En mer Rouge, les frégates affrontent des drones. Affrontement inégal qui donne l’impression d’un retour de la guerre de course. Le faible l’emporte-t-il sur le fort ? Analyse d’un phénomène qui bouleverse l’appréhension des mers et des océans.
Par le Capitaine de Corvette Ronan Dupuy, officier de la 31 promotion de l’École de Guerre
Dans la nuit du 9 au 10 décembre 2023, la frégate Languedoc a abattu avec deux missiles Aster 15 des drones a priori opérés par les rebelles houthis, depuis le nord Yémen. L’évènement, porté en une de la presse avant d’être rapidement éclipsé par une actualité à la fois toujours plus fournie, mais aussi toujours plus fugace, mérite toutefois que l’on s’y attarde.
Inédit pour la marine française, il est en effet source d’enseignements à tous niveaux. De fait, s’il témoigne d’une évolution dans l’intensité des conflits, il met également en exergue l’intrication des milieux terrestres et maritimes. De façon plus globale, le contexte dans lequel le Languedoc a mené ses tirs est révélateur d’une évolution de certaines stratégies militaires, quelque part synonyme d’un retour à une forme de guerre de course, aux conséquences à ne pas sous-estimer.
Un pas de plus vers le combat de haute intensité
Aussi inhabituelles soient-elles (du moins encore à ce jour), les attaques de navires de guerre ne sont pas inédites dans le monde de l’après-guerre froide. La marine américaine en sait quelque chose, en particulier dans la région du Proche et Moyen-Orient. Le plus connu – sans aller plus loin que le début du siècle – est ainsi sans doute l’attaque de l’USS Cole dans le port d’Aden en 2000, quelques mois après la tentative contre l’USS The Sullivans.
La marine française n’est pas en reste. Au cours de l’opération Harmattan, en 2011, plusieurs unités avaient connu le feu de l’ennemi (notamment la frégate furtive Courbet, prise sous le feu des lance-roquettes, mortiers et artillerie de 155 mm). En septembre 2018, la FREMM Auvergne s’était retrouvée malgré elle au cœur d’une contre-attaque syrienne face à un raid israélien. L’attaque de la frégate Languedoc – si les drones étaient bien destinés à toucher ce navire – vient donc incrémenter le compteur.
Toutefois, l’évènement du 9 décembre est remarquable du fait de la fongibilité entre combat symétrique et asymétrique qu’il représente. En effet, l’attaque se distingue tant par les acteurs que par les armes utilisées : on assiste ici à une attaque réalisée par un acteur non-étatique, usant d’armes sophistiquées – possiblement des drones Shahed ou Samad – à longue portée. Le combat asymétrique, au sens de la dissymétrie des acteurs (étatique face à non-étatique), se rapproche de plus en plus du combat symétrique, si l’on s’en tient aux capacités des armements utilisés. Le temps des opérations menées et maitrisées par les armées occidentales avec une supériorité telle que le « zéro-mort » était un objectif envisagé, semble ainsi révolu. Nos armées doivent désormais parfois agir sans avoir l’initiative ou l’ascendant.
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Cette évolution dans l’intensité du combat pourrait bien constituer une transition vers l’affrontement interétatique, ultime étape du combat de haute intensité : après l’intensification de la violence, il ne restera plus qu’une évolution des acteurs, pour retrouver des confrontations entre États, tels que le monde les a connus comme « norme » des conflits jusqu’à la fin du XXe siècle. Parfois, le distinguo entre acteur étatique et acteur non-étatique est difficile. À l’image des Pasdaran, organisation paramilitaire au service du pouvoir iranien. De même pour l’organisation des brigades Izz al-Din al-Qassam, branche armée du Hamas, considérée comme organisation terroriste par certains États membres de l’ONU – une trentaine -, mais pas par la majorité d’entre eux. Mais les organisations non-étatiques devraient encore avoir de beaux jours devant elles : elles constituent d’utiles proxies pour certains États, parmi lesquels l’Iran fait figure d’exemple. À ce titre, on assiste à un accroissement global de leur armement, qui par des approvisionnements ou des financements occultes permet des guerres par procuration.
L’intrication du combat terrestre dans l’aéromaritime renforce la force des armes d’usure
Notons en premier lieu l’évolution marquée de l’emprise du multi-milieux dans les conflits navals. L’intrication du combat terrestre dans l’aéromaritime – et réciproquement – n’est pas nouvelle, comme le rappelle le théorème de l’amiral Castex : « l’influence de la puissance de mer dans les grandes crises de ce monde est fonction de la force aéroterrestre qu’elle est capable de déployer et l’influence de la puissance de terre se mesure aux mêmes moments à la force aéronavale qu’elle peut jeter dans la balance » (Raoul Castex, Théories stratégiques).
