Opéra : Adriana Lecouvreur, le grand retour à Bastille

21 janvier 2024

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Adriana Lecouvreur (c) opéra Bastille Sebastien-Mathe

Abonnement Conflits

Opéra : Adriana Lecouvreur, le grand retour à Bastille

par

L’opéra Bastille reprend Adriana Lecouvreur de Francesco Cilea. Histoire du milieu théâtral et des rivalités artistiques, il s’inscrit dans le courant vériste.  

Adriana Lecouvreur, opéra composé par Francesco Cilea (1866-1950) sur un livret d’Arturo Colautti d’après une pièce d’Eugène Scribe et Ernest Legouvé, est un drame vériste inspiré d’un des standards du mélodrame de boulevard des années 1850.  Cet opéra, créé à la Scala de Milan le 6 novembre 1902, a été le grand succès de son compositeur qui s’inscrivait dans les nouveaux usages du théâtre musical depuis Cavelleria rusticana (1890) de Pietro Mascagni et de Pagliacci  (1892) de Ruggero Leoncavallo. Adriana Lecouvreur exerce par son sujet et par la mise en abyme imposée par l’histoire, une séduction immédiate. Il s’agit de faire des histoires de coulisses du milieu théâtral et des rivalités artistiques et amoureuses qui s’y déroulent, un sujet d’opéra. Le sujet est inépuisable, transcende les époques en dépit de l’évolution des usages et surtout impose une identification immédiate entre l’interprète et le rôle-titre : quelle artiste, et a fortiori, quelle cantatrice ne se reconnaîtrait pas dans le personnage de cette femme noble et ardente, plaçant au même niveau les exigences de son art et de ses sentiments amoureux ?

Anna Netrebko en Adriana Lecouvreur

Pour la soirée du 16 janvier, Adriana Lecouvreur est Anna Netrebko, star mondialement connue,  mais dont le soutien passé à Vladimir Poutine a été dans le contexte de la guerre en Ukraine depuis le 24 février 2022, la cause de l’annulation de nombreux concerts. En mars 2022, Anna Netrebko s’était retirée du Metropolitan Opera de New York et cet automne, un autre concert a été annulé à Prague du fait des « circonstances qui ont progressivement transformé un projet purement artistique en une polémique politique et sociale ». Le soir de la reprise, à l’entrée de l’opéra Bastille, une femme brandit une affichette aux couleurs de l’Ukraine, mais cette courageuse activiste ne parvient pas à refouler le flot du public parisien venu voir et entendre la Diva…

Adriana Lecouvreur est un opéra vériste car il raconte l’histoire vraie ou supposée telle d’une comédienne, sociétaire de la Comédie française en 1717 dont le destin pathétique suscita les élans lyriques de Voltaire. L’histoire raconte les amours malheureuses de la grande tragédienne française, Adrienne Lecouvreur (1692-1730), l’une des gloires de la Comédie française au XVIIIe siècle. Adriana (Anna Netrebko) est amoureuse d’un simple officier qui se révèle bientôt être en fait le prince Maurice de Saxe (Yusif Eyvazov). La princesse de Bouillon (Ekaterina Semenchuk), amoureuse elle aussi de Maurice de Saxe va tenter de vaincre sa rivale. Quelques quiproquos et joutes oratoires plus tard, Adriana insensible à l’amour que lui porte le « vieux » Michonnet, régisseur de la troupe de théâtre (Ambrogio Maestri) et aveuglée par sa passion pour Maurice parti en Courlande pour quelque exploit militaire, respire un bouquet de violettes empoisonnées par les soins de la Princesse de Bouillon. La vengeance de cette dernière est ainsi sans appel : Adriana meurt empoisonnée dans les bras de Maurice accouru trop tard.

Dans les coulisses du théâtre

Plus mélodramatique que vraiment tragique, l’intrigue d’Adriana Lecouvreur a donné à Francesco Cilea l’occasion de traiter le rapport des quatre voix principales d’une manière qui le place dans la lignée des derniers opéras de Verdi et surtout de Puccini.

Responsable de la reprise,  Justin Way a permis de faire revivre la mise en scène de David McVicar créée à Covent Garden en 2010. Pour une fois, et le fait est suffisamment rare pour être souligné, le public échappe aux principes presque obligatoires de transposition régissant la mise en scène. Placée sous les auspices d’un buste de Molière, la scène représente réellement une scène et les coulisses d’un théâtre, d’un salon du XVIIIe siècle ou bien d’un cabinet secret. Mise en scène et costumes (Brigitte Reiffenstuel) sont d’une facture classique et somptueuse.

