La France, de puissance modèle à modèle de puissance

22 janvier 2024

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La France, de puissance modèle à modèle de puissance

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La France peut-elle conserver son rang de puissance sans puissance financière ? Le coût de la puissance est-il supportable ou bien doit-elle changer son modèle ? Analyse des enjeux de la puissance française.

Par Matthieu Creux, Président de Forward Global

Nous connaissons les deux principaux attributs de la puissance française : le hard power, incarné par l’arme nucléaire et la force de son armée professionnelle, et le soft power, lié à son réseau diplomatique et à sa richesse culturelle. Pourtant, bien des commentateurs déclinistes nous renvoient à nos échecs, expliquant que la France de Diên Biên Phu n’est plus celle du Grand Siècle, et qu’au regard de l’état de nos finances publiques, nous sommes sur le chemin annoncé dès 1987 par Paul Kennedy, dans son ouvrage The Rise and Fall of Great Power, qui expliquait que sans le golden power, la décadence est inéluctable lorsque le coût de la puissance n’est plus supportable. En synthèse et par oxymore, le Président Giscard d’Estaing parlait alors de la France comme d’une « grande puissance moyenne ».

Nouvelle puissance

À défaut de pouvoir rester une puissance dominante, façon américaine ou chinoise, le général de Gaulle avait compris que la seule ambition lucide pour la France était de soutenir une politique de grandeur raisonnée, dont le succès, et même la popularité internationale, devait tenir à un sens élevé de l’indépendance. Celle-ci devait donner force et authenticité aux coopérations et aux alliances, et elle inspirait le courage dans les difficultés et dans les crises. Mais aujourd’hui, avec la fragmentation et la conflictualité croissantes du système international, avec la montée en puissance d’acteurs régionaux et l’exacerbation de l’adversité stratégique sino-américaine, avec les difficultés socioéconomiques qui s’accumulent chez nous et en Europe, il peut sembler absurde de poursuivre le discours français sur la mission d’universalité et sur notre rôle de puissance d’équilibre.

Néanmoins, l’évolution du monde et des sociétés humaines rend de plus en plus utile ce positionnement français, et un regard panoramique sur les grandes tendances globales montre que la ligne politique et diplomatique défendue traditionnellement par la France est la plus adaptée aux aspirations profondes des peuples et de la classe moyenne mondiale qui englobera bientôt cinq milliards de citoyens.

Questions économiques

Sur le terrain économique, l’erreur classique de la remise en cause de la puissance française consiste à s’arc-bouter sur la baisse de la France dans le classement mondial du PIB nominal. Toutefois, cela ne constitue en rien un indicateur de déclin, d’autant que la croissance des chiffres d’autres pays est fortement tirée par la démographie, et que cela n’est corrélé ni avec l’importance du rôle international réel ni avec la prospérité, qui suppose un niveau élevé de bien-être, de bonne gouvernance et de sécurité. L’analyse des classements internationaux dans diverses catégories (compétitivité, R&D, tourisme, investissements étrangers, infrastructures ou connectivité, par exemple) montre au contraire que la France reste dans le haut du panier pour un très grand nombre d’indicateurs formant un tableau holistique de la prospérité et de la puissance, ce qu’on ne peut dire que d’une vingtaine de pays sur les deux cents que compte notre planète – et ce malgré nos grèves, nos longues vacances, nos 35 heures, notre très généreuse solidarité sociale et notre addiction aux attitudes négatives et défaitistes.

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Imité plutôt que craint

Sur le terrain militaire, si l’on considère la puissance dans son acception large et sur le très long terme, on s’aperçoit que le soft power l’emporte sur le hard power, et qu’on est en définitive plus influent en étant désiré et imité qu’en étant craint et haï. Or, la France est une championne du soft power dans tous les classements spécialisés, et a même raflé leur première place aux États-Unis lors de la présidence de Donald Trump. Cette dimension planétaire et surtout durable de la puissance française est extraordinairement importante. En cela, la France avait été visionnaire en se faisant, avec succès, le défenseur de la diversité culturelle à l’OMC et dans les négociations commerciales de l’UE.

Ailleurs, notre école de mathématiques, aux premiers rangs mondiaux, est devenue un joker à l’ère de la robotique financière, des algorithmes, et de l’intelligence artificielle. Notre force éditoriale et nos créateurs de jeux vidéo, tout comme notre système d’aide à la production télévisuelle et cinématographique, nous avantagent dans l’expansion infinie des activités de contenus. En tant que superpuissance culturelle et créative, la France profite à plein du poids croissant des industries culturelles dans le monde, l’un des secteurs économiques en développement le plus rapide, que l’UNESCO chiffre à 4,3 trillions de dollars de revenus annuels, et plus de 30 millions d’emplois très qualifiés, la plupart étant occupés par des jeunes de 15 à 29 ans.

Quant à la francophonie économique, elle s’inscrit dans un ensemble en croissance constante, soit 321 millions de locuteurs dans le monde en 2022, et elle représente 14 % des ressources mondiales minières et énergétiques et plus de 20% des échanges commerciaux mondiaux.

La question des valeurs

Sur le plan fondamental de la gouvernance humaine, alors que l’aspiration à la dignité s’est répandue dans le monde, des Indignados à Occupy Wall Street, de la place Tahir aux gilets jaunes, les droits humains et les valeurs universelles portées par la Déclaration universelle des droits de l’Homme sont contestés vigoureusement par certaines puissances, qui livrent une véritable guerre informationnelle et cognitive à l’Occident en visant particulièrement la France.

