La Foire de Karlsruhe entre aujourd’hui dans sa vingt et unième année. Elle a développé à sa façon les principes qui ont présidé à la Foire de Cologne, crée en 1967. C’est-à-dire, avoir une identité locale ouverte sur le monde en invitant une majorité de galeries allemandes ainsi que des galeries venues de nombreux pays dans le but d’exposer la diversité des courants de l’art d’aujourd’hui.
Le modèle Karlsruhe : une foire enracinée, singulière et rayonnante
Quel est donc cette autre façon de concevoir une foire d’art que les grands médias ont tendance à ignorer ou à traiter de « locale » pour ne communiquer que sur le modèle « international-global » de la Foire de Bâle ? Le mépris affiché des médias à leur égard est pourtant en contradiction avec les attentes du public amateur d’art. En effet, les taux de fréquentation de ces foires dites « provinciales » est équivalent ou plus élevées que celui des foires globales. Cologne en moyenne compte sur 60 000 entrées, et Karlsruhe sur 50 000 quand les Foires de Bâle peinent à atteindre les 50 000 malgré le concert de louanges médiatiques qui leur est exclusivement réservé. Plus précisément, en 2023, à Karlsruhe (301 000 habitants ) la foire a fait 47 000 entrées – à Cologne (1 000 000 d’habitants), 45 000 entrées – La Foire de Bâle Paris+, mondiale et hyper médiatisée a fait, à Paris (2 133 000 habitants intramuros), 47 000 entrées.
La Foire de Karlsruhe apparaît en 2003 au moment où « l’Art contemporain » devient un produit financier sécurisé, mondial, non régulé, défiscalisé, porté en partie par la Foire de Bâle. Celle-ci crée sa première succursale, Art Basel Miami Beach, en cette même année. Elle sera bientôt suivie par celles de Hong Kong (2013) et Paris qui, en 2022, boucle triomphalement la ceinture planétaire des foires globales.
La Foire de Karlsruhe naît dans ce contexte, portée par Ewald Karl Schrade dont l’ambition est d’exposer la réalité de la scène de l’art, incluant la peinture, gravure, sculpture, dans toute la diversité de leurs expressions. Elle soutient les galeries allemandes en leur donnant une large visibilité et notoriété. Elle met particulièrement en valeur celles de son bassin civilisationnel : le Bade Wurtemberg, qui inclut Alsace, Autriche, Luxembourg. Elle accueille les galeries d’autres pays qui se reconnaissent dans cette démarche ouverte aux courants esthétiques les plus divers sans exclure pour autant le courant conceptuel. En 2024, Christian Jarmuschek et Olga Blass ont repris le flambeau et réunissent 177 galeries dont 46 galeries étrangères venues de 14 pays.
Karlsruhe est une ville qui se prête à la rencontre : grand carrefour routier, aérien, ferroviaire de l’Europe. C’est une petite capitale grâce à son riche patrimoine artistique, cadre d’une vie culturelle intense. C’est aussi une ville très active, aux entreprises de toutes tailles, aux applications variées. Les technologies de pointe y sont très présentes concernant en particulier le numérique, l’information, la communication, les nanotechnologies, L’industrie automobile et pharmaceutique sont importantes. Ce land est peuplé d’entrepreneurs à l’esprit indépendant, au goût du risque affirmé, pépinière de collectionneurs de toutes générations et états de fortune.
La Foire de Karlsruhe correspond à ce public, à la diversité de ses choix d’œuvres, comprenant toute la gamme des prix. C’est un lieu de rencontre de quatre générations d’artistes vivants avec quatre générations d’amateurs : les artistes qui ont une œuvre au long cours côtoient ceux qui commencent à exposer. Ainsi sont réunis en un même lieu les collectionneurs qui aiment à découvrir de nouveaux talents et ceux qui soutiennent des talents confirmés, où ayant connu une notoriété et ont été oubliés. La valeur intrinsèque est recherchée plus que la spéculation financière. Cette foire ambitionne la venue d’un large public qu’elle souhaite convertir en amateurs et collectionneurs. Tout y contribue une belle présentation, des tarifs d’entrée abordables (entre 19 et 25 euros). Les enfants sont accueillis gratuitement jusqu’à 11 ans, un espace est prévu pour eux.
