Commissaire général de police, Fernand Gontier a été directeur central de la Police aux frontières (PAF) durant cinq ans, entre 2017 et 2022. Ayant mené l’ensemble des trente-sept ans de sa carrière policière au sein des services de la PAF, des plus opérationnels aux plus stratégiques, sous l’autorité de nombreux ministres de l’Intérieur, il est aujourd’hui directeur honoraire des services actifs de la Police nationale.
Entretien réalisé par l’Observatoire de l’immigration et de la démographie (OID).
M. Gontier partage son expérience, son analyse et ses propositions relatives à un contrôle plus efficace des frontières françaises et européennes dans un ouvrage récemment paru : La face cachée de l’immigration (éditions Baudelaire).
OID : La Police aux frontières (PAF) a fêté son cinquantième anniversaire à l’été 2023, dans un contexte de réforme global de la police nationale. Quel regard portez-vous sur l’impact de cette réforme sur le travail et l’organisation de la PAF, qui est désormais l’une des quatre directions nationales placées sous la supervision de la Direction générale de la police nationale (DGPN) ?
Fernand Gontier : La police aux frontières a toujours été une direction active de la police nationale. Elle est rattachée organiquement au directeur général de la police nationale avant et après la réforme.
Cette direction de police cumule, s’agissant des frontières, les missions de contrôle de l’immigration et de police : cette « double casquette » lui permet une approche globale du franchissement des frontières et une rationalisation des tâches associées.
Au-delà de ces aspects, la PAF « embrasse » toutes les dimensions de la lutte contre l’immigration irrégulière : la lutte contre la fraude documentaire et à l’identité ; la détection des entrées irrégulières, des séjours irréguliers et des personnes recherchées ; la lutte contre les trafics de migrants (logeurs, passeurs, employeurs) et les filières criminelles organisées, avec un office de police judiciaire dédié interservices et interministériel appuyé par ses antennes territoriales (OLTIM : Office de lutte contre le trafic illicite de migrants ) ; la coopération internationale, avec le soutien de la direction de la coopération internationale de sécurité ; la mise en œuvre des mesures d’éloignement avec les centres de rétention ; la gestion des moyens de transport pour les éloignements et des escortes accompagnantes ; l’obtention d’une partie des demandes des laissez-passer consulaires ; le contrôle des moyens de transport internationaux ; la tenue des statistiques relatives aux contrôles aux frontières et à la lutte contre l’immigration irrégulière…
Mais aussi l’analyse des flux migratoires, des missions de formation interne et externe, ou encore le pilotage du point national de contact de l’agence Frontex et la gestion du détachement français du corps européen des garde-côtes et des garde-frontières. J’en oublie par souci de simplification ! Ces missions sont réalisées tant en métropole qu’en outre-mer.
À l’occasion des grands évènements comme les Jeux Olympiques, la PAF déploie aussi un dispositif transfrontalier spécifique avec ses services homologues afin de prévenir les risques terroristes ou les troubles à l’ordre public.
Par ailleurs, la police aux frontières est chargée des missions de coordination de la lutte contre l’immigration irrégulière. Ce rôle sous l’autorité des préfets devrait être renforcé pour obtenir ce que l’on appellerait la « border force à la française ». La PAF travaille aussi en parfaite coordination avec la Direction générale des étrangers en France (DGEF).
Cette PAF « à la française » fait des envies chez tous les équivalents européens, où les missions sont parfois morcelées entre plusieurs directions. J’ai eu l’occasion de découvrir d’autres systèmes auprès d’eux, mais aucun n’avait cette polyvalence dans la spécialité .Il faut désormais aller plus loin encore, en constituant des états-majors intégrés de la lutte contre l’immigration irrégulière.
La réforme de la police nationale a pris en compte cette filière, reconnue à part entière comme une mission de police majeure. Elle a été mise en œuvre au 1er janvier 2024 et l’évaluation de son efficacité est prématurée à ce stade.
OID : La France compte deux corps de « gardes-frontières » distincts, avec la PAF d’une part (sous l’autorité du ministre de l’Intérieur) et les douanes d’autre part (appartenant au ministère de l’Economie et des Finances). Comment résumeriez-vous la répartition des missions entre ces deux forces ?
Fernand Gontier : Pour faire simple, l’on pourrait dire que la PAF contrôle les personnes et les douanes s’assurent des marchandises. Mais les choses en réalité sont plus complexes.
