S’ignorant pendant de nombreux siècles, la Russie et la Chine se sont rapprochées autour d’une « entente de circonstance ». Ce lien, raffermi depuis le début de la guerre en Ukraine, pose question sur les garanties d’une coopération durable. Alors que Pékin semble avoir pris l’ascendant, la nature de cette coopération représente une des questions géopolitiques majeures de notre temps. Entretien avec Pierre Andrieu.
Ancien diplomate en Europe de l’Est, conseiller politique et culturel auprès de l’ambassade de France à Moscou, coprésident du groupe Minsk chargé des négociations du Haut-Karabagh, Pierre Andrieu enseigne la géopolitique dans plusieurs établissements français.
Géopolitique des relations russo-chinoises, Puf, 2023, 14€.
Propos recueillis par Alban de Soos.
Dans votre livre, vous discutez des traités inégaux qui ont vu la Russie profiter de la faiblesse de la Chine pour acquérir de vastes territoires, comme le port de Vladivostok. Vous soulignez également que la question des frontières et des territoires perdus reste vive dans l’esprit chinois. À cet égard, en février 2023, le ministère chinois des Ressources naturelles a émis une directive visant à restaurer les anciens noms des villes et régions qui faisaient partie de l’Empire Qing.
Face à cette situation ambivalente, est-il envisageable que la Chine réclame un jour ces territoires, à une Russie en perte de puissance ?
En effet, comme vous l’avez souligné, le souvenir de l’annexion des territoires chinois par l’Empire russe reste vif dans la mémoire des Chinois. De temps à autre, les autorités chinoises rappellent cette histoire. À cet égard, leur volonté de rétablir les anciens noms chinois fait partie de ces rappels. Par ailleurs, à la fin de l’année dernière, la Chine a inclus, dans sa carte annuelle, une petite île sur l’Amour en tant que territoire chinois, bien qu’elle avait été auparavant partagée entre les deux pays. La Chine a également revendiqué des territoires indiens, sans oublier Taiwan.
Cette action a suscité des protestations de la part des Indiens, mais les Russes ont laissé passer l’affaire, feignant de considérer qu’il s’agissait d’un territoire insignifiant.
Cependant, la question de savoir si la Chine envisage de récupérer ces territoires perdus reste en suspens. Bien que cela soit ancré dans l’esprit des Chinois, le pragmatisme préconisé par Xi Jinping suggère que, pour l’instant, la Chine maintiendra sa proximité avec la Russie. Cette situation est d’autant plus cruciale pour la Chine, occupée qu’elle est par des questions comme Taiwan et les mers du Sud, et ayant besoin de la profondeur stratégique que peut lui offrir la Russie. De plus, la Chine dépend fortement des ressources naturelles fournies par ce pays, qui les lui offre à des prix compétitifs, n’ayant plus de débouchés en Europe.
Ainsi, il est peu probable que la Chine revendique ces territoires à court terme. Si elle souhaite les récupérer, ce ne serait probablement pas par des moyens militaires, mais plutôt par le biais de l’immigration et de la prise de contrôle ou de l’établissement d’entreprises énergétiques en Sibérie. Pour l’instant, cependant, cette question ne semble pas être à l’ordre du jour.
Comme vous l’évoquez vers la fin de votre livre, la Chine est contrainte de maintenir à flot son allié russe, sachant que Pékin est bien conscient que la chute de Poutine et de son régime risquerait de faire naître des entités étatiques, incontrôlables, dotées de l’arme nucléaire. Une telle situation anarchique, risquant de déborder en Asie centrale, serait le pire cauchemar pour la Chine.
Ainsi, peut-on dire que les relations sino-russes reposent essentiellement sur cette crainte d’effondrement du régime russe, et sur une certaine amitié et “entente de circonstance” entre Xi Jinping et Vladimir Poutine.
En effet, la Chine n’apprécierait guère l’anarchie à ses frontières, particulièrement du côté russe. Cependant, il convient de ne pas exagérer cette inquiétude, car Poutine maintient fermement le contrôle sur son territoire. À ce stade, et sauf événement imprévu, il est peu probable que cette situation évolue de manière significative.
Effectivement, les Chinois redoutent grandement tout problème potentiel à leurs frontières. En Asie centrale, actuellement morcelée en républiques issues de l’ex-Union soviétique, la Chine étend son influence avec prudence, tandis que les Russes conservent une position importante. Les Chinois évitent ainsi de remettre en question ouvertement l’influence russe, notamment en raison des liens culturels entretenus par Moscou avec les élites locales, souvent héritées de l’époque soviétique. De plus, la réticence envers les Chinois dans certaines républiques d’Asie centrale, comme le Kazakhstan, contribue à la prudence de la Chine dans cette région.
