voir ses frontières fluctuer depuis l’époque moderne. Entre extension et disparition, la nation polonaise a dû apprendre à se développer autour d’un territoire en mouvement.
Article paru dans la Revue Conflits n°51.
Le royaume des Jagellon (1386-1572) du xive au xvie siècle comportait non seulement la Pologne, mais aussi la Russie blanche – l’actuelle Biélorussie – et une importante partie de l’Ukraine avec Kiev, des territoires qui seront par la suite âprement disputés, puis accaparés par l’Autriche et les nouvelles puissances émergentes, Russie et Prusse. Monté sur le trône polonais sous le nom de Ladislas II Jagellon (1386-1434), le grand-prince de Lituanie se convertit au catholicisme et entraîna avec lui ses sujets. Il engagea une lutte féroce contre l’ordre Teutonique, qu’il finit par remporter en s’emparant de Dantzig et de la Poméranie orientale. Mais cette victoire fut de courte durée. L’État polono-lithuanien, assemblage de seigneuries sans forte cohésion, eut à affronter l’influence germanique à l’ouest, la poussée des grands-ducs moscovites et des Tatars à l’est et des Turcs ottomans au sud-est. À la mort de Casimir IV, l’union polono-lithuanienne fut momentanément interrompue, puis rétablie et raffermie en 1501-1506 sous Alexandre Ier qui dut accorder des privilèges à la noblesse.
L’Empire ottoman, battu par le prince Eugène à Zenta, le 11 septembre 1697, fut acculé à signer le traité de Karlowitz, le 26 janvier 1699, première étape de son démembrement qui s’achèvera deux cent dix ans plus tard. Il cédait la Hongrie à l’Autriche sauf le Banat de Temesvar, et la Transylvanie, qui, à ce jour, reste un territoire roumain où réside une importante communauté hongroise. La Pologne recevait la Podolie, la Russie, l’Ukraine occidentale, et la presqu’île d’Azov, que Pierre le Grand avait saisi en 1696.
Le crépuscule de l’alliance franco-polonaise
La Pologne, amie traditionnelle de la France, sortit du cercle de ses alliés à la fin du xviie siècle. Époux d’une Française, Marie de la Grange d’Arquien, attaché à l’alliance française, Jean Sobieski, catholique fervent, fit de la lutte contre l’infidèle, la grande idée de son règne, ce qui le rapprocha des Habsbourg, menacés par la poussée turque. La Pologne fut perdue lorsqu’en 1697, la Diète, après avoir désigné Conti, candidat de Louis XIV, nomma finalement le roi de Saxe, Auguste le Fort, père du futur maréchal de Saxe, roi de Pologne, qui se fit couronner à Cracovie. Cela provoqua une nouvelle rupture des relations entre la France et la Pologne jusqu’en 1726, Auguste II soutenant les ennemis de la France. Le dénouement des tragédies antiques exigeait un sacrifice, ce fut celui de la Pologne, royaume où régnait non le roi mais la règle du liberum veto, et qui avait la malchance d’être voisine de trois puissances existantes ou à venir : Autriche, Prusse et Russie. Jean II Casimir avait en vain essayé d’abolir en 1665 le liberum veto, système selon lequel tous les nobles polonais s’estimant égaux entre eux, chaque délibération de la Diète était soumise à la règle de l’unanimité ; ainsi chaque seigneur en émettant son veto engendrait l’élection d’une nouvelle Diète et le report des décisions envisagées par celle-ci. Les ambitions contradictoires des puissances se combinèrent aboutissant à la destruction de cette fragile entité. À la mort d’Auguste II en 1733, Stanislas Leczinski, le beau-père de Louis XV, se fit élire à nouveau roi de Pologne grâce à l’appui de la famille Czartoryski, dont un illustre représentant, Adam Jerzy Czartoryski (1770-1861) fut par la suite ministre des Affaires étrangères de Russie, de 1804 à 1806. Cette affaire conduisit à la guerre de succession de Pologne (1733-1738), qui se solda par le traité de Vienne de 1738 au terme duquel Stanislas ne restait que roi titulaire. Il reçut le duché de Lorraine en compensation qui nous valut la place éponyme, alors qu’Auguste III demeurait sur le trône. La situation du beau-père de Louis XV étant assurée, la France se désintéressera alors de la Pologne. La Russie et la Prusse eurent tout loisir de s’entendre, par le traité de Saint-Pétersbourg (1764), pour investir sur le trône un protégé, ancien amant de Catherine II, Stanislas II Poniatowski qui fut élu le 7 septembre 1764. Celui-ci s’efforça, en vain, de réformer les institutions polonaises, mais se heurta à la résistance des nobles qui firent appel à la Russie forçant les Polonais, par un traité signé en février 1768, à conserver leurs « anciennes libertés ». En Russie, le principal conseiller de Catherine II, la « Sémiramis du nord », Panine, avait théorisé le « système du nord » qui préconisait l’alliance avec la Prusse, la soumission de la Suède et de la Pologne, avec l’appui lointain de l’Angleterre, aboutissant à une sorte de condominium partagé sur la Baltique. Quelques patriotes polonais firent appel à la France et malgré la diversion qu’a représentée la guerre russo-turque de 1768-1774, ils durent s’incliner en 1772.