Une frontière extérieure (c’est-à-dire de niveau européen) ne peut être franchie que sur des points de passage précis, dits frontaliers (PPF) : il y a une répartition de ces points entre la PAF et la douane. Sur des « gros » PPF à fort trafic comme Roissy, la PAF accomplit le contrôle des personnes lors du franchissement des frontières tandis que la douane se consacre aux marchandises. S’agissant des PPF de moindre importance volumétrique en termes de passagers, la douane exerce les deux missions de contrôle : des personnes et des marchandises.
La France compte environ 120 PPF, principalement aériens. Les deux administrations entretiennent d’excellentes relations et cette répartition des sites est revue régulièrement.
Pour autant, tout cela donne-t-il entière satisfaction ? La commission d’évaluation Schengen, qui est l’organe de contrôle de l’efficacité de nos contrôles aux frontières extérieures, pointe l’insuffisante formation de nos garde-frontières.
Des efforts importants ont été consentis depuis les évaluations antérieures, mais il faudrait encore renforcer les formations communes de ces deux services, sans doute au sein d’une académie des garde-frontières qu’il faudrait créer. La France pourrait y former les garde-frontières d’autres pays européens. Cela aurait également pour avantage de mieux préparer tous les effectifs du contingent français mis à disposition de l’agence Frontex (agents permanents, temporaires ou missionnés).
OID : L’immigration est un sujet transversal qui irrigue tous les principaux champs des politiques publiques. Quel regard portez-vous sur l’expérience du ministère de l’Immigration (2007-2010) ? Et aujourd’hui, comment pourrait-on améliorer la coordination des différents services de l’Etat en matière d’immigration ?
Fernand Gontier : L’immigration est en effet une question complètement transversale, même si certains ministères paraissent davantage en première ligne que d’autres. De mon point de vue, la création d’un ministère de l’immigration a eu un effet positif, avec un affichage public de la volonté de reconnaître cette question comme essentielle dans un gouvernement de la République, ainsi qu’une approche globale regroupant des compétences et des effectifs des ministères de l’Intérieur, du Travail et des Affaires Etrangères. Ce ministère a été organisé de main de maître par Patrick Stefanini, qui est l’un des plus grands spécialistes français des questions d’immigration.
Avec le recul toutefois, cette approche globale aurait dû avoir une dimension encore plus interministérielle en impliquant d’autres ministères comme la Justice, le Logement, l’Education ou la Santé. Mais surtout, il eût fallu que la gouvernance des questions migratoires soit placé non pas à côté des autres ministères, mais au-dessus de tous les ministères.
La création en 2005 d’un comité interministériel du contrôle de l’immigration placé sous l’autorité du Premier ministre était judicieuse. Ce comité aurait pu être transformé en une structure permanente intégrant tous les acteurs de cette politique afin de peser sur l’ensemble des ministères.
Aujourd’hui cela fait défaut, car chaque ministère a sa propre vision de ces sujets et la coordination reste à parfaire. J’évoque d’ailleurs ce point dans mon livre, avec d’autres axes d’effort de coordination au niveau opérationnel de la lutte contre l’immigration irrégulière.
OID : Dans le cadre de ses fonctions de lutte contre l’immigration irrégulière sur le territoire national, la PAF consacre un travail important à l’identification et à la résorption des fraudes – en particulier documentaires. Pourriez-vous nous dresser un bref état des lieux des fraudes les plus courantes ?
Fernand Gontier : Les fraudes documentaires ou à l’identité permettent à des étrangers d’usurper une identité, un droit, un statut ou encore une nationalité. Ces fraudes s’appuient d’abord sur la fraude des documents d’identité ou de voyage eux-mêmes par falsification, contrefaçon ou usage frauduleux d’un document appartenant à autrui. Par ailleurs, la fraude concerne aussi les « documents-sources » c’est-à-dire les justificatifs qui permettent d’obtenir un véritable titre comme un passeport français, une carte nationale d’identité, etc.