Tour à tour en robe bleue puis en robe rouge, très en beauté, Anna Netrebko, ovationnée dès son premier air Io son l’umile ancella, domine apparemment sans peine le casting vocal. Un casting où elle donne la réplique à Yusif Eyvazov, ténor azerbaïdjanais dans le rôle de Maurice, son partenaire à la vie comme à la scène. Celui-ci délivre une prestation irréprochable, déployant un tempérament vaillant et une voix puissante dans tous les registres sans pour autant écraser sa partenaire dans un duo final particulièrement impressionnant.

Artiste du Peuple de la République d’Azerbaïdjan depuis 2018, Yusif Eyvazov est également depuis avril 2023 directeur de l’Opéra de Bakou. Cet opéra, le fait n’est sans doute pas connu du public français, fut fondé au début du XXe siècle,  dans le Bakou de la Belle Epoque par de riches Arméniens, les frères Maïlov. En 2020, l’année où l’Azerbaïdjan a attaqué l’Arménie, le ténor dramatique a été mêlé à une polémique remettant en cause l’engagement de la cantatrice arménienne,  Ruzan Mantashyan, pour une production programmée à Dresde. De l’Ukraine au Caucase, guerre et conflits géopolitiques ne sont donc jamais très éloignés des coulisses du monde opératique.

(c) opéra Bastille

Issue comme Anna Netrebko du théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg, Ekaterina Semenchuk est une Princesse de Bouillon bien campée : rien n’est fait pour inspirer la sympathie dans le personnage de cette femme délaissée et vindicative dont l’air de bravoure Acerba volutta figure au début de deuxième acte. Quant au baryton Ambrogio Maestri, son interprétation de Michonnet est sans doute la plus intéressante et la plus sensible de cette tête d’affiche même si le rôle ou bien la voix, le placent un peu en retrait des « poids-lourds » de la distribution.

Déclamation dramatique et chant lyrique

Le public ne boude pas son plaisir, acclamant particulièrement la grande star de la soirée ainsi que son partenaire. Sous la direction de Jader Bignamini, la partition de Cilea est parée de toute sa texture orchestrale délicieusement décadente tandis que, renonçant à comprendre les détails de cette intrigue de bouquet de violettes empoisonnées, le spectateur peut se laisser à méditer à la question de la déclamation dramatique dans la tragédie classique et la façon dont Adrienne Lecouvreur avait bouleversé les codes de son temps en introduisant un jeu plus naturel. Les questions complexes relatives au rythme, à la prosodie, à la ponctuation des alexandrins sont évoquées dans l’opéra de Cilea lorsque Adrienne à la fin de l’acte III entame la scène de la lamentation de Phèdre.

« Juste ciel ! Qu’ai je fait aujourd’hui ?

Mon époux va paraître et son fils avec lui !

Je verrai le témoin de ma flamme adultère

Observer de quel front j’ose aborder son père etc ».

Le monologue de Phèdre a été mis en musique par Cilea. La déclamation racinienne mise en musique, s’installe longuement dans le registre du parlé avant d’aboutir à sa conclusion dramatique dans le registre aigu de la soprano lyrique. C’est le moment-clé de l’œuvre, la proximité entre la déclamation dramatique et le chant lyrique étant sans aucun doute le thème le plus intéressant d’Adriana Lecouvreur.

ADRIANA LECOUVREUR
Compositeur : Francesco Cilea
Livret : Arturo Colautti
Direction musicale : Jader Bignamini
Mise en scène : David McVicar
Décors : Charles Edwards
Costumes : Brigitte Reiffenstuel
Lumières : Adam Silverman
Chorégraphie : Andrew George
Chef des Chœurs : Alessandro Di Stefano

Mots-clefs :

Vous venez de lire un article en accès libre

La Revue Conflits ne vit que par ses lecteurs. Pour nous soutenir, achetez la Revue Conflits en kiosque ou abonnez-vous !

À propos de l’auteur
Taline Ter Minassian

Taline Ter Minassian

Professeur des universités à l'Institut national des langues et civilisations orientales. Elle est spécialiste des l'histoire de l'URSS et de l'Arménie.

Voir aussi