Une dictature brève mais intense qui a laissé un souvenir négatif en Irlande et en Angleterre. Si Oliver Cromwell fut incontestablement un grand chef militaire, il a échoué à établir une dynastie sur le plan politique.
Par Neil Kent, Université de Cambridge.
Article paru dans le numéro 50 de mars 2024 – Sahel. Le temps des transitions.
Dans les années 1630, avant la prise de pouvoir tyrannique du général Oliver Cromwell (1599-1658) au cours de la décennie suivante, l’Angleterre était une nation en pleine transformation. Puissance régionale située au nord-ouest de l’Europe et n’exerçant qu’une influence limitée en Europe continentale, elle avait largement évité une participation directe et coûteuse à la guerre de Trente Ans. Cette conflagration dévastatrice a décimé une grande partie du cœur de l’Europe entre 1618 et 1648, faisant des millions de victimes, avant d’être conclue par le traité de Westphalie. Traditionnellement considérée comme une guerre de religion entre protestants et catholiques, il s’agissait en réalité d’une guerre dynastique entre les Habsbourg et les Bourbons, la Suède, grande puissance protestante, se rangeant du côté des Bourbons. Sa résolution a conduit à la création de l’ordre étatique moderne de l’Europe.
Troubles politiques en Angleterre
À cette époque, les colonies anglaises en Amérique du Nord se développent et apportent de plus en plus de richesses grâce au commerce. En effet, le commerce mondial de l’Angleterre se développe à pas de géant, mais son plus grand rival sur les mers est désormais la Hollande, une petite nation maritime récemment émancipée de l’Espagne. Cependant, l’Angleterre est un pays en plein bouleversement, déchiré à l’intérieur par des factions religieuses, les catholiques romains d’un côté, les anglicans de diverses nuances au milieu et les Covenanters plus traditionnels et les puritains virulemment anticatholiques de l’autre. La Réforme en Angleterre ne s’était pas stabilisée depuis l’époque du roi Henri VIII, mais avait plutôt oscillé entre le rejet de l’autorité papale sous le premier roi, puis le protestantisme plus radical de son fils Édouard VI, et un retour au catholicisme romain sous la reine Marie Ier. Son règne fut ensuite suivi de celui de sa demi-sœur, la reine Élisabeth Ire, considérée comme une bâtarde et un monarque illégal par le pape, et d’un retour au protestantisme, mais cette fois d’une teinte plus modérée.
Sous le règne de son héritier, le roi Jacques Ier – également roi d’Écosse – dont la mère catholique, Marie, reine d’Écosse, avait été mise à mort pendant son règne pour avoir aspiré au trône d’Angleterre, l’Angleterre avait semblé entrer dans une période de consolidation et de rétablissement après les troubles antérieurs. Jacques lui-même avait été élevé dans le protestantisme et c’est sous son règne que fut produite la grande version de la Bible du roi Jacques, un chef-d’œuvre littéraire et spirituel encore très apprécié aujourd’hui, notamment pour la beauté de sa langue. Pourtant, tout n’allait pas pour le mieux dans le corps politique. En 1637, un soulèvement des Covenanters, qui avaient des griefs économiques, politiques et religieux en Écosse, s’est finalement étendu à l’Angleterre. En août 1640, les envahisseurs écossais ont affronté les forces militaires anglaises lors de la bataille de Newbury, prenant le contrôle de la grande ville portuaire de Newcastle. Cette action obligea le roi Charles Ier, qui avait succédé à son père, à rappeler le Parlement, non seulement pour négocier avec les rebelles, mais aussi pour convoquer le Short Parliament en 1640, puis le Long Parliament vers la fin de l’année. Il le fit principalement pour des raisons financières, à savoir pour disposer de l’argent nécessaire pour lever des troupes afin d’écraser les rébellions, argent dont son trésor appauvri ne disposait pas. Cependant, ces Parlements se montrent de plus en plus obstinés et de plus en plus divisés.