Les clandestins cherchent non seulement à utiliser des documents frauduleux français ou d’un autre pays européen (faux visa ou visa usurpé, faux titre de séjour…) pour pénétrer sur notre territoire ; mais ils souhaitent, pour avoir l’apparence de la légalité en cas de contrôle, y demeurer au moyen non seulement de faux documents d’identité ou de séjour, mais aussi grâce à l’obtention indue de ces mêmes documents administratifs : l’invocation d’une fausse minorité, la reconnaissance frauduleuse de paternité, la négociation d’un mariage blanc, la fraude à l’asile politique, les faux malades, les faux permis de conduire…
Ces fraudes débouchent le plus souvent sur des fraudes sociales (RSA , Allocations familiales, Urssaf…) ou dans un cadre privé (contrat de travail, locations, ouverture de comptes bancaires…).
Les fraudes des étrangers sont constatées dans toutes nos procédures administratives, mais bien évidemment tous les étrangers des pays tiers à l’Europe ne sont pas des fraudeurs.
Presque 50 % des filières d’immigration clandestine en France ont recours à la fraude documentaire, soit environ 150 par an, avec la découverte de nombreuses officines de fabrication de ces documents.
À ce stade, je voudrais indiquer que la lutte contre la fraude documentaire ne doit pas être réservée à des spécialistes (fussent-ils de la PAF) mais intégrée dans la formation et les missions de toutes les forces de l’ordre, des préfectures, des mairies, des organismes sociaux et plus largement de tous les ministères concernés par la consultation de documents administratifs. La culture de la lutte contre la fraude ne va pas de soi et elle est inégale selon les services.
La police aux frontières interpelle 10 000 porteurs de faux documents par an et saisit entre 10 000 et 15 000 faux documents. Elle a créé une division de l’expertise en fraude documentaire et à l’identité, avec un réseau national d’analystes en fraude documentaire et à l’identité d’environ 1 000 personnes. Ce réseau assure des formations et des séances de sensibilisation auprès de 10 000 personnes au sein du ministère de l’Intérieur et en dehors. La PAF diffuse aussi des fiches d’alerte sur des faux documents ou sur des modes opératoires et détient une très riche documentation.
OID : Face à cette multiplicité des voies et moyens utilisés par les fraudeurs, comment lutter efficacement contre la fraude documentaire ?
Fernand Gontier : Pour résumer, je citerais :
- La biométrie, en particulier de l’état civil ;
- La généralisation de l’utilisation d’un numéro d’inscription au répertoire (NIR) à l’instar de plusieurs pays européens ;
- La mise en œuvre de titres sécurisés ;
- La sensibilisation ou la formation de premier niveau avec quelques réflexes simples (examen visuel du document et de la personne, un questionnement), quelques équipements de détection (lampe UV, loupe) et la possibilité de consulter des bases de données françaises ou européennes.
Un outil informatique baptisé « Docverif », certes imparfait car il ne donne pas accès à la biométrie ou la photographie, permet de connaître l’identité avec des données nominatives ainsi que le numéro du document et sa validité (passeport ou carte d’identité). Toutefois, cet outil ne permet de lutter contre l’usage frauduleux d’un document authentique ou d’une doublette d’un vrai document. Au niveau européen est accessible publiquement le registre public en ligne des documents authentiques d’identité et de voyage (PRADO) .
Aujourd’hui plusieurs menaces se révèlent avec la numérisation des documents et les procédures administratives dématérialisées, qui certes facilitent la vie des administrés mais permettent également de faciliter la fraude documentaire et/ou à l’identité. Enfin la cybercriminalité constitue un champ d’expansion pour les faussaires et les fournisseurs de faux documents, via le dark web.
Il est très difficile de synthétiser en quelques mots le sujet de la fraude documentaire et à l’identité car ce sujet est immense et peut apparaitre un peu théorique, alors qu’il est en fait très concret, car il s’agit d’un vol ou d’une obtention avec des préjudices réels pour les personnes et nos finances publiques. Nous devons nous protéger également nous-mêmes par des réflexes au quotidien en préservant l’accès à nos données nominatives, et nous devons être protégés par nos institutions.
OID : Parmi les instruments de mesure les plus fréquemment utilisées pour évaluer l’efficacité de la politique d’éloignement, le taux d’exécution des OQTF apparaît avoir pris une place centrale dans le débat public. Quel regard portez-vous sur la pertinence d’un tel indicateur et ses éventuels défauts ?