Les partages de la Pologne, tragédie européenne
Catherine II entendit également tirer parti de l’affaiblissement de la Pologne pour récupérer les terres ukrainiennes et biélorusses qui avaient appartenu à la Rous’ de Kiev. Cela conduisit au premier découpage de la Pologne en 1772, puis au deuxième en 1793. Le troisième partage en 1795 ajoute à la Russie les anciens territoires des Chevaliers teutoniques, une partie des territoires de la Lituanie et de la Pologne actuelle, dont la majorité avait adopté le protestantisme au xviie siècle. Le retrait de la France des affaires de l’est européen permettra aux ambitions de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche de s’y étaler avec audace au détriment de la Pologne, un drame historique qui continuera sous diverses formes jusqu’en septembre 1939. La défaite et la chute de Napoléon marquaient à ses yeux l’échec de la tentative d’hégémonie d’une puissance qui projetait d’établir, selon Hegel, l’« État universel » d’une Europe unifiée par la force. Cela ouvrait pour Czartoryski une perspective nouvelle, celle d’une unification de l’Europe sur la base de la liberté des peuples (et donc de leur droit à se constituer en État souverain) et de l’universalité des droits de l’homme.
C’en était fini de l’intégrité et de l’indépendance de la Pologne. Alors que l’équilibre européen reposait jusque-là sur l’existence de pays se contrebalançant plus ou moins les uns les autres par un système d’alliances, de coalitions, en préservant la souveraineté et l’indépendance de chacun d’entre eux, les États européens dérogeront à cette règle fondamentale du droit des gens. Ils réaliseront le sacrifice de la Pologne, qui fera l’objet de trois partages successifs (1772, 1793, 1795).
Les épreuves de la Pologne se poursuivirent. Les troupes russes et prussiennes l’occupèrent à nouveau au début de 1793, ce qui donna lieu au deuxième partage, le 23 septembre 1793, dont l’Autriche, en guerre avec la France, fut exclue. Catherine II annexa les provinces orientales, avec Minsk, la Podolie et l’Ukraine ; elle cédait la Grande Pologne avec Kalisz à la Prusse, avec Dantzig, Thorn et Poznan. Malgré l’héroïque résistance du général Tadeusz Kosciuszko (1746-1817), il fut procédé au troisième partage, par les traités du 24 octobre 1795. La Prusse obtint Varsovie et la Mazovie, la Russie poussa ses frontières jusqu’au Niémen et au Boug. Elle annexait la Courlande, la Samogitie, la plus grande partie de la Lituanie, la Russie noire, la Polésie et la Volhynie. À l’Autriche ne revint que la Galicie occidentale, avec Cracovie, Lublin, Siedlce, Radom, Sandomierz. Enfin, le 12 janvier 1796, une convention à Saint-Pétersbourg insista sur la « nécessité d’abolir tout ce qui pouvait évoquer le souvenir de l’existence du royaume de Pologne ».