Par conséquent, les Chinois font preuve de grande prudence pour ne pas déstabiliser l’ascendant russe, même si la Chine a pris une place prépondérante sur le plan économique. Sur le plan de la défense, du moins pour le moment, cette influence ne se traduit pas de manière significative, malgré un affaiblissement relatif de la Russie dans la région à la suite de la guerre en Ukraine.
Ainsi, pour l’instant, les Chinois comptent sur la stabilité du régime de Poutine.
Vous mettez en avant le malaise de la Russie, qui jadis était l’une des deux superpuissances mondiales, et qui se retrouve désormais en retard derrière la Chine sur les plans économique et technologique. Vous soulignez qu’actuellement, la Chine ménage la Russie sur ces questions sensibles et supporte les aspirations de Moscou à jouer un rôle majeur sur la scène mondiale.
Pour autant, est-ce que la Chine supportera encore longtemps ces agissements, et ces prétentions de la part de la Russie ?
Effectivement, bien que la Russie semble affaiblie, elle conserve son statut de puissance diplomatique majeure, membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU et détenteur de l’arme nucléaire, ce qui lui confère une importance stratégique pour la Chine. Les relations entre la Chine et la Russie sont solides, manifestées notamment par leur alliance au sein des Nations Unies et leur rivalité commune envers les États-Unis.
Malgré l’influence croissante de la Chine en Asie centrale via l’Organisation de Coopération de Shanghai, la Russie demeure une puissance à ne pas négliger, et la Chine en tient compte. L’affaire ukrainienne a certes entraîné un certain affaiblissement de la Russie sur le plan économique et politique, mais la Chine, consciente de sa dépendance envers la Russie, adopte une approche prudente et pragmatique à son égard.
Comme vous le soulignez, à la suite du lancement de l’Initiative Belt and Road (BRI), Moscou a rapidement réalisé que ce vaste projet chinois risquait de déséquilibrer davantage l’asymétrie déjà existante entre les deux pays et d’accentuer sa dépendance envers Pékin. En outre, l’Ukraine était censée servir de porte d’entrée des BRI en Europe, en raison de son accord de libre-échange approfondi avec l’Union européenne. À cet égard, Kiev était devenu un partenaire crucial pour Pékin, comme en témoigne le remplacement de la Russie par la Chine en tant que principal partenaire commercial de l’Ukraine en 2020.
Ainsi, la perte d’influence sur l’Ukraine par la Russie, combinée à la réalisation que les BRI aggraveraient encore l’asymétrie des relations avec la Chine, n’a-t-elle pas joué un rôle dans les motivations d’envahir l’Ukraine ? Notamment avant que la Chine n’investisse trop dans ce pays, ce qui aurait rendu une invasion délicate en raison des intérêts chinois en jeu.
Je doute que cela ait influencé la décision des Russes d’envahir l’Ukraine, car bien que l’Ukraine soit un partenaire économique important pour Pékin, elle ne l’est pas autant que la Russie. Les Chinois n’ont pas modifié leurs priorités en faveur de l’Ukraine. En conséquence, ils ont rapidement rompu leurs liens avec l’Ukraine et ont pris parti pour les Russes après l’invasion. Actuellement, l’Ukraine peine à établir de bonnes relations avec Pékin, l’ambassadeur ukrainien à Pékin se voit refuser l’accès aux plus hauts dirigeants chinois.
Cependant, il est indéniable que la voie centrale de la Belt and Road Initiative, qui traverse les territoires russe, ukrainien et polonais, a perdu de son importance en raison de la guerre, au profit de la voie méridionale passant par l’Asie centrale, la mer Caspienne, le Caucase, la mer Noire et la Turquie.
Malgré cela, la Chine adopte à l’égard de Poutine une sorte de neutralité pro-russe, ce qui signifie que les relations entre l’Ukraine et la Chine ne sont actuellement pas au meilleur de leur forme. Par ailleurs, les déclarations politiques chinoises, il y a quelques mois, ne favorisent en rien la paix en Ukraine, mais mettent en avant la volonté de la Chine de jouer un rôle sur la scène internationale et dans les grands conflits.
Il est important de comprendre que la Chine souhaite maintenir ses excellentes relations avec la Russie.
La guerre en Ukraine a eu pour conséquence de revoir l’organisation des BRI. Le trafic terrestre a été dévié, passant au sud de la Russie, puis par la mer Caspienne, ce qui a eu pour conséquence d’augmenter les coûts d’export. Cependant, face aux sanctions, la Russie a intensifié l’utilisation de la monnaie chinoise, renforçant le pouvoir d’influence de la Chine ; et de nombreuses entreprises chinoises ont remplacé les entreprises occidentales, telles Apple, Samsung.
Par ailleurs, avec ses efforts de guerre en Ukraine, la Russie n’a pas répondu à l’appel arménien lors de son agression, chose que Pékin n’a pas manqué de constater : Au 22e sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai, le président chinois s’est comporté comme le vrai maître des lieux, éclipsant son homologue russe.