Fernand Gontier : Il est vrai que de nombreux audits ou rapports indiquent la faiblesse du taux d’exécution des OQTF en France. En Europe, notre pays prononce environ un tiers de toutes les obligations de quitter le territoire, soit 150 000 sur 500 000 par an. La France est donc le premier pays en termes de mesures prononcées mais, s’agissant du taux d’exécution de ces OQTF, le nôtre s’établit autour de 12 % contre 43 % pour l’ensemble des 27 pays de l’Union européenne entre 2015 et 2021.
Cependant, il faut faire attention aux chiffres. La France prononce le plus systématiquement possible des OQTF chaque fois qu’une situation irrégulière est constatée. Cela est tout à fait logique. Si demain les préfectures ne prennent plus que des OQTF « exécutables », on va réduire le nombre d’OQTF et augmenter le taux d’exécution. Pour autant, serons-nous réellement plus efficaces. Je ne le crois pas, car « casser le thermomètre » n’est pas une bonne solution.
Par ailleurs, certains pays incluent dans leurs statistiques d’éloignement des mesures de refus d’entrée dans l’espace européen, ce qui tend à fausser les comparaisons – lesquelles sont délicates avec des pays qui prennent peu de mesures d’éloignement. La France est plutôt un pays de rebond, avec une immigration clandestine en provenance majoritairement de pays européens. Notre niveau d’interpellations est donc anormalement élevé par rapport aux pays de première entrée. Pour, autant la France est le pays qui exécute le plus de mesures d’éloignements ou retours forcés en nombre absolu.
On peut parler d’échec collectif en Europe, mais il ne faut pas stigmatiser la France qui fait de réels efforts tant au niveau des services capteurs que des préfectures. Certains pays privilégient les éloignements ou retours aidés aux retours forcés : une marge de progression est importante en France dans le domaine du retour non-contraint.
Il faut néanmoins encore améliorer nos performances avec l’inscription systématique des OQTF dans le fichier des personnes recherchées et au SIS, et enregistrer la biométrie des étrangers en situation irrégulière – car il y a aussi des doublons d’OQTF. Un même étranger peut être porteur de plusieurs OQTF, ce qui n’est pas optimal et fausse les statistiques.
En revanche notre taux d’échec est très important et il convient de travailler sur les causes d’échec constatées : pourquoi le taux d’exécution est-il si faible ?
OID : Quels que soient les indicateurs retenus, la mise en œuvre des mesures d’éloignement forcé – qui relève des compétences de la PAF – reste largement perçue comme un « parcours d’échec ». Vous indiquez dans votre ouvrage que la PAF (chargée de mettre en œuvre lesdites mesures) recense une trentaine de causes d’échec en la matière. Pourriez-vous nous dire quelles sont les plus fréquentes d’entre elles, ainsi que les plus méconnues ?
Fernand Gontier : La plus connue est l’absence de laissez-passer consulaire (LPC) lorsque l’étranger est dépourvu de tout document de voyage : dans ce cas de figure , la non-délivrance peut être le fait de l’étranger lui-même qui refuse de communiquer des informations sur sa nationalité et son identité, ou encore de la représentation consulaire (du pays présumé) qui ne le délivre pas suite à une non-reconnaissance de cet étranger comme ressortissant, ne veut pas délivrer de LPC pour des questions d’opportunité ou encore le délivre trop tardivement – par exemple après l’expiration de la durée de rétention administrative.
La deuxième cause d’échec majeure découle des recours juridiques et des annulations devant les juridictions administratives et judiciaires (tribunal administratif, cour d’appel administrative, juge des libertés et de la détention, cour d’appel judiciaire) françaises ou européennes, notamment la cour européenne des droits de l’Homme.
Ensuite on recense de nombreuses autres causes moins connues, telles que :
- L’absence de l’étranger à son domicile pour donner suite à une assignation à résidence ;
- L’insuffisance de places en rétention ;
- Le refus d’embarquement de l’étranger (ou refus de test lors de l’épisode du Covid 19) ;
- L’absence de moyen de transport (par exemple vers un pays non desservi par un transporteur) ;
- L’absence de personnel d’escorte ;
- Une demande d’asile acceptée ;
- Une hospitalisation, une maladie ou un état de santé incompatible avec l’éloignement ;
- Une libération par la préfecture ;
- Le refus de transit sur un aéroport de correspondance ;
- Une grève dans les transports ou un incident technique ;
- Le refus du pays de destination d’une réadmission Schengen ou Dublin ;
- Une absence de représentation consulaire en France ;
- Une absence d’interprètes ;
- Le refus des autorités locales lors de l’arrivée de l’étranger ;
- Un pays de destination en guerre….
