Après trois années de guerre, l’armée birmane montre des signes d’essoufflement et de divisions internes, tandis que la résistance accélère la cadence et collabore de façon encore inédite depuis le coup d’Etat de 2021. Le pays va-t-il connaitre un renversement de la junte ?
Depuis le 27 octobre, la montée en puissance coordonnée des grandes armées ethniques dans la lutte contre l’armée birmane bouleverse le conflit. Des quatre coins du pays, les vidéos se suivent et se ressemblent : des soldats résistants en treillis immaculés observent une procession de soldats birmans qui se rendent. Leurs uniformes sont en lambeaux et leurs cheveux hirsutes, ils ont l’air d’avoir été abandonnés. Après trois années de guerre, l’armée birmane montre des signes d’essoufflement et de divisions internes, tandis que la résistance accélère la cadence et collabore de façon encore inédite depuis le coup d’Etat de 2021. « Le pays risque d’éclater » admet le président de la junte. Tour d’horizon des forces en présence, alors que la junte entame l’année de tous les dangers.
Depuis le coup d’État du 1er février 2021, l’armée birmane fait face à deux types d’adversaires : dans les chaines de montagnes qui entourent le pays, les Organisations Armées Ethniques (OAE), des milices qui se battent depuis longtemps pour la souveraineté ou l’autonomie de minorités ethniques. Les principales OAE ont entre 5 000 et 30 000 soldats. Deuxièmement, les Forces de Défense du Peuple (FDP) sont des guérillas créées depuis 2021 pour renverser la junte au pouvoir. Le gouvernement en exil estime que les FDP comptent environ 65 000 soldats. Les FDP opèrent principalement dans les basses-terres, mais bénéficient du soutien logistique de certaines OAE – celles-ci ayant plus d’expérience et de ressources.
2021-2023 : la surprenante réussite des Forces de Défense du Peuple
Dans les deux années qui ont suivi le coup d’État, l’armée birmane s’est laissée surprendre par les FDP, apparues à travers tout le pays en quelques mois. Pour la première fois depuis les années 1980, elle se bat dans la plaine centrale, fief de l’ethnie majoritaire bamar. Vient alors la stratégie de la terre brûlée, habituellement réservée aux minorités ethniques. Les villages sont incendiés méthodiquement, les civils qui n’ont pas fui sont fusillés ou violés, l’aviation bombarde les écoles et les lieux de culte, entre autres.
En plaine, les FDP n’arrivent pas à tenir de territoire, mais elles empêchent toute stabilisation politique et économique. En montagne, les minorités Karennies et Chins créent des FDP puissantes qui collaborent étroitement avec leurs OAE. Ces alliances OAE-FDP surprennent le pays par leur efficacité. Leurs combats révèlent aussi les faiblesses de l’armée en terrain montagneux : renseignement et logistique défaillants, infanterie sous-équipée, mouvements de troupes lents et prévisibles le long de routes étroites.
Pendant ce temps, les principales OAE maintiennent une posture défensive, profitant des conflits en plaine pour se réarmer. Certaines accueillent et forment les FDP. D’autres se concentrent sur leurs intérêts propres : l’extraction de ressources naturelles, le trafic de drogue et tout un panel d’activités criminelles.
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Les signes d’un point de rupture
Bien que la Birmanie ait été le théâtre de chocs violents entre armée et groupes ethniques depuis des décennies, certains facteurs présagent d’une reconfiguration du conflit.
Premièrement, la coopération opérationnelle entre armées ethniques est un tournant stratégique majeur. 1027 et les offensives suivantes résultent d’un partage des ressources et d’une volonté d’agir ensemble qui étaient rares jusque-là. Par exemple, lorsque l’armée Kokang a accédé à la demande chinoise d’un cessez-le-feu, nombre de ses soldats ont enfilé l’uniforme de leurs alliés Palaungs qui voulaient continuer à se battre.
Deuxièmement, la résistance est de mieux en mieux armée. Depuis le coup d’État, le nombre de personnes prêtes à se battre contre l’armée était bien supérieur au nombre d’armes disponibles. Les armes légères étaient distribuées au compte-goutte par quelques OAE ou fabriquées artisanalement. La prise de bases militaires change la donne, car l’armée abandonne tout derrière elle, des armes légères aux chars et canons de 152 mm. De plus, alors que la maîtrise du ciel constituait l’un des avantages majeurs de la junte, les OAE commencent à abattre les avions de chasse et hélicoptères birmans.
Troisièmement, l’influence de la junte sur les groupes collaborateurs ou neutres s’effrite également. Par exemple, Saw Chit Thu – un homme d’affaires mafieux très influent dans le monde des OAE collaboratrices – retire son soutien à l’armée. Depuis fin novembre, trois groupes neutres ont pris le parti de la résistance. Même la United Wa State Army, plus puissante OAE qui réaffirme régulièrement sa neutralité, profite de la déroute birmane pour étendre son territoire et vendre des armes à une grande partie de la résistance.
