Pour la première fois de son histoire, un nationaliste du Sinn Fein devient Premier ministre de l’Ulster. Michelle O’Neill va-t-elle conduire l’Ulster vers l’unification avec la République d’Irlande ?
Février 2024, Irlande du Nord : basculement historique. Première dans l’histoire de l’Ulster, Michelle O’Neill, 47 ans, dirigeante nationaliste du Sinn Fein, parti militant depuis 1905 pour l’unification de l’île, devient chef de gouvernement de la province britannique à majorité encore protestante. En tête des élections de mai 2022, le Sinn Fein fut la durable vitrine politique de l’Armée républicaine irlandaise (IRA). Michelle O’Neill (née Doris) est la fille de Brendan Doris, volontaire de l’IRA, East-Tyrone brigade, puis prisonnier des Britanniques. Les cousins de Michelle, (tous deux Volontaires, East-Tyrone Brigade, IRA) sont Tony Doris, mort au combat en 1991 face aux Britanniques et Gareth Doris, blessé au combat en 1997.
L’Irlande fut longtemps une colonie anglaise ; bien avant l’Afrique et l’Asie, l’Angleterre initia son empire en envahissant l’île voisine. Premier pays colonisé par Londres, l’Irlande sera le dernier à se libérer et retrouver sa pleine souveraineté sur ses 32 comtés. Première étape – narrée ci-dessus – en février 2024. Nous rappelons ci-après d’autres phases majeures de la plus longue guerre de libération de l’histoire du monde.
Ulster, vingt ans de pilotage fin de l’IRA
Le 31 août 1994, l’État-major de l’IRA annonce un cessez-le-feu permanent. La situation en Ulster se détend au point que, le 31 août 1995, fait inouï, le Sinn Fein manifeste en plein fief protestant, devant la mairie de Belfast. Cessez-le-feu, oui, mais la pression doit continuer sur le Royaume-Uni et la République d’Irlande, pour que la paix à venir favorise les nationalistes-catholiques de l’Ulster. D’où les coups de pression du patron du Sinn Fein, Gerry Adams, dont tout l’Ulster connaît le passé « militaire » (qu’il nie mollement).
Devant la mairie de Belfast, un homme s’écrie « vive l’IRA ». Gerry Adams entend, respecte un silence amusé puis lâche : « They haven’t gone away, you know » (Ils n’ont pas disparu, vous savez…). Hurlements : joie dans la foule ; indignation de la presse de Londres – mais le message est clair : le Conseil de l’armée de l’IRA est bien là et peut relancer la guerre à tout instant.
Les années passent ; le 15 décembre 2021, les cahots du Brexit risquent de réinstituer la frontière physique entre l’Ulster et la République d’Irlande. Casus belli pour le Sinn Fein qui diffuse alors une vidéo où, vêtu en père Noël, Gerry Adams visite (à des fins de charité), le ghetto catholique. Une porte s’ouvre : un homme le reconnaît et s’écrie « They haven’t gone away, you know » – sur quoi, Adams garde un lourd silence. Convulsions à Londres, mais là aussi, le message passe : attention au retour de l’IRA !
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Juillet 2019 – In Memoriam, Billy McKee (1921-2019)
Belfast, Ulster, devant la cathédrale catholique Saint-Peter : en ce grisâtre matin de juin, la pluie noie et la petite foule venue conduire Billy McKee à son ultime demeure, au son de la cornemuse irlandaise. Saint-Peter, Falls road, de Lower Falls à Andersonstown, artère vitale du Belfast catholique – vingt ans durant, le fief de Billy McKee, premier Officer Commanding (OC) de la Brigade de Belfast de l’IRA quand reprend la guerre en 1969, mort indompté à 97 ans.
Devant la cathédrale, le cercueil de Billy orné du drapeau irlandais, frappé du Serment gaélique ERIN GO BRAGH (L’Irlande à Jamais), proclamé à la Grande Poste de Dublin à Pâques 1916 : la république indépendante de 32 comtés. Sur le cercueil encore, le béret et les gants noirs du Volontaire de l’IRA qu’il fut, des décennies durant.
Portant Billy au cimetière – après l’arrêt-symbole au mémorial républicain de Falls Road, ses frères d’armes du IIe bataillon de la Brigade de Belfast-IRA, commando surnommé The Dogs, qu’il commanda et où combattit Gerry Adams et avant lui, le père de ce dernier.
L’IRA provisoire émerge en 1969 quand l’Army Council (Conseil de l’Armée) relance la guerre. Alors, sa Brigade de Belfast a pour premier OC Billy McKee. 1977 : après 8 ans de conflit, l’IRA est restructurée en Active Service Units, commandos plus opaques à l’efficace renseignement britannique. Billy McKee rentre alors dans l’ombre. Mais quelle histoire que la sienne : volontaire à l’adolescence, six ans de prison en 1940 pour « trahison » dans la geôle de Crumlin road, à Belfast nord. Puis d’autres séjours et grèves de la faim derrière les barreaux. Sur ses vieux jours, Billy McKee rejetait la trêve conclue par l’IRA en juillet 1997, La lutte armée restait pour lui la seule voie. Il se consolait en suivant la messe chaque matin – « catholique » à Belfast-ouest n’est pas un terme frivole.