Toutes les causes d’échec sont analysées afin d’améliorer les performances.
On voit donc bien que l’on peut agir sur certaines causes, mais en revanche d’autres échappent totalement à la responsabilité de l’administration. Un même étranger peut cumuler, si l’on peut dire, plusieurs causes d’échec !
L’éloignement est un parcours d’obstacles et je dirais que l’administration française est largement handicapée. Les autres pays européens connaissent les mêmes difficultés que nous et parfois même davantage.
Sous prétexte de difficultés de mise en œuvre et de la recherche d’un meilleur taux d’exécution, il faudrait éviter une forme d’auto-censure des préfectures voire des services de police et de gendarmerie qui anticiperaient les causes d’échec en évitant des interpellations ou la prise d’une OQTF.
OID : Dans son rapport sur la lutte contre l’immigration irrégulière publié par la Cour des Comptes en janvier dernier, celle-ci indique que lorsque ses magistrats se sont déplacés à la frontière entre les Alpes-Maritimes et l’Italie pour évaluer la situation, le personnel mobilisé pour surveiller les 117 kilomètres de frontière était réduit à 60 agents, dont seulement une vingtaine de membres de la PAF spécialement formés à cette fin. Considérez-vous que les effectifs de la PAF sont aujourd’hui satisfaisants au regard de la situation migratoire de la France ?
Fernand Gontier : Comme disait un ancien ministre de l’Intérieur, poser la question c’est y répondre. Votre question sur la base du rapport de la Cour des comptes laisse à supposer que les effectifs sont insuffisants. Je vais compléter les éléments d’information publiés dans le rapport : le contrôle aux frontières est confié à deux forces, la PAF et la douane qui se répartissent sur une frontière intérieure ce que l’on appelle les points de passage autorisés (PPA) et sur les frontières extérieures ce que l’on appelle les points de passages frontaliers (PPF).
L’action de ces deux corps de garde-frontières est complétée par des services de surveillance, à savoir la Gendarmerie nationale et la Sécurité publique, notamment dans la bande frontalière dite des 20 kilomètres où les contrôles d’identité peuvent être pratiqués sans motif – mais dans des conditions spécifiques de durée et de réalisation. De plus, l’action de la PAF est complétée par les renforts de forces mobiles (CRS ou escadrons de gendarmerie) ; au niveau national ces renforts sont très significatifs sur des sites stratégiques dont les Alpes-Maritimes, les Hautes-Alpes, le littoral du Nord et du Pas de Calais. Enfin, des effectifs militaires assurent une mission de détection des passages irréguliers dans le cadre de la prévention du terrorisme. Le tout est coordonné par les préfets sous la coordination opérationnelle de la PAF : c’est ce que l’on appelle la « border force » à la française.
L’ensemble de ces personnels fonctionne en complémentarité avec des objectifs définis dans le temps et l’espace et avec une répartition des rôles. Ces moyens humains sont eux-mêmes appuyés par des moyens techniques de détection terrestres et aériens. Les effectifs de la PAF travaillent également avec les polices aux frontières voisines, par exemple avec la police italienne des frontières aux moyens de patrouilles mixtes en civil et en tenue, ainsi que d’une brigade mixte basée à Menton.
Le recours à des moyens nouveaux (intelligence artificielle, frontières intelligentes…) doit être développé en surmontant les obstacles juridiques. Mais est-ce suffisant au niveau local et au niveau national ?
On peut faire mieux avec des états-majors intégrés permanents aux niveaux national, zonal et départemental avec des représentants des différentes forces.Toutefois il faut bien reconnaitre que des carences en effectifs de la PAF existent parfois pour la surveillance des frontières, en raison de la faible attractivité de quelques sites ou de la cherté de la vie (région du Léman, Montgenèvre, Menton…). La création de la réserve opérationnelle de la police nationale a permis de mettre en place des détachements spécifiques, notamment à Menton, pour compenser ces difficultés.
Il existe d’autres régions où l’attractivité est faible alors qu’elles sont touchées lourdement par l’immigration irrégulière : je pense à Calais et aux Dunkerquois ou encore à la région parisienne. À ce stade, je trouve regrettable que la police aux frontières n’ait pas de services implantés et une compétence territoriale à Paris et la petite couronne, alors que l’immigration irrégulière y est concentrée.
