Un opéra réussi à Paris, L’Ange Exterminateur, de Thomas Adès, d’après un film de Luis Buñuel. Le livret de cet opéra créé à Salzbourg en 2016 a été écrit par Tom Cairns en collaboration étroite avec le compositeur et suit fidèlement le scénario du film que Buñuel, exilé républicain espagnol, tourna au Mexique.
Première de la production française de l’opéra du compositeur britannique Thomas Adès, The Exterminating Angel (l’Ange Exterminateur) à l’Opéra de Paris a été le théâtre le 29 février, d’une expérimentation (et d’une extermination) réussie. Troisième opéra de ce compositeur, chef d’orchestre et pianiste, né en 1971 célébré dans le monde entier et en Angleterre où il est parfois considéré comme le digne successeur de Benjamin Britten (1913-1976), The Exterminating Angel a pour particularité d’être inspiré, et même fondé, sur le film mémorable de Luis Buñuel (1962). Le livret de cet opéra créé à Salzbourg en 2016 a été écrit par Tom Cairns en collaboration étroite avec le compositeur et suit fidèlement le scénario du film que Buñuel, exilé républicain espagnol, tourna à Mexique. Un opéra inspiré d’un film ? Voici le défi relevé par Calixto Bieito dans une mise en scène heureusement dénuée de vidéos à visée illustrative, mais « serrant » pourtant au plus près l’incroyable magnétisme du film en noir et blanc de Buñuel, film dont la musique, à quelques volées de cloches près, est quasiment absente si l’on fait exception du fameux épisode de la sonate pour piano, exécutée par l’une des invitées, de Scarlatti ou bien de Paradisi.
Du film à l’opéra
Thomas Adès, fasciné depuis son adolescence par le film de Buñuel grâce à sa mère, l’historienne de l’art Dawn Adès, spécialiste mondiale du courant surréaliste, a-t-il voulu composer une musique pour le film avant d’avoir l’idée de composer un opéra tout entier ? C’est l’une des questions qu’on peut se poser en entendant la masse orchestrale, expressionniste dans son intensité dramatique mobilisant toutes les percussions et même, étranges et surnaturelles, les ondes Martenot (Nathalie Forget) exprimant la voix de l’Ange exterminateur. À ce sujet, Thomas Adès confie que c’est la première fois qu’il utilise un instrument électronique. L’instrument se fait entendre à chaque fois qu’un personnage dit quelque chose qui contribue à la situation d’aboulie et d’immobilité. Sur cette composition orchestrale ambitieuse, quasi symphonique, Thomas Adès, dispose une partition vocale tout aussi redoutable destinée à vingt-deux solistes, des chœurs, des ensembles, octuors, quatuors, trios, duos et soli prenant alors la forme classique de l’aria.
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Quelques mots sont nécessaires pour situer l’action, fondée sur un oppressant huis clos, de l’Ange Exterminateur dont on sait que le titre fut choisi par le réalisateur de manière arbitraire, surréalisme oblige, tout simplement parce qu’il sonnait bien. Dans le film de Buñuel dont le co-scénariste est un autre réfugié espagnol Luis Alcoriza, comme dans l’opéra de Thomas Adès, tout part d’un dîner dans la haute société bourgeoise. Un dîner, ou plutôt un souper tardif, à Mexico auquel convient la bonne société locale (un médecin, un explorateur, un chef d’orchestre, un colonel) le couple aristocratique et décadent formé par Lucia et Edmundo Nobile. Cette société choisie rentre justement d’une représentation à l’opéra. La prima donna de la soirée, très fêtée au début du dîner, Leticia Maynar, fait partie des convives. Ce soir, elle a chanté Lucia de Lamermoor. Les dîneurs lui demandent de chanter, elle se déclare évidemment fatiguée. Répétée deux fois dans le film, et deux fois dans l’opéra de Thomas Adès, l’arrivée des convives est peut-être une autre amorce d’inspiration musicale, en tout cas de l’affinité entre Buñuel et Adès, c’est-à-dire entre le cinéma et la musique. À propos de l’Ange Exterminateur, ces propos de Buñuel sont assez éclairants : « Je me suis toujours senti attiré, dans la vie comme dans mes films, par les choses qui se répètent. On compte, au moins, une dizaine de répétitions dans l’Ange Exterminateur. Je pense avoir été le premier à avoir utilisé ce procédé au cinéma ». Après la fuite inexplicable des domestiques, d’autres indices annoncent la transformation implacable du somptueux dîner en scène de cauchemar. Saisis par une aboulie collective, les convives s’avèrent incapables de quitter la pièce, et même dans le film de Buñuel, de franchir un seuil pourtant grand ouvert séparant deux parties de