La résurrection de la Pologne
En Pologne, sous souveraineté russe, le peuple se souleva à plusieurs reprises (1830, 1863). Dès août 1914, un Comité national suprême fut fondé par Joseph Pilsudski réfugié en Galicie autrichienne, et prépara l’insurrection avec ses « sociétés de tir ». Accès de lucidité, en janvier 1914, le ministre des Affaires étrangères russe Serguei Sazonov conseilla au tsar de « créer un réel intérêt » liant les Polonais à l’État russe, proposition qui effleura à peine l’esprit de Nicolas II qui, velléitaire, ne la concrétisa pas. Le tsar portait le titre de roi de cette « Pologne du Congrès » qui s’enfonçait entre la Galicie autrichienne, la Silésie et la Pologne prussienne.
Finalement, à l’issue de la Première Guerre mondiale, le traité de paix fut signé le 3 mars 1918, à Brest-Litovsk, forteresse du tsar sur le Boug, où se trouvait le quartier général du haut commandement allemand de l’est. La Russie abandonne ses territoires de Pologne, de Courlande et de Lituanie dont elle laisse aux puissances centrales le soin de régler le sort soit 26 % de sa population. Elle promet d’évacuer entièrement la Livonie et l’Estonie, mais sans renoncer à la souveraineté. La Pologne obtient de facto son indépendance le 11 novembre 1918 (qui deviendra sa fête nationale) lors du retrait des troupes allemandes. S’ensuit une guerre avec l’Ukraine indépendante et un soulèvement en Grande-Pologne, sous domination allemande. Lors des premières élections libres de la Diète du 26 janvier 1919, la droite nationaliste remporte un peu plus de la moitié des sièges. Dès février, des heurts éclatent avec la Russie soviétique pour le contrôle de Wilno. Avec l’aide des armées alliées, les Polonais tiennent bon.
Le traité de Versailles (28 juin 1919) reconnaît la Pologne comme un État de plein droit, mais lui impose une protection des minorités (raciales, linguistiques et religieuses) par la SDN. Pour lui donner un accès à la mer, on lui attribua la majeure partie de la Prusse occidentale (le fameux corridor polonais). Mais Dantzig, devenue au cours des siècles une ville complètement allemande, fut érigée en ville libre. La Posnanie en majorité polonaise fut également attribuée au nouvel État. À la suite de heurts violents entre Allemands et Polonais en mai 1921, la commission interalliée accorda la partie la plus riche de la Silésie à la Pologne, avec Beuthen et Kattowitz.
Plus grave était le problème des frontières orientales. À la fin de 1918, quand les troupes allemandes évacuèrent l’Ukraine et la Pologne orientale, les troupes soviétiques réoccupèrent les territoires abandonnés, et dès le début de 1919, atteignirent le Bug. Les hostilités se prolongèrent encore deux années. En avril 1920, le gouvernement polonais signa avec le directoire de Symon Petlioura un traité qui fixait la frontière polono-ukrainienne, par lequel la République nationale d’Ukraine reconnaissait l’appartenance de la Galicie à la Pologne, ainsi que l’ouest de la Volhynie. Pour les Ukrainiens, l’abandon de la Galicie était une vraie trahison. De son côté, l’Armée rouge parvint aux faubourgs de Varsovie, achevant sa marche vers l’ouest, répondant à l’exhortation de son jeune chef charismatique Toukhatchevski (1893-1937), qui sera fusillé par Staline. La Pologne, consciente de sa faiblesse par rapport à la nouvelle Russie soviétique, se résolut à signer un armistice à Riga en octobre1920. La frontière fut établie à l’est de la ligne Curzon, coïncidant avec l’ancienne démarcation entre la Russie et la Rzeczpospolita avant les partages de la Pologne. Elle reconnut l’indépendance de la République socialiste soviétique d’Ukraine. Petlioura et l’UNR étaient laissés à leur sort. Une fois de plus se vérifiait la loi historique, selon laquelle l’Ukraine est toujours la victime d’une entente entre Russie et Pologne, devant choisir la « protection » de la plus puissante, règle à laquelle elle a été soumise jusqu’à nos jours. En mars 1921, le traité de Riga entérina le partage de l’Ukraine entre ses deux voisines.
À la suite de la disparition de la Tchécoslovaquie, puis des accords de Munich du 29 septembre 1938, la Pologne en profita pour s’emparer du territoire de Teschen situé en Silésie qu’elle convoitait depuis 1919.