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Cromwell prend le pouvoir
En août 1642, la guerre civile anglaise éclate, opposant les royalistes aux Têtes rondes, les premiers, partisans de la couronne, les seconds généralement républicains et hostiles au roi. Ses causes sont en partie religieuses, les anglicans traditionnels et les catholiques romains soutenant plus généralement les premiers, et les protestants plus radicaux les seconds. La bataille de Naseby, en 1645, sous le commandement victorieux de Cromwell, fut le tournant de la guerre en faveur des Têtes rondes et, en 1646, le roi capturé fut mis en détention. D’abord emprisonné au palais de Hampton Court, près de Londres, il s’échappe brièvement et est ensuite incarcéré sur l’île de Wight, avant d’être ramené à Londres. Il y est jugé par un Parlement dont les royalistes sont exclus. Condamné à mort et exécuté devant le Royal Banqueting Hall, à Whitehall, le 16 janvier 1649, il meurt en monarque, vénéré à ce jour comme roi et martyr. Malgré cette exécution, la guerre civile fait rage sous le règne de Charles II, fils et héritier du roi défunt, jusqu’à la victoire des parlementaires à la bataille de Worcester en septembre 1651. Dans la foulée, Charles II, qui n’a pas encore été couronné, s’enfuit en France, après une série d’escapades audacieuses au cours desquelles il s’est notamment caché dans un chêne. La guerre s’est soldée par de lourdes pertes en hommes et en trésors de part et d’autre. Cependant, Cromwell fut acclamé comme le vainqueur et devint l’homme le plus puissant du royaume, un monarque en quelque sorte.
Né en 1599 à Huntingdon, à l’ouest de Cambridge, issu de la gentry, il a joué un rôle de plus en plus important dans le camp parlementaire en raison de ses grandes capacités militaires. Protestant convaincu, Cromwell estimait que Dieu l’avait choisi pour préserver sa version puritaine de la foi protestante d’une manière autoritaire qui ne tolérerait aucune contestation, quel qu’en soit le prix en vies humaines. En Irlande, alors sous domination anglaise, son écrasement de la rébellion catholique irlandaise qui a débuté en 1641 a entraîné la mort d’innombrables milliers de personnes, et son nom est devenu tristement célèbre pour les massacres qu’il a incités, directement et indirectement, laissant un héritage de haine qui n’est toujours pas éradiqué aujourd’hui. Cependant, les relations de Cromwell avec les parlementaires qu’il a défendus par les armes n’ont pas été sans heurts. Le Rump Parliament de 1648-1653, dont de nombreux membres du Long Parliament avaient été exclus, ne plaisait pas à Cromwell, qui en convoqua un autre. Le nouveau Parlement qu’il créa à sa place n’était pas un Parlement largement inclusif et démocratique, avec un large électorat populaire, mais un Parlement très étroit dont les valeurs correspondaient à ses propres convictions religieuses et politiques. Les sectes protestantes hérétiques telles que les quakers et les cinquièmes monarchistes, avec leurs convictions millénaristes, étaient pour lui un anathème. C’est ce que l’on a appelé le « Barebones Parliament ». La majorité de ses membres provenaient d’un milieu similaire à celui de Cromwell, c’est-à-dire de la gentry plutôt que de l’aristocratie, et, en tant que tels, ils considéraient avec une profonde horreur les institutions de l’élite que sont l’Église, l’État, les universités et même le droit.
Puis, en décembre 1653, Oliver Cromwell, le tyran par excellence, a assumé le rôle et le titre de lord-protecteur, une fonction monarchique autocratique qui n’en avait que le nom. Cela lui confère des pouvoirs qui dépassent même ceux des rois qui l’ont précédé, ainsi que ceux qui lui succéderont par la suite, et il utilise ces pouvoirs pour écraser non seulement les royalistes de Stuart, mais aussi ses ennemis au Parlement, où qu’ils se trouvent. En outre, lorsque le Parlement ne siégeait pas, et même lorsqu’il siégeait, il était en grande partie sa créature : sa parole avait force de loi. Cela renforçait bien sûr la gentry, mais celle-ci, et en particulier les magnats et les chevaliers de la Cité de Londres et de ses guildes, s’est rapidement opposée à ses ordres autocratiques, émis par le biais de ses ordonnances. En conséquence, elles n’ont jamais été officiellement ratifiées.
