Après plus d’un demi-siècle de « petite guerre [1] », en quoi les opérations extérieures de l’armée de terre l’ont préparée à mener la guerre de haute intensité de demain ?
Article paru dans le numéro 50 de mars 2024 – Sahel. Le temps des transitions.
Depuis l’agression russe en Ukraine, la question de la préparation de l’armée de terre à mener une guerre de haute intensité est régulièrement posée. En effet, exception faite de la première guerre du Golfe en 1991, les forces terrestres ont principalement mené des opérations de basse intensité – maintien ou rétablissement de la paix, contre-insurrection – entrecoupées d’épisodes sporadiques de haute intensité que ce soit en ex-Yougoslavie au début des années 1990, en Afghanistan au début des années 2000 ou en Afrique de façon régulière, et ce dès la décolonisation [2].
De ces « petites guerres » aux objectifs non existentiels pour la nation et impliquant des volumes de troupes limités, les forces terrestres ont tiré une culture de l’alerte et acquis leurs lettres de noblesse, reconnues parmi les armées occidentales, dans le domaine de la contre-insurrection. De prime abord, cette expérience face à un adversaire furtif, tenace, mais faiblement armé peut sembler inadaptée à la culture du combat à grande échelle, celui de la division et du corps d’armée en particulier, contre un ennemi au moins aussi bien équipé et déterminé et nécessitant des moyens lourds (blindés, artillerie, génie, défense sol-air, etc.).
Certes, ce serait une grave erreur de croire que l’expérience acquise dans le combat de contact, celui de la compagnie ou du groupement tactique, nous exonère de l’effort nécessaire de réappropriation des savoir-faire des opérations à grande échelle. Néanmoins, les retours d’expérience de nos opérations, spécialement en Afrique, constituent à bien des égards une préparation aux engagements de haute intensité qu’il ne faut pas perdre de vue.
Une solide culture de la projection d’urgence à développer au niveau division
Les forces terrestres ont une culture de l’engagement d’urgence entretenue pour répondre au circuit de décision particulièrement court du pouvoir exécutif de la Ve République. Qu’il s’agisse des opérations Épervier et Boali, Sangaris ou Serval, et dans une moindre mesure de la création de l’EUFOR Tchad, le scénario de la mise en place rapide d’une force d’interposition qui sauve une situation militaire mal engagée se répète à intervalles réguliers.
Cette culture d’alerte permanente et de déploiement en urgence des forces terrestres doit être conservée et adaptée au nouveau contexte stratégique. Certes, nous n’avons pas de menaces militaires à nos frontières, mais nous devons être capables de déployer rapidement nos forces dans le cadre de la solidarité stratégique sur le flanc est de l’Europe au sein de l’OTAN – c’est tout le sens du Nato Force Model [3] – mais aussi celui de la protection du territoire national dans nos territoires d’outre-mer et de la prévention, que ce soit en Afrique, au Proche et Moyen-Orient ou en Indopacifique.
Avec 5 000 hommes et 1 400 véhicules projetés en 2013, l’opération Serval au Mali illustre cette culture de la projection qui fonde la réactivité et la capacité à empêcher la stratégie du fait accompli. Déclenchée sans préavis, elle a souligné l’aptitude des armées, en particulier des forces terrestres, à entrer en premier sur un théâtre distant de plusieurs milliers de kilomètres [4] et à combattre dans ce milieu particulièrement abrasif qu’est le désert. Ce déploiement s’est appuyé sur trois piliers : des forces prépositionnées, un dispositif d’alerte permettant notamment l’engagement d’urgence et le transport stratégique, aérien et maritime nécessaire à la projection.
Ces piliers sont aujourd’hui l’objet de l’attention de l’armée de terre pour pouvoir passer à une projection à grande échelle : cela passe notamment par une plus grande autonomisation des brigades, une montée en gamme de l’échelon national d’urgence incluant des moyens lourds blindés et la régionalisation des deux divisions des forces terrestres – une dédiée aux engagements en Europe et la deuxième dans le reste du monde – afin de faciliter une meilleure appropriation des modalités de déploiement et des théâtres potentiels [5].
Ce que la France a réalisé avec l’équivalent d’une brigade au Mali en 2013, elle doit pouvoir le faire au niveau division en 2027. En effet, l’objectif fixé par le chef d’état-major de l’armée de terre est d’être capable de déployer à cette échéance une division à deux brigades françaises et une brigade multinationale en trente jours, ce qui suppose un haut niveau d’interopérabilité. Rappelons que dans ce domaine, la France ne part pas de rien et qu’elle a déjà effectué nombre de déploiements multinationaux y compris en tant que nation pour l’EUFOR Tchad [6].