Ainsi, bien que la Chine ait perdu de véritables intérêts en Ukraine, pouvons-nous dire que cette guerre lui a été bénéfique, dans le sens où elle a renforcé son hégémonie vis-à-vis de la Russie, d’autant plus que, comme vous le soulignez, tant que la guerre dure, les efforts de Washington ne sont pas dirigés contre la Chine.
Oui, c’est effectivement le calcul des Chinois. Le conflit en Europe occupe l’Occident et les États-Unis, au détriment d’une présence renforcée en Extrême-Orient.
En ce qui concerne l’Ukraine, l’un des motifs de l’activisme chinois est de marquer leur position pour participer à la reconstruction une fois la paix rétablie.
Concernant les relations directes entre la Chine et la Russie, le conflit en Ukraine a considérablement accentué les déséquilibres, notamment sur le plan économique et commercial. Les échanges commerciaux entre les deux pays ont connu une forte augmentation.
La Russie continue d’exporter des matières premières et de l’énergie vers la Chine, souvent à des prix imposés par les Chinois. De leur côté, les exportations chinoises vers la Russie, notamment dans le domaine des produits manufacturés et des véhicules, ont augmenté de manière significative (600% pour les automobiles). En effet, les marques automobiles chinoises ont remplacé les marques européennes qui ont quitté le marché russe, et il en va de même pour les appareils électroménagers.
Cette augmentation des déséquilibres fait de la Russie un junior partenaire de la Chine, et certains vont même jusqu’à parler d’une forme de vassalisation de la Russie vis-à-vis de la Chine. Bien que ce point puisse être sujet à débat, le simple fait qu’il soit discuté soulève des interrogations.
Vous évoquez à plusieurs reprises la théorie de l’eurasisme. Il est vrai que la Russie est un pays qui a longtemps été coupé de l’Europe et qui s’est tourné très tard vers la Chine. Pouvons-nous dire que la théorie de l’eurasisme est pertinente pour comprendre la Russie, le peuple russe et son impérialisme.
La théorie de l’Eurasisme a été élaborée par des Russes blancs en Europe à la fin du 19ème et au début du XXe siècle. Interdite sous le régime soviétique, elle a été plusieurs fois reprise par le régime actuel et par Vladimir Poutine.
Elle postule que la Russie constitue une civilisation distincte, avec ses propres caractéristiques, fondée sur l’autocratie et la religion orthodoxe. Une vision qui correspond parfaitement aux aspirations de Poutine, ce dernier souhaitant se détourner de l’Europe et des idées libérales pour se tourner vers la Chine et l’Orient.
Cependant, cette théorie est largement méconnue en Chine, dont le simple désir est de placer la Russie en position d’infériorité par rapport à elle. Dans le même temps, la Chine ne souhaite pas que la Russie soit battue en Ukraine par les Occidentaux, car cela ne servirait pas leurs intérêts. La Chine s’efforce donc de maintenir la Russie à flot tout en veillant à ce qu’elle ne retrouve pas sa puissance passée.
Pour en revenir à l’Eurasisme, c’est l’une des théories utilisées comme instrument idéologique par Poutine, aux côtés du patriotisme soviétique et de la religion orthodoxe. À cet égard, le patriarche de Russie soutient pleinement le Kremlin et le conflit contre l’Ukraine, allant même jusqu’à affirmer que les jeunes Russes qui meurent en Ukraine iront directement au paradis. C’est vraiment le sabre et le goupillon.
Ainsi, l’Eurasisme est important, mais il n’est pas le seul instrument idéologique utilisé par Poutine.
Dans les derniers chapitres de votre ouvrage, vous mettez en lumière le soutien de la Chine à la Russie, qui évite toutefois de fournir des armes létales, par crainte des sanctions américaines.
Cette préoccupation est amplifiée par le fait que le marché américain représente un débouché crucial pour la Chine. Dans ce contexte, peut-on exclure une éventuelle invasion de Taiwan, au moins d’ici un futur proche.
Depuis longtemps, les Chinois considèrent Taiwan comme une province chinoise, enlevée à la mère patrie par les colonialismes européens et japonais, tout comme Hong-Kong. Ils perçoivent Taiwan comme faisant intégralement partie de la Chine.
Cependant, la question de savoir si la Chine va envahir Taiwan demeure incertaine, même si cela semble de plus en plus intégré aux objectifs de la Chine et de Xi Jinping.
Bien que les marchés européens et américains soient importants, la Chine reste déterminée. Néanmoins, remplacer ces débouchés économiques en Europe et aux États-Unis s’avère actuellement compliqué. La Russie ne représente que le 6e ou 7e partenaire économique de la Chine. Par conséquent, les Chinois font preuve de prudence, surtout dans les actes, même si leurs déclarations politiques peuvent sembler moins mesurées sur cette question.