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Contribuer à l’histoire de l’art
Ce qui fait de la Foire de Karlsruhe un modèle particulier est le projet de Karl Schrade d’en faire un lieu de visibilité de l’histoire de l’art moderne à partir de 1900. Le siècle vient de s’achever, le temps est venu d’en avoir une vue d’ensemble. Ce faisant, il fait surgir une réalité peu conforme au story-telling de marketing sur l’art moderne et contemporain, élaboré, de jour en jour par institutions, stratégies commerciales et financières et relayées par les grands médias. Il a cassé les codes de la ruse commerciale qu’ont adoptée beaucoup de marchands depuis la fin du XIXe un siècle : destituer un courant dit « d’avant-garde » pour en imposer un nouveau et permettre ainsi une spéculation rentable. Il propose une tout autre démarche : valoriser tous les courants de la modernité en leur donnant une dimension historique, une profondeur temporelle, une identité. Il insiste sur la valeur singulière et unique de chaque œuvre en demandant aux galeries participantes de faire un grand nombre d’expositions mettant en valeur un seul peintre. Cette année on peut compter 196 expositions individuelles à Karlsruhe.
Pouvoir regarder en même temps la création de cinq générations d’artistes aux notoriétés très diverses est un exercice passionnant pour un amateur et pour un artiste qui permet à ces derniers d’évaluer, par eux-mêmes, ce qu’une œuvre a d’unique.
À Karlsruhe, d’une galerie à l’autre, l’amateur fait une promenade dans le siècle. Il voit, sous ses yeux, se métamorphoser les courants de la modernité, tous déjà présents, simultanément, dès avant 1914. Chaque œuvre se révèle singulière et cependant née de diverses influences. Le cheminement entraine le visiteur vers les dernières salles ou les jeunes galeries exposent les jeunes artistes. D’édition en édition, Karl Schrade montre dans les allées de sa foire un parcours toujours nouveau de 120 ans de création : la modernité au long cours, « la suite de l’art » ! L’observation visuelle qu’offre cette foire sur tout un siècle révèle que la rupture n’est pas dominante. L’on constate plutôt que continuité et innovation sont liées, et cela, toujours de façon imprévisible.
Karl Schrade est reconnu pour avoir joué un grand rôle en redonnant une visibilité à un courant de fond du monde germanique, toujours aimé, présent de façon constante depuis le Moyen Âge : l’Expressionnisme. C’est une sensibilité visuelle qui s’exprime autant dans l’art savant et virtuose que dans un art plus libre, qu’il soit figuratif ou abstrait. Une autre originalité de cette foire est de mettre en valeur non seulement la galerie et l’artiste, mais aussi le collectionneur. En effet les collections particulières, avec leur caractère unique, sont exposées. Ainsi il est possible d’observer l’approche d’un amateur, son regard et de son évolution dans le temps.
La mise en valeur visuelle de la sculpture, gravure, peinture
La modernité décidément est par essence diverse et ce n’est pas toujours facile de mettre en scène ce qui ne s’accorde pas forcément et apparaît chaotique. C’est la raison pour laquelle Karl Schrade a attaché beaucoup d’importance à l’organisation de l’espace d’exposition, de le concevoir aussi large que possible. Son but n’est pas de choquer, dérouter, déstabiliser le public, il désire au contraire favoriser la contemplation, l’entrée dans l’intimité d’une œuvre. Cette foire est d’abord conçue pour une approche sensible de celles-ci.
Un domaine où il a particulièrement réussi est la sculpture. Bannie par l’Art contemporain et les foires globales, elle a été particulièrement mise en valeur à Karlsruhe. Plusieurs larges espaces de cette Foire y sont consacrés afin de les mettre en scène, permettre une circulation autour d’elles, les voir de près et de loin. La gravure est aussi très présente et mise en valeur.