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De la maîtrise du combat interarmes et interarmées à la guerre multi-milieux multi-champs
La doctrine d’emploi des forces terrestres est principalement conçue pour un engagement interarmes de haute intensité dans un cadre interarmées. La dimension interarmes du combat est nativement inscrite en organisation via les sept brigades interarmes et s’applique donc tout naturellement à l’entraînement et aux opérations. Cette doctrine s’est bien sûr adaptée pour tenir compte de la nature de nos engagements, mais sans remettre en cause ces principes clés de combat interarmes et interarmées essentiels pour obtenir une plus grande synergie des effets. Que ce soit en haute intensité ou dans une opération de contre-insurrection en Afrique [7], un franchissement ou un raid blindé reste une opération fondamentalement interarmes.
Le retour d’expérience de l’opération Serval est, là encore, éclairant : sans préavis et sans connaissance intime du terrain[8] et de l’ennemi, les forces françaises ont planifié et conduit avec succès une manœuvre interarmes et interarmées offensive. Pour aller plus loin, on peut même dire que l’engagement au Mali préfigure ce qu’il est convenu d’appeler maintenant les opérations multi-domaines ou multi-milieux – multi-champs intégrant les effets dans les champs immatériels à la manœuvre aéroterrestre via notamment des opérations de déception pour tromper l’ennemi et des opérations d’influence afin de contrer les manœuvres d’intoxication adverses comme celle du groupe Wagner à Gossi en mai 2022. Cette société paramilitaire cherchait à faire croire à la présence de charniers à proximité d’un camp français.
L’exercice ORION en 2023 a été l’occasion d’expérimenter l’approche multi-milieux – multi-champs au niveau opératif, donc interarmées, comme au niveau tactique. L’armée de terre en a tiré rapidement les enseignements en réorganisant les grands commandements en cohérence avec les sept fonctions opérationnelles majeures retenues depuis l’été 2023 : commandement/systèmes d’information et de communication ; renseignement ; cyber et guerre électronique ; manœuvre interarmes ; soutien/protection ; feux et actions de la profondeur ; influence.
Les forces morales au cœur de la performance de l’outil de combat
En Afrique, les forces terrestres ont servi des matériels et appliqué des doctrines conçues autour de la perspective du combat conventionnel en les adaptant à la réalité du terrain et de l’ennemi. Cette expérience d’un demi-siècle d’engagements a aussi forgé le caractère et les forces morales des cadres et des soldats qui ont été confrontés aux combats, aux blessures physiques et psychiques ainsi qu’à la mort face à un ennemi, certes moins équipé, mais extrêmement motivé et connaissant parfaitement le terrain.
L’armée de terre doit aujourd’hui capitaliser l’expérience acquise par les petits échelons de combat et se préparer, en lien avec le service de santé des armées, à faire face à des pertes supérieures en nombre. Il s’agit aussi d’être capable de résister à l’influence exercée par nos adversaires et compétiteurs. Cette dernière s’exerce d’ailleurs largement via les réseaux sociaux, un milieu dont la permissivité permet les opérations psychologiques les plus audacieuses capables d’ébranler la cohésion des unités et de la nation si l’on n’y prend pas garde. C’est tout le sens de la politique des forces morales développées par l’armée de terre qui vise à renforcer la résilience du soldat et de sa famille.
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Les savoir-faire de la « petite guerre » seront mis en œuvre dans un affrontement majeur
Certes, l’armée de terre n’a pas l’expérience d’une guerre symétrique même si elle bénéficie du retour d’expérience de l’armée ukrainienne qu’elle contribue à former. Pour autant, cela ne signifie pas que son expérience opérationnelle ne correspond pas à ce que sera une guerre de haute intensité dans toutes les dimensions du champ de bataille et dans tous les milieux contestés.
D’abord parce qu’une guerre symétrique multi-milieux et multi-champs nécessitera une maîtrise de la zone arrière sur laquelle se trouvent les intérêts vitaux de la France ; zone qui sera toujours plus contestée jusqu’à faire l’objet de compétitions ou d’affrontements. Cette maîtrise requerra une véritable capacité de contrôle de zone. Il convient à ce titre de se rappeler que pendant la guerre froide, la 11e division parachutiste avait pour mission la sécurisation des arrières du front et le contrôle de zone en cas de déclenchement des hostilités avec le pacte de Varsovie. Les savoir-faire éprouvés par les forces terrestres françaises en Afrique auront donc une application très concrète en cas d’engagement majeur, particulièrement sur le territoire national. Ensuite parce que rien n’indique qu’un ennemi qui voudrait s’en prendre à la France mettra en œuvre une stratégie d’approche directe. Comme le dit le ministre des Armées : « La Russie pourrait-elle nous attaquer frontalement ? Je n’y crois pas. Pourrait-elle, en revanche, elle ou ses proxies, nous attaquer plus sournoisement, de manière détournée, hybride, via des tiers ? Cela est plus réaliste [9]. » Cette approche indirecte pourrait très bien passer par la déstabilisation d’un pays allié de la France au sein duquel les forces terrestres françaises interviendraient en contre-insurrection.