La dérive dictatoriale
Cette approche dictatoriale du pouvoir lui a aliéné les juges et les avocats de tous rangs et de toutes convictions religieuses. La raison en est simple : ils considéraient ses décrets et ses actions comme contraires à la Common Law sur laquelle le système juridique anglais avait été fondé pendant des siècles. Ainsi, Henry Rolle, le Lord Chief Justice lui-même, horrifié par le traitement cavalier des ordonnances douanières par Cromwell, démissionna, de même que six autres juges de la Haute Cour. D’autres juges récalcitrants, qui ne voulaient pas se soumettre à Cromwell, furent révoqués. En effet, Cromwell lui-même était connu pour exiger les condamnations légales de ceux qu’il désapprouvait. Cela dit, l’État de droit était fermement établi en Angleterre et nombreux furent les jurys qui refusèrent de se plier à ses exhortations. Cependant, si sa colère contre ceux qui résistaient à ses machinations était vraiment aiguisée, il n’y avait pas de remède pour eux. Par exemple, un grand nombre des personnes capturées après l’échec de l’insurrection royaliste de Penruddock, dans le Wiltshire, en 1655, ont été exécutées, et celles dont la vie a été épargnée ont été transportées dans les colonies des Antilles américaines, où la majorité d’entre elles sont mortes de fièvres tropicales.
La folie des grandeurs a commencé à miner Oliver Cromwell. En effet, en 1655, il choque de nombreux partisans en s’installant dans une suite de pièces du palais royal de Whitehall, comme s’il était un roi. Désormais, on s’adresse à lui et à sa famille immédiate en les appelant « Vos Altesses » et, selon certains, sa femme souhaiterait ardemment être couronnée reine. Si tel est le cas, ce dernier souhait n’a jamais été exaucé. Néanmoins, l’adoption par Cromwell d’un régime monarchique a eu une grande importance géopolitique internationale et a conduit à des aventures militaires mondiales, dont certaines ont été payantes. L’île au trésor de la Jamaïque est reprise à l’Espagne, tandis que l’Angleterre s’impose en Méditerranée en détruisant la flotte du bey de Tunis, dont les navires, ainsi que ceux du dey d’Alger, étaient un véritable fléau pour la navigation anglaise. L’Angleterre est en passe de devenir un empire, aux dépens de l’Espagne, de la France et de la Hollande.
Vers la chute
C’est dans ce contexte que l’humeur du pays, du Parlement et de Londres changea radicalement. Lorsque le Parlement siégea en septembre 1656, il était composé d’une majorité écrasante de royalistes et, sans surprise, Cromwell lui-même fut élu roi. Les républicains qui avaient persisté dans l’opposition avaient de toute façon été exclus de ce Parlement. Cependant, de manière inattendue et pour des raisons mal comprises, Cromwell refusa la couronne, pleinement conscient de la volatilité qui soutenait son pouvoir. Peut-être est-ce parce qu’il s’est rendu compte que le pendule allait bientôt se retourner contre ce renouveau royaliste et qu’en janvier 1658, il y aurait à nouveau une majorité républicaine. Peut-être aussi parce qu’il pressent sa propre mortalité, car, en tout état de cause, il n’en a plus pour longtemps à vivre. Il meurt le 3 septembre 1658, jour anniversaire des batailles de Dunbar et de Worcester. Son fils Richard Cromwell lui succède en tant que protecteur à la manière d’un monarque, mais il n’est que l’ombre de son père, tant sur le plan militaire et politique que sur le plan personnel. Les pouvoirs en place dans le royaume s’en aperçoivent immédiatement et presque toutes les personnes d’importance savent qu’il faut prendre des mesures radicales. C’est pourquoi l’éminent lieutenant général Charles Fleetwood et sir John Disbrowe, qui était marié à une parente de Cromwell, ont immédiatement convoqué un nouveau Parlement. Cependant, des dissensions au sein de l’armée et un soulèvement presbytérien sous la direction de sir George Booth, dans le Cheshire, en octobre 1659, ont conduit non seulement à sa dissolution, mais aussi à la déposition de Richard Cromwell. En l’absence d’alternatives viables, le Parlement croupion de 1653 fut rappelé. Pour éviter l’anarchie et avec le soutien des riches magnats de la City de Londres, des hommes de lettres et des marchands, le général anglais George Monck, commandant en chef de l’armée d’occupation en Écosse, marcha vers le sud. Atteignant l’Angleterre le 3 février 1660, il soumet rapidement toute dissidence sérieuse, violente ou non, et veille à ce qu’un nouveau Parlement soit établi le 20 avril.