Les frontières de la Pologne à l’issue de la Seconde Guerre mondiale
Puis éclata la Seconde Guerre mondiale, provoquée par l’invasion de la Pologne par la Wehrmacht, le 1er septembre 1939 : le nœud gordien polonais était tranché. Varsovie capitula le 27 août. Le 11 septembre, la Wehrmacht fit savoir qu’elle avait atteint, voire dépassé ses objectifs. Puis l’Armée rouge s’ébranla le 17, réconfortée par la signature la veille d’un armistice avec le Japon, aux cris de Na Germantza ! (« Sus aux Allemands ! »). La Pologne fut partagée selon une ligne qui suivait la ligne Curzon de 1920 et attribuait aux Soviétiques tous les territoires à l’est du Bug. La Pologne annexée fut partagée entre la Biélorussie et l’Ukraine. Staline, qui proposa d’abandonner l’idée d’un État polonais résiduel, voulait se défaire des provinces où l’élément polonais était hégémonique, en échange de la Lituanie. Les districts pétrolifères de Drohobycz et Borysalv furent évacués par la Wehrmacht au profit d’une Ukraine réunifiée par Moscou. Seule la pointe de Suwałki, au sud-ouest de la Lituanie, proche de Königsberg et devenue aujourd’hui Kaliningrad, restait aux mains des Allemands. Plusieurs centaines de milliers de Polonais furent envoyés dans les camps du goulag en Sibérie, dont la famille de Wozschiech Jaruzelski, futur chef d’État polonais. Ainsi, selon Berlin et Moscou, la cinquième désintégration de la Pologne posait « les bases solides d’une paix durable en Europe orientale ».
Dès 1943, les Alliés occidentaux et le gouvernement polonais de Londres se préoccupèrent des frontières de la Pologne, sachant que l’URSS victorieuse ne renoncerait pas aux territoires qu’elle avait acquis à la suite du pacte germano-soviétique. À la conférence de Téhéran en 1943, les Trois s’accordèrent sur cette ligne Curzon. En février 1944, Churchill devant les Communes lança l’idée d’accorder des compensations à la Pologne au nord et à l’ouest au détriment de l’Allemagne. En février 1945 à Yalta, Staline confirma qu’il s’en tenait également à la ligne établie par lord Curzon, définie en 1919 lors du congrès de Versailles. Celle-ci abandonnait tous ses territoires ukrainiens et biélorussiens (Polésie, Volhynie, des territoires disputés par les empires durant des siècles) – une blessure qui n’a peut-être jamais été totalement guérie – mais partageait la Prusse orientale avec elle. La partie nord, avec Königsberg, devenue Kaliningrad, revint à l’URSS, la partie sud, la Mazurie avec les ports de Gdansk et Gdynia, à la Pologne. C’est à l’ouest où elle se déplaça de 300 km que les changements furent les plus significatifs, puisque la Pologne obtenait en compensation la gestion provisoire de tous les territoires.
Étant entendu que la fixation définitive de la frontière orientale de l’Allemagne était ajournée jusqu’au moment de la signature d’un traité de paix, lequel n’intervint jamais. La Pologne considéra, dès 1945, la ligne Oder-Neisse pour frontière définitive et la fit reconnaître par la RDA en 1950 et 1955. Ce qui donna naissance à la lancinante question de la frontière Oder Neisse que le chancelier Helmut Kohl n’admit qu’à la veille de la réunification allemande à l’été 1990. En effet, un doute subsistait sur le tracé de la frontière polonaise : devait-elle suivre le cours de la Neisse orientale, comme le soutenaient les Anglo-Saxons, ou de la Neisse occidentale, ce qu’affirmait Staline qui confia derechef à l’armée polonaise sous commandement soviétique d’occuper tous les territoires situés à l’est de la Neisse occidentale. De plus, furent incorporés au territoire polonais la ville et le port de Stettin¹ rebaptisé Szcecin, pourtant situés sur la rive gauche de l’Oder à 15-20 km à l’ouest – solution présentée pour provisoire, mais qui perdurera quarante-cinq ans. À Potsdam, Staline avait déclaré tout crûment qu’il n’y avait pas un seul Allemand à l’est de la ligne Oder Neisse, alors que deux ans plus tard Molotov admit que le chiffre des Allemands expulsés était de 5,7 millions.