La notion de brown waters (rivières et estuaires), green waters (eaux littorales) et blue waters (eaux hauturières) s’est développée pendant la Guerre froide, au gré des portées des armes : le rayon d’action des aéronefs basés à terre fixait la limite des green waters, celui de l’artillerie fixant celle des brown waters. La menace dimensionnait directement le format des marines évoluant dans chacune des zones. Désormais, les rayons d’action des effecteurs depuis la terre sont tels que ces limites s’effacent devant les capacités des senseurs, laissant place à ce qui pourrait être des Teal waters, dont la nuance de couleur dépend désormais essentiellement de la connaissance de la situation tactique : plus les capacités de détection évoluent, plus la zone « bleu canard » vire du turquoise au vert émeraude…
Dans ce contexte d’importance croissante des armes terrestres à l’encontre du fait maritime, les armes d’usure deviennent potentiellement des armes de décision. Les proxies mentionnés disposent désormais d’armes au ratio efficacité/coût particulièrement intéressant, en particulier si on le compare aux systèmes déployés pour s’en défendre. L’existence et la mise en œuvre de ces menaces engendrent des structures défensives coûteuses en organisation, en ressources humaines, en matériels, et en révisions de doctrines militaires.
Mais elle fait surtout peser une menace considérable sur l’état de nos stocks de munitions. Au rythme d’un Aster (plus d’un million d’euros à l’unité) par drone (à moins de 50 000€ chacun) le stock d’une frégate est rapidement épuisé, à moins de la ravitailler en munitions en cours de mission. Et c’est justement là que le bât blesse : ni les stocks existants ni les prévisions budgétaires des armées françaises ne prévoient une telle cadence de combat, sans parler de la logistique associée au(x) ravitaillement(s)… Tandis que pendant ce temps l’attaquant a – depuis la terre – tout loisir d’enchaîner les attaques, éventuellement combinées, voire saturantes, pour une logistique d’approvisionnement relativement simple, un coût relativement faible, et une potentielle impunité s’il veille à tirer depuis des espaces urbains lui offrant la couverture contre une riposte. L’usage d’armes low-cost dédiées à user l’adversaire peut ainsi rapidement se transformer en stratégie de décision, tant il peut contraindre la force navale à revoir sa manœuvre. Laquelle ne consiste alors plus à se déplacer un peu plus au large (peut-on seulement quitter les Teal waters, en mer Rouge ?), mais tout bonnement à quitter la zone. Échec de la mission.
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La parade pourrait résider dans les armes à énergie dirigée.
Dans une logique d’économie des munitions, les armes à énergie dirigées renvoient promptement les systèmes de défense de type Phalanx CIWS au rang des équipements obsolètes. Une douzaine de marines – parmi lesquelles États-Unis et Chine font figure de leaders – testent actuellement ces systèmes prometteurs. La France, pour sa part, a mené un test du laser SeaFire en juillet dernier, pour détruire une cible fictive à une vingtaine de kilomètres de distance. Mais aucune marine n’a pour le moment équipé durablement ses frégates. Les drones ont encore de beaux jours (ou plutôt de beaux mois voire années) devant eux. D’autant que si l’efficacité des armes à énergie dirigée est désormais prouvée, leurs performances demandent encore à être consolidées.
Outre la précision et l’efficacité, la portée jouera quoiqu’il arrive un rôle important dans la course aux systèmes de défense, du moins jusqu’à ce que les lasers soient bien intégrés dans le schéma de pensée du marin. Ce dernier reste pour l’heure probablement plus enclin à une logique d’engagement au plus tôt, ce qui explique ainsi peut-être pourquoi les frégates récemment engagées en mer Rouge – le Languedoc n’est pas le seul à avoir engagé des drones – ont tiré des missiles plutôt que d’utiliser leur artillerie (76 mm pour la FREMM Languedoc, 127 mm pour l’USS Carney, 114 mm pour le HMS Diamond).