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Fin juin 2020, le Premier ministre britannique Boris Johnson déclare qu’en fin de compte, un Brexit dur avec Bruxelles, pourquoi pas ? Vu d’Europe, c’est l’énième épisode d’un divorce complexe. Mais pour le Sinn Fein, une possible frontière intra-irlandaise entre la (catholique) république d’Irlande, capitale Dublin, et l’Ulster britannique d’abord protestant, capitale Belfast, est un casus belli. D’où cette menaçante riposte des nationalistes, prélude annoncé de reprise d’une guerre éteinte depuis 23 ans.
Le mardi 30 juin, ces nationalistes enterrent Bobby Storey (mort d’un cancer à 64 ans) vingt ans durant le chef du renseignement de l’IRA qui, de Londres à Belfast, fit trembler les forces britanniques (armée, police, renseignement). Nous revenons plus bas sur ce personnage redouté. D’abord, la démonstration de force du Sinn Fein et de l’IRA.
Le 30 juin, les fiefs catholiques de Belfast-ouest, Lower Falls, Ballymurphy, Andersonstown, sont couverts des drapeaux noirs du deuil, mêlés de ceux vert-blanc-orange de la république d’Irlande. De la cathédrale au cimetière où l’IRA enterre ses morts, la foule salue son héros. Devant elle, encadrant tout du long le cortège funèbre, près de 2 000 hommes en uniforme, pantalon et cravate noire, chemise blanche : sur place, chacun comprend le sens de cette mobilisation, énorme pour une ville en majorité protestante de 280 000 habitants.
Dans l’ordre symbolique, voici qu’arrive le cortège : Gerry Adams, Gerry Kelly, Sean Hughes, ‘Spike’ Murray, ‘Duckser’ Lynch et Martin Ferris portent le cercueil de Bobby Storey ; ex-commandants de brigade de l’IRA, puis chefs d’état-major – donc, membres de droit de l’instance suprême du nationalisme irlandais, le « Conseil de l’Armée », formé de 7 ex-chefs de l’IRA. En 1969 ce Conseil déclare la guerre à « la Couronne » ; valide la trêve de 1997 ; enfin, ordonne de désarmer le 28 juillet 2005. Sous sa forme 1969-1997, l’IRA est dissoute – le Conseil de l’armée, non. Si un jour, doit reprendre la guerre de libération, il en donnera le signal.
Ce 30 juin, la symbolique explosive est dans l’ordre du cortège. En tête, les chefs militaires portent le cercueil ; la direction du Sinn Fein suit sagement, derrière sa présidente Mary Lou McDonald. À Londres, Belfast, Dublin, tout le monde saisit : le Conseil de l’Armée reprend la main. Si revient la frontière Ulster-Irlande du sud, ce sera la guerre.
Rituel connu : ce jour-là, l’agence de presse irlandaise recevra une lettre déposée à la grand-poste de Dublin, fief de la première IRA dans l’insurrection de 1916. Son en-tête (en gaélique) sera Óglaigh na hÉireann (Volontaires de l’Irlande, ou IRA). Elle sera signée « P. O’Neill », premier chef de la brigade IRA de Dublin en 1916 et alors, porte-parole du Conseil de l’armée – un symbole, encore.
À ce combat, à ces symboles, Bobby Storey avait voué sa vie. Entre maints séjours en prison, il avait porté à la couronne britannique des coups terribles :
– La grande évasion de 38 cadres de l’IRA de la prison de Maze (Ulster), septembre 1983,
– Le pire braquage de l’histoire britannique, 27 millions de livres raflés à la Northern Bank de Belfast en 2004,
– La nuit de la Saint-Patrick 2002 (les symboles, toujours) dans le bâtiment le plus sûr d’Europe (croyait-on), bastion de la fort protestante police nord-irlandaise, vol des archives secrète de la lutte anti-IRA. Un cauchemar pour Londres qui paya des millions de livres pour reloger tous ses policiers et indics’ d’Irlande du nord.
Discipliné, Bobby Storey avait accepté le cessez-le-feu, mais crut à la lutte armée jusqu’à sa mort. Que ses obsèques aient servi à porter la symbolique menace de sa reprise, l’aurait ravi.
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L’auteur connaît un officier britannique, jadis chef du renseignement militaire à Newry, chef-lieu du South-Armagh, comté « frontière » Ulster-République d’Irlande. La guérilla la plus dure du sanglant conflit : soldats britanniques lâchant leurs coups, féroces attaques d’une IRA rurale sur les « Forces de la Couronne ». Apothéose, le siège d’une unité britannique, encerclée dans le fief de la Brigade de l’IRA du South-Armagh, à Crossmaglen.
Or un jour, au marché de Newry, l’officier anglais tombe sur le notoire chef de la brigade du South-Armagh-IRA. Ils se toisent et par défi, l’Irlandais invite l’Anglais à boire le thé chez lui, au cœur d’un quartier où tout soldat Britannique risque la mort à la minute. Perdre la face en public ? L’officier anglais répond « avec joie » et, nul ne se découvrant, va papoter avec le chef de l’IRA devant du thé et des biscuits.
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Photos prises dans le ghetto catholique de Belfast, à l’été 2018 (mais rien n’y change jamais…):