Par ailleurs le rétablissement des contrôles aux frontières en 2015 a nécessité un redéploiement des effectifs au détriment de l’intérieur du territoire : avant 2015, la PAF traitait 80% des étrangers en situation irrégulière en métropole, mais aujourd’hui ce niveau a baissé significativement. L’implication des autres services est donc essentielle.
Au-delà du contrôle des frontières, très « gourmand » en personnel, la création de plusieurs centaines de places de rétention a nécessité des effectifs importants de la PAF. La mise en place prochaine de nouveaux systèmes d’information européens (ETAS et surtout EES) exige des renforts indispensables si l’on ne veut pas trop dégrader la fluidité, notamment sur les grands aéroports et sur le trafic transmanche.
Je voudrais indiquer que la surveillance des frontières et la lutte contre l’immigration irrégulière est l’affaire de tous les services. Les procédures à l’encontre des étrangers en situation irrégulière peuvent être diligentées par des services généralistes. En revanche, dès qu’une procédure met en cause une filière de trafics de migrants ou un mode opératoire particulier ou pour la mise en œuvre du contrôle des frontières, le recours à la PAF est nécessaire.
Le point délicat me parait être l’insuffisance d’effectifs de la PAF dans le domaine de l’investigation et des procédures administratives et judiciaires, en particulier lorsque les services capteurs détectent de façon massive des situations irrégulières et mettent à disposition des procéduriers de la PAF. Il peut y avoir une saturation des capacités du service.
Pour autant les personnels de la PAF aiment leur métier et le pratiquent avec compétence, humanité et dévouement. Je dirais donc que l’immigration irrégulière est révélée par l’action des services et que le niveau d’effectifs policiers induit mécaniquement un niveau d’activité et de performance. Il faut ajuster le bon niveau des moyens humains et techniques en fonction de l’analyse du risque migratoire et des flux irréguliers constatés.
OID : Le 2 février dernier, une décision du Conseil d’Etat a fortement limité le dispositif des « refus d’entrée » à la frontière française – traduisant un arrêt pris en ce sens par la Cour de justice de l’Union européenne en septembre dernier. Quelles sont selon vous les conséquences prévisibles d’une telle jurisprudence pour le travail de la PAF ?
Fernand Gontier : Le Conseil d’État a rendu le 2 février 2024, une décision sur le régime juridique applicable aux frontières intérieures depuis 2015 après que la Cour de justice de l’Union européenne ait, dans un arrêt du 21 septembre 2023, interprété le droit de l’Union. Cet arrêt fait suite à un recours d’un collectif d’associations qui contestent le bien-fondé de la France de prononcer des refus d’entrée à ses frontières intérieures.
Cet arrêt, qui ne pouvait que « décliner » la décision de la CJUE, bat en brèche la pratique des refus d’entrée exécutés sans délai lors du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures. Le point de vue des autorités françaises était que les contrôles aux frontières intérieures sont de même nature que ceux pratiqués aux frontières extérieures. L’arrêt de la CJUE a une portée générale et s’étend donc désormais aux autres États européens ayant rétabli les contrôles à leurs frontières communautaires.
Déjà dans l’arrêt ARIB du 19 mars 2019, la CJUE excluait de retenir le délit d’ entrée irrégulière lors du franchissement d’une frontière intérieure. On peut parler, dans ce cas, de ce que j’appelle « une frontière molle » c’est-à-dire une frontière à statut dégradé.
Se basant sur une analyse combinant la directive retour du 16 décembre 2008 et le code frontières Schengen, la CJUE ne retient pas l’idée qu’une frontière intérieure soit totalement assimilable à une frontière extérieure. Il en découle la nécessité de modifier sensiblement les procédures juridiques à l’égard des étrangers en situation irrégulière qui seraient interpellés à une frontière intérieure.
Quelles conséquences ?
Tout d’abord on passe d’une procédure unilatérale, rapide et souveraine de non-admission à une procédure de réadmission contradictoire avec les autorités du pays sollicité, plus longue, plus exigeante sur le plan des contraintes opérationnelles et matérielles, en particulier le placement en retenue pour vérification du droit au séjour des personnes pour un délai maximum de 24 heures.