la salle de réception. La scénographie de Calixto Bieito, magnifique de simplicité, avec sa grande salle à manger blanche et fermée de tous côtés, ne peut reprendre littéralement un tel dispositif rendu possible par le champ ou le hors-champ de la caméra. À l’opéra, la scène du dîner se présente dans sa totalité d’où la nécessité d’isoler scènes, dialogues, apartés érotiques, voire franchement salaces, par des procédés proprement scéniques. Dans l’opéra, la salle que les convives ne peuvent pas quitter est tout simplement le plateau. Comment sortir de ce huis clos cauchemardesque s’étirant sur plusieurs jours, conduisant bientôt l’assistance à la famine et à la soif ? Dans le film de Buñuel, ils finissent par défoncer le mur, sur la scène de l’Opéra de Paris, ce sera le plancher, faisant ainsi jaillir une source miraculeuse des tuyauteries, entrailles de l’imposante demeure patricienne… Selon Thomas Adès, « d’une certaine manière, l’Ange Exterminateur est une histoire d’opéra sous une forme très pure, parce que tout opéra a pour but de trouver une issue à une situation particulière (…). Le sentiment que la porte est ouverte, mais que nous ne la franchissons pas nous accompagne tout le temps » conclut-il. L’issue ne sera trouvée qu’in extremis et de manière d’ailleurs provisoire, par le chant de Leticia composé par Thomas Adès inspiré d’un texte du poète sépharade du XIIe siècle, Judah Halevi : « Sion, tu demandes ma paix, qui demande la tienne ?/Gravir à nouveau tes pentes, /Les couvrir de mes larmes, /Presser mon visage contre ton sol, /Embrasser ta terre et tes roches » avant que ne retentisse le Libera Me du final en forme de Requiem.
Méthode de composition
Fourmillante de citations (par exemple, les valses de Strauss, Sheep May Safely Graze extrait de la cantate BWV 208 de Bach, le chant traditionnel sépharade Lavaba la blanca Nina repris de variations pour piano composées par Adès en 2015) et surtout de formes musicales telles que variations, passacailles ou chaconnes, l’œuvre de Thomas Adès semble se placer dans une tradition presque « classique » de la musique contemporaine britannique. À cela, Thomas Adès ajoute les roulements de tambour et les tintements de cloches des processions de la Semaine Sainte de Calanda, cette ville de l’Aragon dont Buñuel est originaire. « Il existe dans plusieurs villages d’Aragon une coutume peut-être unique au monde, celles des tambours du Vendredi saint. On bat le tambour à Alcaniz, à Hijar. Nulle part, on ne le fait avec une force aussi mystérieuse, aussi irrésistible qu’à Calanda (…). Les tambours de Calanda battent sans interruption, ou presque, du Vendredi saint à midi jusqu’au lendemain, Samedi saint, à la même heure. Ils commémorent les ténèbres qui s’étendirent sur la terre à l’instant de la mort du Christ, ainsi que les tremblements du sol, les roches précipitées, le voile du temple fendu du haut en bas » écrit Buñuel à ce sujet.
Tendues sur des cycles répétés de progressions harmoniques et des motifs d’intervalles se resserrant et s’élargissant, les parties vocales réservées à l’impressionnante distribution de solistes et de choristes sont extraordinairement variées. À l’Opéra de Paris, le plateau de solistes réalise, sous la direction puissante et enveloppante de Thomas Adès, une véritable performance. Chaque chanteur est à sa place, Thomas Adès attribuant à ses personnages les tessitures les plus variées de soprano, de mezzo, de ténor, de baryton à tessiture haute, de baryton-basse et même de contre-ténor (Anthony Roth Costanzo dans le rôle de Francisco de Avila). Campant une Lucia de Nobile à l’énergie déchaînée, la voix de Jacquelyn Stucker trouve ici un emploi parfait. En robe rouge, bientôt dégrafée, la chanteuse éprouve un plaisir évident à interpréter ce rôle tout comme Gloria Tronel, dans le rôle de Leticia dont la voix de colorature atteint aisément les notes suraigües que lui réserve la partition. Du côté des hommes comme des femmes, chacun des quatorze solistes principaux dont plusieurs font leurs débuts à l’Opéra de Paris, habitent leurs rôles avec aisance et une jubilation palpable. Cette création française de l’Ange Exterminateur est appelée à faire date. Œuvre puissante et forte, elle signe l’affinité si ce n’est la ressemblance entre Buñuel et Adès. Buñuel habite depuis longtemps l’univers intérieur de Thomas Adès, tandis que le Hadès de la mythologie grecque habite toute l’œuvre de Buñuel.
Les portes des Enfers sont grandes ouvertes à l’Opéra de Paris jusqu’au 23 mars 2024.