La Chine fait la promotion d’un agenda illibéral alternatif, avec cette idée paradoxale d’un universalisme aux caractéristiques chinoises, donc tout sauf universel. La Russie lui emboîte le pas, en dénonçant une idéologie européano-américaine qui ne serait que l’instrument d’une géopolitique fondamentalement impérialiste et coloniale, nourrissant d’ailleurs le sentiment anti-français en Afrique, un sentiment de moins en moins artificiel malgré sa naissance à grand renfort d’astroturfing néo-soviétique. Or, révoltes et militants partout sur la planète, de Hong-Kong au Venezuela, du sud au nord du globe, attestent que si les valeurs sont universelles, ce n’est pas parce que cette universalité relèverait d’un agenda caché des Occidentaux emportés par la France, fille des Lumières et grande civilisatrice, mais parce que c’est bien la nature humaine elle-même qui aspire universellement à la liberté, à la justice et au bonheur. Et si les revendications à mener une vie digne s’étendent désormais à l’environnement et au climat, ce n’est pas parce que la France, « gardienne » de l’Accord de Paris, ou les Occidentaux, voudraient, comme le distillent des propagandes, brider la croissance des pays en développement en défendant opiniâtrement un agenda ambitieux de soutenabilité, mais parce que c’est l’intérêt universel et commun de l’humanité que de vivre dans un environnement et sur une planète préservés.

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L’ultime réserve à considérer la France comme puissance vient de la considération que nous manquerions de moyens, par exemple pour déployer de vraies capacités en Indo-Pacifique, ou de poids, par exemple pour soutenir nos propositions de programmes européens d’armement. Il est vrai que nous ne sommes plus une grande puissance au sens classique. Mais là encore le général de Gaulle avait répondu aux interrogations par sa sagacité volontariste, dans son discours du 22 mai 1949 à Vincennes : « On peut être grand même sans beaucoup de moyens, mais il faut savoir être au niveau de lhistoire, ou sans cela on disparaît ». En fait, il n’y a pas vraiment de grands et de petits pays, il y a ceux qui jouent un rôle et les autres. Et la France est un pays moyen par divers critères, qui peut jouer de très grands rôles. La France serait alors un acteur véritablement global qui mise davantage sur la puissance d’entraînement que sur la force dominatrice, coercitive ou destructrice, mais armé de sa dissuasion nucléaire et jouissant à la fois de l’autorité conférée par son siège de membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations-Unies et des leviers d’influence de son vaste réseau diplomatique, de son domaine maritime et des outre-mer, de sa place prééminente dans les organisations internationales, comme de son rôle-clé au sein des institutions de l’Union européenne, le tout formant une architecture d’influence et de puissance, y compris normative, absolument unique.

C’est à travers ce cadre que l’on peut aussi mesurer l’apport continuel d’éléments d’équilibre par la France au système international. C’est ainsi qu’en 2015, sous les yeux des commentateurs qui n’ont pas bien compris le changement de paradigme historique que cela représente, la France a officialisé, lors de la négociation de l’Accord de Paris, le rôle de la société civile dans la Convention-Cadre des Nations-Unies sur le Changement climatique qui régit le processus des négociations des COP. C’est la naissance d’un multilatéralisme hybride, caractérisé par la coopération institutionnalisée entre les acteurs étatiques et non-étatiques (ONG, territoires et métropoles, grande philanthropie, fondations, universités et think-tanks…), à qui l’on confère désormais un rôle global et pour ainsi dire co-normatif. Fruit de la vision et de la diplomatie françaises, c’est l’instauration d’un équilibre entre la puissance souveraine et régalienne, et la puissance civile, qui accède ainsi à un niveau inédit de participation et d’influence dans les grandes négociations internationales.

Un acteur qui compte

Autre illustration de cette vocation de puissance d’équilibre à fort impact normatif, les politiques impulsées par la France dans l’Union européenne depuis 2017, avec succès : concept de souveraineté européenne et économique, aussi nommée « autonomie stratégique », extension du domaine des solidarités européennes, taxation des GAFAM et des multinationales (dans un cadre élargi à l’OCDE), meilleure protection des données personnelles et régulation renforcée de la sphère digitale, inclusion de l’énergie nucléaire dans la taxonomie et maintenant dans le Net-Zero Industry Act, création de l’Alliance nucléaire avec quinze autres États membres, inclusion de critères climatiques dans la négociation d’accords commerciaux, mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, et, tout récemment, le « AI Act » européen, première mondiale à la portée immense, menée par le Commissaire Thierry Breton, pour donner des règles aux développements vertigineux de l’intelligence artificielle.

Appuyée sur une doctrine favorisant les coopérations et promouvant, des décennies avant que ce terme ne devienne à la mode avec les BRICS, le « multi-alignement », qui a toujours voulu dire indépendance et coopération entre égaux dans la vision tricolore, la France est restée une puissance-modèle qui ne s’enivre pas de conquérir et de dominer, mais s’attache à exceller, inspirer, entraîner.

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C’est aussi une France modèle de puissance, car elle offre par ses actions, par ses alliances, de la plus profonde, l’Union européenne, aux plus récentes, sur les pôles, les océans ou les forêts tropicales, une large panoplie d’ingénierie méthodologique et institutionnelle adaptée à la complexité, à l’interconnexion, à l’interdépendance et aux mutations du monde.

En fait, la France continue tout simplement à faire la politique du bien commun, et non pas la guerre ou seulement des affaires, ce que font, par contraste, les grandes puissances actuelles et les puissances régionales émergentes, en restant fidèle aux intentions du général de Gaulle qui disait en avril 1969 que « c’est parce que nous ne sommes plus une grande puissance qu’il nous faut une grande politique ».

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