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Le retour du roi
À ce moment-là, l’ambiance en Angleterre s’est totalement détournée du républicanisme et, de tous les côtés de l’échiquier politique, on se rend compte qu’un retour à la monarchie héréditaire est la seule solution, et ce, sous la dynastie des Stuart. Si ce n’est pas Cromwell, ce sera Charles II, le fils unique du roi martyr Charles Ier, qui vit désormais en exil sur le continent. Une proclamation émise à Breda, en Hollande, le déclare roi et, acceptant gracieusement cette offre, il part immédiatement pour l’Angleterre. Il arrive à Douvres le 26 mai et trois jours plus tard, le jour de son trentième anniversaire, il entame sa marche triomphale vers Londres. L’expérience républicaine de l’Angleterre s’est avérée être un échec complet et n’a donc jamais été tentée à nouveau. Le protectorat cromwellien en Angleterre prend donc fin de manière abrupte. Sa disparition peut être considérée comme une forme de vaccination contre tout retour du républicanisme, et ce dès la première année du règne du roi Charles III.
À sa mort, Cromwell souhaitait peut-être avant tout laisser un héritage dans lequel l’Angleterre et la Hollande formeraient une union politique et un front protestant uni contre le catholicisme, tant en Angleterre qu’à l’étranger. Il n’y est pas parvenu. En effet, aujourd’hui, plus de trois cents ans plus tard, les catholiques romains sont plus nombreux à pratiquer leur foi en Angleterre que les anglicans, bien que l’Église anglicane reste l’Église établie. Toutefois, certains héritages de Cromwell subsistent. Le mariage civil a été introduit sous son protectorat et reste légal, tandis que les juifs, expulsés d’Angleterre en 1290, ont été invités à revenir et jouent depuis un rôle de plus en plus important dans l’économie et la politique. Cela dit, son plus grand héritage a été, ironiquement, une haine profondément ancrée chez les Anglais à l’égard de la révolution et du républicanisme, ce dont l’écrasante population de l’Angleterre et de ses nations sœurs lui est plus que jamais reconnaissante aujourd’hui. Dès 1790, le grand philosophe britannique Edmund Burke avait averti le peuple français et son gouvernement, dans son célèbre ouvrage intitulé Réflexions sur la révolution de France, que si l’on ne tenait pas compte de son conseil de renoncer à la révolution, cela conduirait à une catastrophe. Les Français, bien sûr, n’ont pas écouté ses paroles, mais les Britanniques, eux, l’ont fait. Cromwell leur avait montré trop clairement à quoi avait conduit la voie du républicanisme et du régicide, et le corps politique britannique continue de se souvenir de ces leçons douloureusement apprises.
Aujourd’hui encore, la tradition veut que le 30 janvier, jour vénéré comme celui de Charles, roi et martyr, certaines associations d’étudiants de l’université de Cambridge crachent sur le mur du Sidney Sussex College, à Cambridge, dans lequel la tête de Cromwell est enterrée. Cela dit, il existe toujours une sculpture en pied du grand protecteur, érigée en 1897 devant le Parlement à Whitehall, par le célèbre sculpteur Hamo Thornycroft. Elle nous rappelle que nous sommes les héritiers de tout ce qui s’est passé avant nous, en bien comme en mal, mais dans un présent dont nous devons assumer la responsabilité personnelle et tirer les leçons des erreurs du passé pour ne pas les répéter.