Cela induit inévitablement une moindre efficacité des contrôles aux frontières. Les personnels de la police aux frontières vont être davantage occupés à rédiger des procédures, à procéder à des transferts vers des locaux de retenue, à garder les personnes. En clair on va dégarnir une partie des policiers employés aux frontières, au profit de missions logistiques et rédactionnelles. Le défi pour les services de l’Etat sera de combler ce déficit de surveillance et de contrôle sur les frontières intérieures par des moyens supplémentaires.
Cette méthode avait déjà été utilisée lors des épisodes du printemps arabe de 2011 et de la crise terroriste de 2015 (avant le 13 novembre). Elle est moins efficace que les contrôles aux frontières avec mise en œuvre immédiate des refus d’entrée. Il faut craindre une baisse des interpellations et donc du filtrage de nos frontières.
Comme je l’ai déjà écrit dans mon livre, sur cet aspect, la directive Retour apparait totalement décalée avec les réalités de notre temps : elle a été publiée à une autre époque, avant les crises terroriste et migratoire de 2015. Les juges ne font qu’interpréter le droit existant : si ce droit n’est plus adapté, il faut le changer.
OID : L’an prochain, l’accord de Schengen ayant supprimé les contrôles aux frontières « intérieures » de la zone – celles communes aux différents pays membres – fêtera les quarante ans de sa signature (1985) et les trente ans de son entrée en vigueur (1995). Comment évaluez-vous son adaptation aux défis de l’Europe contemporaine, et quelles vous paraissent être les réformes souhaitables s’il y en a ?
Fernand Gontier : Schengen est un idéal de libre-circulation des personnes dans un espace commun de sécurité et de liberté. Cette ambition est légitime, positive pour la vie économique, sociale, personnelle des Européens. Il faut mieux le défendre car sa survie est en danger et ne résisterait sans doute pas à une nouvelle crise migratoire grave ou à une vague d’attentats meurtriers.
Les réformes de l’espace Schengen sont progressives mais tardives au regard des exigences actuelles de sécurité et de lutte contre l’immigration irrégulière. L’approche des questions migratoires et de frontières n’a pas été globale, puisqu’Eurodac (fichier contenant les empreintes digitales des demandeurs d’asile et des migrants arrêtés à la frontière extérieure de l’Union européenne) et Frontex n’ont été respectivement crées que 8 et 9 ans après l’entrée en vigueur de Schengen, et que les systèmes d’information européens Etias et EES ne sont toujours pas réalisés après une adoption en 2017.
La directive Retour de 2008, qui a par ailleurs dépénalisé le séjour irrégulier, n’apparait plus en cohérence avec le code frontières Schengen sur le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures. Il est souhaitable qu’en cas de rétablissement des contrôles aux frontières intérieure, les conditions de mise en œuvre soient certes plus limitées tout en permettant aux États de réaliser des contrôles dans les mêmes formes qu’aux frontières extérieures.
Les accords de Dublin avec les remises entre États membres de personnes en demande d’asile ont démontré une efficacité très limitée malgré les efforts consentis par les administrations : ce système a vécu et doit être réformé. Les évaluations Schengen doivent être plus contraignantes encore avec des sanctions pour les États défaillants.
Schengen est pour autant un formidable outil de coopération avec des bases de données telles que le SIS, la coopération frontalière, le mandat d’arrêt européen, etc.
À mon sens, le premier axe d’amélioration est une réflexion globale et cohérente de tous les aspects du franchissement des frontières extérieures, de l’immigration irrégulière et de l’asile, comme le prévoit en partie le pacte européen sur l’immigration et l’asile : la question des frontières maritimes, les droits des migrants, la coopération avec les pays tiers, l’asile , le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures, la politique de retour, les systèmes d’informations et les bases de données communes.
Le deuxième axe pour notre avenir commun est l’harmonisation des législations et des pratiques nationales sur le séjour, l’asile et le retour. Nos différences notamment sur l’asile et le retour créent nos faiblesses. Bien sûr, cela touche un peu à la souveraineté des États membres, mais l’existence de flux secondaires importants nuit à la crédibilité de Schengen.
Le temps presse : les crises succèdent aux crises, le scepticisme et l’attentisme doivent laisser place à l’action commune et à l’efficacité. On ne pourra pas rééditer l’échec de 2015 sans remettre en cause les bases de Schengen, voire son existence même. Nous sommes au « milieu du gué », avec la nécessité de « jouer collectif » ou de perdre.
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