Quatrièmement, la colère gronde à l’intérieur de l’armée. Les combats font relativement peu de morts, car les soldats birmans se rendent souvent. Entre 4 000 et 6 000 soldats se sont rendus en 3 mois. Face au risque grandissant de redditions de masse, la junte condamne à mort les généraux qui se sont rendus à Laukkai. « [Min Aung Hlaing] est le pire chef de l’histoire de notre armée et du pays » affirme un major général de l’armée de l’air à Frontier Magazine. « Il faut lui laisser du temps pour gérer cette crise. Mais s’il échoue, il y aura du changement d’ici deux mois, d’ici fin février ».
Enfin, on observe des changements structurels dans l’accès aux ressources naturelles, facteur essentiel de la guerre au Myanmar. La baisse de la production et des exportations de gaz offshore s’accélère du fait de l’épuisement des réserves. Les grandes mines de cuivre et de nickel sont à l’arrêt. Les revenus fiscaux du secteur minier ont chuté de plus de 80% depuis 2020. Pendant ce temps, la KIA est aux portes des gigantesques mines de jade du Kachin, les Palaung ont presque repris la « vallée des rubis », et plusieurs groupes contrôlent désormais des mines d’or.
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Des voisins fébriles
Le contexte régional évolue également. Les militaires qui étaient au pouvoir en Thaïlande jusqu’à 2023 étaient favorables à une normalisation des relations de l’ASEAN avec la junte birmane. Le nouveau gouvernement civil ne veut plus de cette solution, et s’inquiète de l’émergence d’un Etat failli à sa frontière. Cette évolution est facilitée par une diminution significative de la dépendance de la Thaïlande au gaz birman.
Pour Pékin, le coup d’État était une très mauvaise idée, et la gestion de la junte n’a fait que confirmer cela. La perte d’influence de l’armée birmane dans les zones frontalières était déjà visible avant 1027 : de grands « hubs » criminels y foisonnent. On y trafique de la drogue – la Birmanie est le premier producteur mondial d’opium depuis 2023 – ainsi que des êtres humains et des animaux. L’instabilité birmane devient un problème de sécurité intérieure pour la Chine, en particulier à cause de l’explosion du nombre« d’usines à arnaques en ligne » qui visent la classe moyenne chinoise. Or la junte ne fait rien pour calmer les inquiétudes de Pékin.
L’opération 1027 aggrave la situation. Le gazoduc et l’oléoduc qui relient la côte du Rakhine à Kunming passent désormais dans trois zones de guerre distinctes. Sur la même diagonale, des projets de chemin de fer, de raccordement des réseaux électriques, de nouveaux champs gaziers et d’un port en eaux profondes sont tous en suspens. Pékin négocie une trêve en décembre, que la junte rompt immédiatement. Un deuxième cessez-le-feu tient dans certaines zones du nord Shan uniquement. Malgré une influence indéniable sur certaines armées ethniques, la Chine ne contrôle pas le conflit. La junte est un piètre partenaire, et la majorité de l’opposition voit toute intervention chinoise comme impérialiste et anti-démocratique.
Un conflit qui se métamorphose
L’évolution du conflit dépend de deux forces conjointes qui s’exercent au sein de l’opposition. D’abord, la volonté des armées ethniques de continuer à coopérer entre elles déterminera la force centrifuge qui oblige aujourd’hui la junte à étirer ses ressources aux quatre coins du pays. Les OAE n’ont pas toutes les mêmes moyens, et certaines seront tentées de temporiser, au détriment des autres. Elles ont également une longue histoire de luttes intestines et de fragmentation. À court terme, la coopération inter-OAE va être mise à l’épreuve à Lashio et Sittwe, deux grandes villes que des OAE sont en train d’encercler.
Ensuite, les armées ethniques et les FDP ont une relation de plus en plus symbiotique. Presque toutes les défaites marquantes de la junte, dont 1027, ont été le fruit de la puissance de feu d’OAE et d’un soutien en hommes considérable par les FDP. Réciproquement, les FDP visent avant tout la chute de la junte et ont besoin du soutien logistique des OAE pour intensifier les combats en plaine. Un point de départ vraisemblable pour une coopération OAE-FDP plus poussée en plaine pourrait être une offensive sur les bases aériennes.
Trois ans après le coup d’État, l’opération 1027 est un point de rupture dans le conflit birman. Une reprise en main par la junte est fort peu probable tant celle-ci semble à court de solutions. La résistance est un mouvement complexe, à l’image du pays, mais les Armées ethniques et les Forces de Défense du Peuple tendent à converger. Les victoires des derniers mois ont démontré qu’une alliance multiethnique anti-junte aurait de réelles chances de l’emporter. Reste à savoir si une telle coalition peut tenir jusqu’au retrait, volontaire ou contraint, de l’armée de la vie politique birmane.