Au-delà de l’attaque des frégates, le risque d’un nouveau type de guerre de course
Au-delà de l’évènement du 9 décembre qui ne visait a priori que le Languedoc, il faut avant tout noter que depuis l’attaque d’Israël par le Hamas le 7 octobre dernier, les attaques en mer Rouge concernent en premier lieu le trafic commercial, et non les navires militaires. En tout, plusieurs dizaines d’incidents ont été recensés. Certes l’USS Carney, la FREMM Languedoc et le HMS Diamond ont été impliqués dans l’interception de drones et missiles, mais ces armes visaient en premier lieu des cargos, en complément des assauts par voie maritime ou aérienne comme celle du Galaxy Leader le 19 novembre dernier. Rien que sur la journée du 16 décembre, 14 drones ont été abattus par l’USS Carney. Encore le 18 décembre, un navire norvégien de Inventor Chemical Tankers était frappé dans une attaque revendiquée par les Houthis.
À défaut de mener une guerre d’« escadre » contre les marines assurant la liberté de navigation, on assiste à une nouvelle guerre de course, contre le commerce. Les proxies ont remplacé les corsaires ; mais la cible reste la même. Et cela fonctionne : la plupart des grandes compagnies maritimes mondiales (Maersk, CMA CGM, COSCO Shipping lines, Hapag-Lloyd) a suspendu les transits dans les eaux tumultueuses de la mer Rouge. La crise actuelle n’est pas sans rappeler la « crise des pétroliers », menée entre 1984 et 1988 par l’Iran et l’Irak dans le golfe Arabo-Persique.
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Le réel enjeu, sous-jacent à cette guerre de course menée depuis le littoral, est donc la protection des routes maritimes et non des marines. Les détroits et canaux sont en premier lieu concernés, étant les plus vulnérables aux attaques menées depuis la terre. Ainsi sans surprise le canal de Suez, les détroits de Tiran, Bab El-Mandeb ou encore d’Ormuz sont des passages stratégiques (« choke points ») d’importance capitale d’un point de vue sécuritaire. Toutefois, compte tenu des portées accrues des armes, et de la facilité avec laquelle il est aujourd’hui possible de localiser précisément les navires (tout bâtiment de plus de 300 tonneaux est équipé d’un Automatic Identification System (AIS) transmettant en temps réel des coordonnées du navire), la menace s’étend désormais potentiellement sans discontinuer de la mer d’Oman au nord de la mer Rouge. Dans ces conditions, sachant que plus de 400 navires transitent en mer Rouge chaque semaine, il est aisé de prendre la mesure de la difficulté à assurer la sécurité du trafic maritime, pour des marines aux moyens limités.
Évidemment, face à un tel scénario, une question épineuse se pose : la menace est-elle de nature à déstabiliser durablement les lignes de communication (axes maritimes majeurs de transport) au proche et Moyen-Orient ? A priori, personne n’a intérêt à perturber de manière significative les flux maritimes, étant donné la dépendance globale à un commerce fluide et efficace dans un monde globalisé. À titre d’exemple, en mars 2021, plus de 400 navires étaient restés bloqués à la suite de l’échouement de l’Ever Given dans le canal de Suez : 10% du commerce mondial avait été immobilisé ; l’Égypte y avait perdu 15 millions de dollars par jour de fermeture du canal. Le cours du pétrole avait immédiatement augmenté de plus de 5% : même si la part du pétrole du Golfe à destination de l’Europe n’est plus aussi importante qu’il y a 30 ans, une centaine de pétroliers y transite chaque semaine, transportant plus de 10 millions de barils de pétrole. De quoi inciter les compagnies maritimes à maintenir leurs flux aussi longtemps que possible (quitte à y laisser quelques plumes ?). Elles s’évitent ainsi un passage par le Cap de Bonne-Espérance ou par le canal de Panama, synonyme de surcoûts considérables. Mais face à la menace de dizaines d’attaques de drones par jour, ces options sont rapidement remises sur la table.
Dans l’immédiat, en attendant une éventuelle résolution diplomatique de la crise, une réaction de l’Égypte qui en subit les conséquences, ou des pressions sur l’Iran, des mesures de mitigation semblent être envisageables pour les flottes commerciales. Ainsi, il doit être possible de s’accorder sur une dissimulation des informations AIS permettant d’identifier les navires (pavillon, nom, destination…) voire – même si cela pose des problèmes de sécurité maritime – de les localiser. Par ailleurs, à l’image des moyens mis en œuvre sur les navires face à la piraterie, ou sur les chars face aux menaces de roquettes et drones, pourquoi ne pas envisager d’équiper les bâtiments de commerce, de grilles ou filets de protection ? Face à une déclinaison de la guerre de course, une déclinaison du filet pare-torpilles…