Les opérations extérieures des forces terrestres françaises sont généralement l’occasion de mettre en œuvre la coopération interalliée au combat. Lors des combats de Tigharghâr au nord du Mali en 2013, les armées française et tchadienne ont combattu avec succès côte à côte contre AQMI et Ansar Dine. Cette expérience est intéressante car elle démontre que l’interopérabilité au combat avant d’être technique ou doctrinale, est d’abord culturelle et faite de capacités d’adaptation et de compréhension de l’autre. La bonne tactique tient compte de ce qu’est capable de faire son allié et ne cherche pas à exporter coûte que coûte un mode opératoire. Aucun système de communication aussi sophistiqué soit-il, ne remplacera un officier de liaison et son intelligence de situation. [OH]
Conclusion
Les forces terrestres doivent impérativement s’approprier le combat à grande échelle du niveau divisionnaire et corps d’armée en s’appuyant sur les enseignements tirés de nos opérations extérieures. Dans le domaine militaire, s’il est toujours ardu de remonter en puissance, il est bien plus difficile de tout réinventer. Les difficultés de projection d’un corps expéditionnaire, la guerre hybride, le levier que représentent l’influence et les effets immatériels, les forces morales ne sont pas que des mots, mais des réalités déjà expérimentées qu’il faut mettre à profit.
Le défi consiste donc à ne pas oublier l’expérience acquise et être capable de l’adapter aux exigences du combat futur. C’est tout le sens de la création en 2024 du commandement du combat futur assurant la convergence du retour d’expérience, de la doctrine, des équipements et de l’innovation ; un commandement capable d’éclairer l’armée de terre sur les grandes tendances stratégiques et tactiques des années à venir.
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[1] À l’origine, la « petite guerre » désigne les opérations de harcèlement et d’embuscades menées sur les arrières de l’ennemi par des troupes franches ou des « volontaires royaux ». Les corps francs, les hussards et les chasseurs à cheval sont des unités légères et autonomes spécialement créées pour ces circonstances. Aujourd’hui, le terme de « petite guerre » regroupe les opérations asymétriques principalement de contre-rébellion en deçà d’un niveau d’affrontement de grande ampleur entre forces symétriques.
[2] Entre mars 1969 et juin 1971, l’opération Limousin est menée par la France : 2 500 soldats français sont déployés au Tchad pour réorganiser l’armée tchadienne et l’appuyer dans sa lutte contre la rébellion. En septembre 1979, la France déclenche l’opération Barracuda en République centrafricaine. Depuis, les opérations en Afrique centrale et sahélienne n’ont jamais cessé. À ce jour, des troupes françaises sont toujours déployées au Tchad.
[3] Nouvelle organisation de la force de réaction de l’OTAN.
[4] « Déclenchée sans préavis, l’opération Serval a été une réussite […]. Une force de 5 000 hommes et 1 400 véhicules a été projetée en quelques semaines à plusieurs milliers de kilomètres. » Retour d’expérience Rôle de l’armée de terre dans la montée en puissance et la conduite de l’opération Serval (DR).
[5] Le retour d’expérience du déploiement de l’EUFOR Tchad rappelle que la connaissance fine du terrain et du maillage administratif d’un pays facilite grandement le déploiement et la conception des ordres d’opération.
[6] À la suite du vote de la résolution 1778 des Nations unies du 25 septembre 2007, l’EUFOR Tchad-RCA a vu la France commander le déploiement d’unités provenant de 25 pays membres de l’Union européenne aux contributions disparates. La France a alors également été confrontée à des lacunes capacitaires à combler pour être nation-cadre.
[7] Lors de l’opération Serval, l’état-major tactique, doté d’un officier mouvement, fait réaliser un franchissement du Niger à ses unités et réaliser des raids blindés à sa cavalerie. Ces deux manœuvres sont typiquement conçues pour des guerres symétriques.
[8] La plupart des unités de manœuvre ne disposaient pas de cartographie exploitable et récente de leurs zones d’action. Certaines cartes avaient dû être fournies par le service historique de la défense.
[9] Sébastien Lecornu et Thomas Gomart : « La France face au nouvel ordre post-guerre d’Ukraine », Le Figaro, 17 février 2023.