L’exportation du modèle Karlsruhe
En Allemagne beaucoup de foires suivent ce modèle accompli du « local rayonnant ». Presse et institutions allemandes n’y sont pas hostiles, ce qui assure aux foires, galeries et artistes une grande prospérité. L’attachement à ce modèle libéral a pu se voir récemment lors d’une tentative d’introduction d’une quatrième Foire de Bâle, « globale-financière » à Düsseldorf en 2017. Elle a provoqué une résistance du milieu de l’art et une polémique dont la presse s’est fait l’écho.
Daniel Hug directeur de la Foire de Cologne a protesté publiquement en apprenant que MCH groupe financier des Foires de Bâle projetait d’acheter 25% de la Foire de Cologne et investir autant pour la création d’une nouvelle foire à Düsseldorf. Dans un Interview accordé à l’Agence de Presse Deutsch Press Argentur, il rappelle que « L’art est divers et nous ne devons pas le détruire » et dénonce les méthodes de MCH qui ressemblent à « une certaine forme de colonialisme ! ». Il affirme qu’il est légitime que la Foire de Cologne « présente la scène globale à partir d’une perspective allemande ». C’est ainsi que Cologne a échappé à la tutelle bâloise et que la Foire de Düsseldorf n’a connu qu’une édition avec MCH. Cologne, Karlsruhe et d’autres foires allemandes défendent ainsi leur légitimité et raison d’être.
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En France la Foire Art Paris crée en 1999 à tenté de répondre à l’urgence de donner une visibilité aux galeries défendant peintres, sculpteurs, graveurs, ceux-ci ayant perdu toute visibilité en raison du mépris à leur égard du ministère de la Culture les jugeant « non contemporaines », entraînant la presse à les qualifier telles. C’est ainsi qu’ Art Paris a été étiquetée : « Foire provinciale ». Le Ministère a soutenu exclusivement la FIAC, foire portant le label « international-contemporain », accueillant de ce fait peu de galeries françaises, celles-ci n’exposant de surcroit que rarement des artistes français. Cette attitude a fait disparaître de toute visibilité les galeries indépendantes et les artistes non conceptuels en France. Plus encore, tous les artistes français y compris les conceptuels-officiels ont disparu de la scène artistique internationale : il n’y a généralement aucun artiste français au Top 100 annuel d’Art Price et à peine une dizaine au Top 500.
La pandémie, entre 2020 et 2022, a ébranlé les foires globales avec l’interruption du trafic aérien. Le portefeuille MCH de foires de Bâle a connu de fortes difficultés et a été racheté par l’américain James Murdorch. Sa première action a été de créer une quatrième édition : Foire de Bâle-Paris +. Paris est ainsi devenue en 2022 un des « show case » de l’Art global, coté à New York. De ce fait tout ce qui fait de Paris une capitale de l’art au sens fort du terme est devenu plus invisible que jamais.
Cependant, si on observe avec attention les changements provoqués ou accélérés par la pandémie, on se rend compte que les choses se réorganisent autrement. Les Foires rayonnantes, situées au cœur d’un « bassin civilisationnel », ouvertes sur l’international, s’imposent partout dans le monde. Elles se sont multipliées notamment en Amérique du Sud, en Asie et en Afrique. Elles échangent, correspondent entre elles, sans passer par le pôle new-yorkais. En Europe, Art Paris, en 2021, a acquis une légitimité jusque-là déniée par le Ministère et les médias.
La visite de la Foire de Karlsruhe-2024 m’a permis de constater la réussite du modèle de foire « enraciné-rayonnant » et de réfléchir sur ces deux manières de faire la Foire qui s’affrontent depuis un demi-siècle :
– Le modèle libéral allemand où chaque Land fait de ses villes des capitales en encourageant leurs foires rayonnantes. – Le modèle français, dirigiste et centralisé, encadré par un corps d’inspecteurs de la création dont le mépris à l’égard des foires « provinciales » a fait de Paris une province de New York, en cédant en 2022 le Grand Palais à Art Basel Paris +.
Ainsi, aujourd’hui, Karlsruhe répond davantage aux caractéristiques d’une capitale que Paris.